Tout le pays fête le petit Bayram , qui marque la fin du Ramadan. Au Caire,dans la rue Chérif habituellement débordante d’une foule joyeuse et bruyante, des enfants jouent au football sans se soucier de quelques rates voitures. Au carrefour, un vieil homme s’avance à pied. Il a été grand , mais s’est un peu voûté ces dernières années. Pensez. il a 88 ans. Vêtu à l’occidentale , ila le cheveu blanc, le visage très pâle mais des lèvres d’un rouge gourmand, des dents qui doivent pouvoir mordre encore lorsqu’elles ne sourient pas. Le regard est vif, très droit, très paternel. Au milieu du croisement, le policier en uniforme a fait cesser toute circulation pour que le vieil homme puisse traverser en paix. Il s’est même mis au garde à vous, mais avec une mine de connivence affectueuse, au point que, lorsque le vieil homme arrive à sa hauteur, il ôte sa casquette et l’embrasse sur les deux joues. Le vieil homme finit de traverser le carrefour, la circulation reprend ses droits.
Même s’il a voyagé et voyage dans le reste du monde avec un passeport suisse, l’homme aux cheveux blancs est ici égyptien. Il se nomme Kurt Lambelet et vit au Caire depuis 1924. Il y est arrivé avec sa mère, originaire de Thurgovie, mais qui venait d’épouser en secondes noces un aventurier allemand du nom de Landrock , associé à un extraordinaire photographe du début du siècle, Autrichien de Bohème, Lehnert, qui était devenu célèbre en fixant sur ses plaques photographiques les premières images du désert, des vieux bédouins et des jeunes bédouine s.
Ensemble, Lehnert et Landrock avaient une première fois fait fortune à Tunis avant que la première guerre ne les en chasse et, la paix revenue , ils avaient choisi de s’installer au Caire. Agé de 19 ans, tout juste sorti d’une école de commerce, Kurt avait suivi sa mère et son penchant pour l’aventure.
En 1939, l’Egypte était encore anglaise et le magasin de photographie avait été saisi comme bien allemand mais Kurt avait pu faire valoir, comme suisse, ses droits de propriété. Lehnert et Landrock étaient repartis, l’un pour Tunis , l’autre pour l’Europe, et Kurt avait repris les affaires. Après la guerre, l’Egypte était devenue indépendante. Puis il y eut Nasser, les difficultés, l’isolement. Le magasin de photo s’était enrichi des propres clichés de Kurt dans les tombeaux pharaoniques. On y vendait aussi des livres étrangers, comme aujourd’hui. La première femme de Kurt, grecque orthodoxe, lui avait donné deux filles et un garçon. il n’eut pas d’enfant de la seconde, juive espagnole.
Aujourd’hui, Kurt Lambelet subit de plein fouet la crise du tourisme liée à la vague d’attentats. Pensez: c’est lui qui exploite aussi les deux magasins installés à l’entrée du musée du Caire. Mais si ces contrecoups l’éprouvent, c’est plus pour sa cinquantaine d’employés, indifféremment coptes ou musulmans , que pour lui-même. S’il souhaite conserver quelque chose dans ce bas monde, c’est l’amour qu’on lui manifeste, l’amour qu’il prodigue, le respect partagé.
Le Caire, 1993