Une plage déserte. En Tunisie, c’est chose rare. Au sud de Kelibia, à perte de vue, la Méditerranée clapote sans témoins. Ici, pas de clubs de vacances mais une unique maisonnette cubique, son puits saumâtre et la lumière d’une lampe à pétrole. Au large, de minuscules sardiniers installent à la queue leu-leu leur lamparo nocturne. De la maison de la plage, l’homme les contemple un instant puis se retourne vers la terre tunisienne, c’est-à-dire vers son passé.
L’état civil précise qu’il est né en 1904 en Algérie et qu’il se nomme Léon Lucien Cattoir mais, pour nous tous, il est Poupa et n’a jamais eu d’âge. Dieu a créé le temps et en a créé suffisamment. L’enfant Léon a huit ans lorsque ses parents quittent l’Algérie pour la Tunisie; le jeune homme en a dix-huit lorsqu’il devient gérant d’une grande exploitation oléicole du sud tunisien, et vingt-deux lorsqu’il s’installe à la pointe nord-est du pays, Oued Zargua, Menzel Temime, Kelibia, dans ce cap Bon où il inventera le conditionnement de la fameuse harissa et où sa chère épouse, Suzanne Delmolino, donnera successivement naissance à Hélène, Mitou, Nénette et Colo.
Pour eux tous, quarante ans de travail et de bonheur intenses jusqu’à ce méchant matin du 12 mai 1964 où tous les biens agricoles des étrangers furent saisis par le gouvernement tunisien. Adieu les vignes, les orangeraies, les jardins odorants, la maison familiale. La santé de Suzanne n’y résista pas. Tandis que les ultimes colons français prenaient en catastrophe le chemin de la métropole, Léon choisit pourtant de recommencer à zéro, en Tunisie, à l’âge où d’autres prennent leur retraite.
Pendant vingt ans encore, il parcourut le pays comme conseiller agricole, emploi itinérant auquel il ne renonça qu’à l’âge de quatre-vingts ans. Mais l’inactivité lui était insupportable. Il partagea dès lors sa liberté entre le bénévolat social à Tunis et les conseils, tout aussi bénévoles, prodigués sur ses anciennes terres à leurs nouveaux exploitants. Aucun fiel d’amertume dans le regard de Poupa, et pas l’ombre d’une défiance dans le comportement des jeunes ouvriers agricoles tunisiens. La langue arabe leur est commune. Poupa pense en arabe, écrit en français. Échange profond d’êtres issus de sangs, de religions, de cultures, de continents différents, mais qui partagent à trois générations d’intervalle le même respect de Dieu et, donc, de la vie qu’Il a créée.
Le temps n’existe pas, seuls les événements comptent. Cette longue existence d’aventures, d’efforts et d’abnégation mériterait à elle seule la plume d’un biographe. Mais à quoi bon confier à d’autres ce que l’on peut faire soi-même, surtout quand on est le cousin germain de Michel Butor? A l’âge de quatre-vingt-dix ans, Poupa vient enfin de se mettre à écrire ses souvenirs. Trop modeste, trop discret pour parler de lui-même, il commence aujourd’hui par l’évocation de Saïd le Noir, personnage mystérieux dont seul le hasard, ou le doigt de Dieu, pouvait lui permettre de percer le secret.
Nous avons voulu que ce premier jet, dont l’encre est à peine sèche, prenne la forme de la présente plaquette, que Poupa découvrira en même temps que ses nombreux amis et sa multiple descendance. A charge pour lui, en prévision de son centième anniversaire, de rédiger avec la même tendresse la longue suite de ses mémoires. Inch’ Allah! Si Dieu veut!
Alex Décotte, octobre 1994.