Les journées qui précédèrent l’émission furent survoltées en raison de la densité du sujet mais surtout parce que le bateau était en retard et que les enfants risquaient de ne pas arriver à temps. La radio de bord avait du mal à communiquer avec la Martinique. Enfin, le contact fut rétabli le 7 au soir.
Le bateau était à deux cent cinquante milles et ne serait pas là avant mercredi soir au plus tôt, soit vingt-quatre heures après l’émission. Les journalistes de RFO me demandèrent de faire envoyer un hélicoptère pour qu’ils soient absolument présents. Mais la marine à voile a ses limites et il était fondamental que les enfants arrivent tous normalement, au bout de cette transat.
C’était d’ailleurs une première transat avec quinze enfants à bord d’un voilier (nous le signalerons au Livre Guiness des records !). Heureusement, les vingt-cinq enfants des Caraïbes ainsi que ceux d’Action École venus de métropole se trouvaient déjà à la Martinique. Ils pouvaient donc remplacer, au pied levé, les enfants du bateau.
L’émission débuta sur les chapeaux de roues dans les jardins de l’hôtel PLM, à côté de la piscine. Je me trouvais sur la scène avec les enfants, qui entouraient Harlem Désir, de SOS Racisme, Chantal de Casabianca, d’Amnesty International, et Claude Lefèvre. D’autres étaient au centre de la scène. Le préfet de la Martinique, Jean-Claude Roure, de l’autre côté, était avec les personnalités locales, associations, Conseil général, juristes, médecins et témoins.
Après avoir décrit l’opération « Sur la route des droits de l’enfant » et projeté un film sur le bateau et la réunion de Gorée, plusieurs reportages furent présentés sur Haïti, la drogue, les handicapés, l’inceste, les violences, la guerre, le sous-développement, et de nombreux artistes antillais intervenaient entre les reportages. Tania Saint-Val fut la reine de la soirée.
L’importance de la Convention des Nations unies était à nouveau soulignée. Les enfants intervinrent de nombreuses fois mais pas assez à leur goût et surtout les francophones étaient favorisés. Les enfants de la Jamaïque, de la République dominicaine ou de Sainte-Lucie furent déçus et à la fin de l’émission la plupart se retrouvèrent tout habillés dans la piscine avec les journalistes. »
Auparavant, à la radio, j’avais entendu un petit Martiniquais réclamer plus de justice pour les enfants du tiers monde et je m’étais demandé s’il fallait ranger la Martinique au rayon des pays du tiers monde. La réponse m’est venue de Serge Chalons, pédiatre et responsable de Médecins du Monde-Antilles :
— Sous beaucoup d’aspects, la Martinique fait partie du tiers monde mais, sous d’autres aspects, elle se rattache aux pays développés, ce qui fait que, souvent, nous avons un trouble de l’identité et de l’appartenance. Mais moi, délibérément, j’aurais tendance à ranger la Martinique dans les pays du tiers monde, parce que nous n’avons pas encore un développement suffisant, ni des mentalités, ni des moyens, pour prétendre au rang de pays développé…
Je savais que Serge Chalons avait passé plusieurs semaines en Afrique du Sud et que sa négritude lui avait permis d’observer l’apartheid avec les yeux d’un Noir libre. C’est donc tout naturellement sur l’apartheid que la conversation a ensuite dévié.
– En Afrique du Sud, quand on est noir mais étranger, on est considéré comme un « Blanc d’honneur ». On a, en principe, le droit de se promener dans les lieux réservés aux Blancs, à condition de faire valoir son statut de Blanc d’honneur. Mais bien sûr, je n’ai pas accepté ce privilège si ambigu. J’ai vécu avec les Noirs et personne ne savait que je n’étais pas un Noir d’Afrique du Sud.
– L’apartheid, c’est comme une muraille de verre. Si on visite l’Afrique du Sud, on n’a pas l’impression qu’il y a un problème. On se demande où est l’apartheid et ce que c’est. Je pourrais répondre en racontant un instant de la vie de deux enfants, un Noir et un Blanc. Le petit Noir entre dans un snack, commande un hamburger. Pas de problème. On vend à tout le monde. L’argent n’a pas de couleur. Le gosse noir s’apprête à manger son hamburger et c’est là qu’il se rend compte de ce qu’est l’apartheid parce qu’il n’aura pas l’autorisation de le manger à l’intérieur de la salle. Il devra aller s’asseoir au bord du trottoir, devant le restaurant, alors que le petit Blanc qui aura acheté le même hamburger et l’aura payé le même prix ira le manger à l’intérieur.
– Ce sont les très jeunes Noirs qui ont pris à bras-le-corps la défense de leurs droits. Il y a eu tant et tant d’années d’agenouillement que les gens de quarante ans ont eu l’habitude de courber l’échine, de se plier aux lois et aux injustices. Ils subissent. Ils ont perdu le ressort pour se battre. Alors, ce sont des jeunes de huit, dix, douze ans qui ont repris le flambeau. Ils n’acceptent pas de devoir aller manger leur hamburger sur le trottoir. Ils sont au premier rang face aux voitures blindées de la police. Ils prennent tous les risques. La mort, rappelez-vous Soweto. La prison.
– Quand j’y étais, on emprisonnait des gamins de dix ou douze ans, qui avaient commis comme seul délit celui de refuser ce que les parents acceptaient encore. Dans le » township » où je travaillais comme médecin, on voyait tous les jours arriver des blessés, adultes, enfants. Blessés par des coups de matraque. Blessés par balle. On les soignait pour qu’ils n’aillent pas à l’hôpital où ils auraient été automatiquement ramassés par la police et emprisonnés, parce que, si on est noir et qu’on est blessé, c’est aux yeux des autorités parce qu’on était dans une manifestation, et si on était dans une manifestation, c’est qu’on est contre le pouvoir. Alors, on est emmené, qu’on soit malade ou non, blessé ou non.
– La prise de conscience des enfants blancs est très faible. Très tôt, dans les écoles d’État, il y a un embrigadement. Très tôt, on leur apprend que la nounou noire qui les élève dans leur famille blanche est une servante et devra le rester, parce qu’elle est noire. Elle ne pourra pas être une seconde maman. A l’école, on leur raconte l’histoire avec les yeux des Blancs. On leur dit que c’est en se battant contre les Zoulous qu’ils ont gagné ce qu’ils ont. Très rapidement aussi, ils apprennent qu’ils sont en minorité et que c’est seulement par la force qu’ils pourront assurer leur suprématie et leurs privilèges. Il y a, depuis les petites classes, un embrigadement de l’enfant blanc qui fait que, si ses parents n’ont pas la clairvoyance de contrebalancer cet enseignement, l’enfant blanc deviendra forcément un adulte blanc d’accord avec l’apartheid. C’est là toute la gravité de la situation en Afrique du Sud. Si ça continue comme ça, les enfants d’aujourd’hui se comporteront demain comme se comportent leurs parents actuellement.
– Ici, en Martinique, où l’esclavage fut hélas une pratique communément admise, il n’est pas interdit d’évoquer des formes modernes d’esclavage qui, si elles ne sévissent pas sur l’île, continuent à exister dans d’autres îles de la Caraïbe, en particulier dans les « bateyes » installés à la frontière entre Haïti et Saint-Domingue, et dans lesquels des hommes et des enfants sont contraints de couper la canne sous la menace. C’est d’ailleurs l’occasion de rappeler que, dans un questionnaire adressé en 1981 à tous les États membres des Nations unies, on peut lire en particulier ceci « Les institutions et pratiques analogues à l’esclavage comprennent (…) toute institution ou pratique en vertu de laquelle un enfant ou un adolescent de moins de dix-huit ans est remis, soit par ses parents, soit par l’un d’eux, soit par son tuteur, à un tiers contre paiement ou non, en vue de l’exploitation de la personne ou du travail dudit enfant ou adolescent.
Une telle définition s’applique sans doute aux « bateyes » de Saint-Domingue. Mais ne s’applique-t-elle pas aussi à quelques bordels asiatiques et, pourquoi le nier, à de nombreuses et dramatiques situations familiales que la presse rapporte parfois, en France ou dans d’autres pays développés ? Oui, il y a encore des enfants esclaves dans le monde, deux siècles après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.