Moi je crois que nous sommes un peuple végétal.
A-t-on jamais vu
Un arbre se révolter[1] ?
Ana Blandiana
Il existe deux antidotes à la dictature : la poésie et la liberté intérieure. C’est par la poésie qu’Ana Blandiana a choisi de s’exprimer. Son premier recueil, Persoana întâia plural[2], est publié en 1964, l’année où Gheorghiu-Dej amnistie les prisonniers politiques. Ana a vingt-deux ans et ce n’est sans doute pas un hasard si son livre paraît au moment-même où la Roumanie sort prudemment de la longue nuit stalinienne, un an avant l’avènement de Ceausescu.
Ana Blandiana est d’abord une combattante de l’âme. Son défi est dans les mots, les sonorités, les atmosphères. Rien ne peut laisser penser que, vingt-cinq ans plus tard, le peuple libéré scandera son nom et qu’elle figurera, à son corps défendant, dans le premier gouvernement de Salut National aux côtés d’Iliescu.
L’ouverture politique et culturelle des années soixante se poursuit tant bien que mal pendant la décennie suivante mais s’estompe tout-à fait dans les dernières années du régime. Son dernier recueil sort en 1985, après quoi elle est interdite de publication. C’est par un stratagème qu’elle parvient à maintenir le contact avec son public. Elle réussit en effet à publier en 1988 un petit livre pour enfants, apparemment enjoué et anodin, Intiplari de pe strada mea[3]. Elle y croque toutes sortes d’animaux, mouches géantes, chiens, oiseaux, souris, papillons, que ne renierait pas notre bon Jean de la Fontaine. Pourtant, c’est le portrait d’Arpagic[4] gros matou rusé et matois, orgueilleux et flambard, que les lecteurs s’arrachent d’abord et se repasseront ensuite sous le manteau lorsque la première et seule édition aura été épuisée.
Arpagic, c’est Ceausescu, bien sûr. Un animal que personne ne peut confondre avec un de ces « maidanez », personnages imaginaires présents dans le poème précédent, mi-hommes mi animaux, peuplant les terrains vagues et se livrant à toutes les petites manigances qui font l’âme et le charme roumains : chiens errants gais et insouciants du lendemain, courant entre les voitures, terrorisant les moineaux, sans maître ni laisse ni adresse, alternativement affamés et repus, joyeux et tristes, heureux n’importe où et amis de chacun, sans espoir ni regret sinon de courir les filles au coin de la rue…
Non, Arpagic n’est décidément pas un « maidanez ».
Une vedette de ma rue[5]
Avant d’aller plus loin
Je dois ouvrir une parenthèse
(C’est-à-dire dire un chapitre du livre
Ou de l’histoire).
Sur quelqu’un qui n’est
Ni maidanez, ni maidaneza.)
En fait, dans son cas
Les épithètes n’expliquent rien,
Mieux vaut vous dire
Qu’il s’agit d’Arpagic.
Si je dis Arpagic
C’est suffisant
Pour ne pas en dire plus.
Vous comprenez tout de suite
Qui est ce personnage
Que je me permets
D’appeler le plus célèbre
Matou de la ville.
Pour lequel
On a écrit des poèmes
On a peint des portraits
Comme on le fait pour les vedettes,
Sur lequel, parmi bien d’autres choses,
Ont aussi été réalisés des dessins animés
Palpitants et pleins d’humour
Qui sont passés à la télévision.
Après tous ces succès
Incontestables
Et incroyables
Arpagic c’était normal,
A pris la grosse tête.
On ne s’étonne plus.
Quand il sort se promener
Que toute la rue émue
S’entasse pour le voir.
Les fenêtres s’ouvrent larges,
Les enfants oublient leurs cahiers,
Les branches se penchent vers la palissade,
Il y a foule comme sur le boulevard,
Les voitures doivent
Ralentir.
On lui jette des œillades
Aux allures félines
On lui présente des fleurs
Du pain et du sel
Parfois une lettre
Dans une enveloppe
Et tout le monde crie
« Arpagic ».
Important, il va de-ci de-là
Il donne un conseil, écoute une doléance
(Comme celle de la mère-poule protégeant son poussin
Contre le matou chasseur)
Il distribue des sourires, des poignées de pattes
Parfois une amende
Ou plutôt
Une admonestation
Chacun est attentif
Et reconnaissant.
S’interrompent même
(C’est à n’y pas croire)
Les luttes entre maidanez et maidaneza !
Et (sommet des sommets)
On m’a dit
Qu’une petite souris
Attendant d’être attrapée
Par Sa Majesté
Pleurnichait doucement
Et entre les sanglots disait :
« Quel honneur pour moi
D’être avalé par Lui ! »
Dans des circonstances
Aussi farfelues
Il me paraît normal
Qu’Arpagic ne tienne plus dans sa fourrure
Et se sente phénoménal.
Je m’étonne même, du coup,
Qu’il me réponde quand je l’appelle
(En lui offrant, bien sûr, en signe de reconnaissance,
Un poème !)
Dans son comportement
De célébrité
Parvenue à son apogée
Affleure encore,
Parfois,
Difficilement,
Comme une erreur,
Le souvenir
Qu’il est mon personnage….
La pochade peut sembler légère. Tel ne fut pourtant pas l’avis des censeurs, qui n’autorisèrent plus Ana Blandiana à publier le moindre recueil jusqu’à la Révolution. Arpagic n’était plus dans les librairies ni les bibliothèques mais il était resté dans les cœurs. Dans les heures qui suivirent l’exécution de Ceausescu, la rumeur des répandit comme une trainée de poudre : « Arpagic est mort ! »
Autre dissidente, Doina Cornea partage avec Ana Blandiana de s’être retrouvée, sans même avoir donné son accord, membre du premier gouvernement provisoire dirigé par Ion Iliescu et Petre Roman. L’une et l’autre ne tardèrent pas à abandonner le navire, convaincues que ces hommes providentiels n’étaient au bout du compte que les continuateurs de Ceausescu et de ses sbires.
Les Roumains connaissaient le nom de Doina Cornea depuis le début des années quatre-vingts mais, jusqu’à la Révolution, ils ont ignoré son visage. Les Européens de l’Ouest ont découvert son existence au début de 1989 grâce à un reportage de Josy Dibié diffusé en Belgique, en Suisse, en France et même en Hongrie. L’histoire de Doina Cornea est celle d’un long et courageux combat, certes, mais aussi d’une insondable solitude. Par peur ou par indifférence, les Roumains ne lui ont guère manifesté leur soutien. Entre 1982 et 1989, Doina Cornea avait pourtant réussi à faire diffuser sur Europe Libre (Radio Free Europe) trente-et-une de ses lettres, envoyées clandestinement à Munich, et dont la première est adressée à une catégorie de Roumains hélas fort répandue…
Je m’adresse à tous ceux qui dans ce pays n’ont pas renoncé à penser: à tous les gens de bonne foi qui souhaitent contribuer par eux-mêmes à endiguer le processus d’effondrement dont nous sommes menacés. J’ai la conviction qu’aucun effort en ce sens – aussi infime puisse-t-il paraître – n’est inutile et j’espère que ma lettre sera une occasion de susciter la réflexion.
(..) Et je me demande comment nous avons pu en arriver là. Je me demande surtout si nous-mêmes, individus insignifiants et anonymes, nous n’aurions pas aussi notre part de responsabilité dans tout cela. Si nous nous regardons nous-mêmes avec attention, ne découvrons-nous pas avoir consenti à tant de compromis, avoir accepté et diffusé tant de mensonges’?
(..) Aujourd’hui, alors que se confrontent tant de courants de pensée enracinés dans toutes les époques, alors que nous sentons que de ces confrontations va naître l’homme du XXIeme siècle, il ne faut pas que nous restions – une fois de plus dans notre histoire – isolés du reste du monde[6].
Juste avant l’arrivée à Cluj, à gauche, voici une ruelle sans grâce, parsemée de trous et bordée de maisons mi-ville mi-campagne, avec leur palissade, leur porte de fer ajouré et leur jardinet abrité de quelques arbres fruitiers. La maison de Doïna n’échappe pas à la règle et voici, au bout du minuscule chemin, une toute petite bonne femme, fagotée à la va-comme-je-te pousse, le regard clair et malicieux d’une adolescente enthousiaste, la voix frêle, le rire presque enfantin, qui vient à notre rencontre et nous fait entrer dans sa maison. Trois marches de pierre, une porte de bois à laquelle s’accroche, un rien flétrie, la photo écornée du roi Michel, puis une espèce de hall cagibi donnant, à gauche, sur un bureau impeccablement rien rangé, sans vie mais lumineux, donnant sur le jardinet. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit du bureau de son mari, complice à contretemps mais complice fidèle de toutes ses actions rebelles, Si le bureau est vide, c’est que son mari est mort et qu’en y menant quelque autre activité, Doïna aurait sans doute le sentiment de l’enterrer une deuxième fois, de la même manière qu’elle aurait l’impression de poignarder le roi Michel en retirant de sa porte la photo jaunie, alors même que l’espérance placée en lui apparient désormais, de son propre aveu, au passé.
Le hall cagibi donne, au fond à droite, sur une pauvre cuisine où Doïna prépare les modestes repas d’une femme désormais seule. Elle nous dira plus tard quelle est sa retraite d’enseignante, une misère, malgré le petit supplément versé au titre d’ancienne prisonnière politique. Mais, de toute évidence, Doïna ne se plaint pas et ne supporterait pas qu’on la plaigne. La cuisine est à son image : petite, digne et finalement très claire malgré la grisaille du temps.
Entre la cuisine et la porte d’entrée, le cagibi ouvre sur le salon et au-delà, à claire voie, sur la chambre à coucher, lit haut et ventru comme il en faut ici pour affronter le froid. Quant au bureau de Doïna, dans lequel elle nous fait entrer et nous invite à nous asseoir, il est fait d’une épaisse table de bois parsemée de quelques dossiers défraîchis et de notes plus récentes, d’un lourd fauteuil haut perché, d’un canapé fatigué mais propret et d’une chaise longue recouverte de coussins et de lainages, semblable à un selle de dromadaire si molletonnée qu’elle permettrait de franchir tous les déserts.
Voix frêle et amusée, florilège de mots, d’anecdotes, d’instants magiques ou inquiétants qu’elle livre en vrac, de très bonne grâce et sans un seul répit, oubliant la condition qu’au téléphone elle avait mise à notre visite : ne rester que quelques dizaines de minutes pour ne pas la fatiguer.
« Cette maison, c’est ma vie, c’est ma peau. C’est l’endroit où je me sens le mieux au monde. Même dans les moments difficiles, cette maison me défendait. Les rosiers, les cerisiers me défendaient. Dehors, c’était le monde de la Securitate. Ils m’ont battue devant tout le monde. Ici, c’était le monde de ma liberté. Une fois, après les événements de Brasov[7], je me suis servie de Radio Europe Libre pour appeler les Roumains à allumer une simple bougie sur leur fenêtre. J’imaginais déjà tout le pays illuminé mais, le soir venu, je me suis aperçue que la seule maison illuminée était la mienne… avec ce qui me restait du cierge de mon mariage ! Mes Roumains disaient : – « Ça ne sert à rien d’être courageux. »
Doina l’a été pour eux ! Avec la fidèle et solide complicité de son mari et de son fils, elle a résisté à tout, tel le roseau qui plie et ne rompt pas.
J’ai commencé mon travail de résistance en 1982 parce que je me rendais compte de notre dégradation en tant qu’êtres humains. Nous n’avions plus de conscience. C’était la faute du régime mais c’était aussi celle des Roumains. Nous sommes comme ça, nous aimons nous retrouver pour parler, prendre une ţuica[8], boire un café mais nous ne voulions pas payer le prix. Lutter pour la liberté, ça se paie. Pour la liberté, il faut renoncer au confort. Quand j’ai commencé à résister, personne ne me connaissait, personne ne pouvait me défendre. J’ai perdu mon poste d’enseignante, personne n’a protesté. Même ma fille, qui se trouvait en France, n’a pas protesté. Elle n’avait par encore appris à lutter. Elle ne m’a défendue que plus tard.
En 1983, un jeune homme qui avait été mon étudiant à Cluj et qui était retourné en France a décidé de commencer une grève de la faim, place du Trocadéro, pour protester contre ma destitution. De petits journaux de droite ont fait connaître son action et c’est ainsi qu’en France on a appris mon existence. Des universités françaises m’ont soutenue, Amnesty m’a prise sous sa protection. De nombreuses personnes m’ont écrit pour m’apporter leur soutien mas je n’ai jamais reçu leurs lettres.
Si Doina Cornea avait entrepris son action au temps de Gheorghiu-Dej, nul doute qu’elle aurait fini ses jours dans un cul de basse-fosse ou devant un peloton d’exécution. Sous Ceausescu, sensible à son image internationale, la meilleure protection venait de l’étranger. Cela explique, en partie au moins, le traitement « de faveur » qui a été réservé à l’opposante de Cluj. Certes, sa maison a été surveillée en permanence par les agents de la Securitate. Certes, la modete rue Alba Iulia, en contrebas de la Calea Turzii, est restée « en travaux » pendant de longues périodes pour faciliter les contrôles et empêcher l’accès à la dissidente. Certes, à la suite des émeutes de Brasov, elle a été emprisonnée pendant plus d’un mois, en même temps que son fils Leontin, avant d’être quasiment assignée à résidence. Mais sa vie semble n’avoir jamais été véritablement menacée, comme ce fut le cas, à la même époque, pour nombre de résistants anonymes. Grâce à une haute protection venue de France ? On dit que François Mitterrand, qui avait en 1982 ajourné une visite en Roumanie pour cause de droits de l’Homme, n’y fut pas pour rien.
Petite femme aux allures fragiles, Doïna Cornea n’a peur de rien. Avec assiduité, elle poursuit son combat, vaille que vaille. Elle ne peut pas faire un pas, prononcer une parole sans que la Securitate le sache. Pourtant, malgré la surveillance et l’isolement, elle parvient à faire passer à Radio Free Europe un nouveau texte, sa « Lettre du 23 août 1988[9] » adressée à Ceausescu :
Monsieur le Président du Conseil d’État,
Au fur et à mesure que les abus, la répression, la corruption, le faux et la désinformation prennent de l’ampleur, du sommet de la hiérarchie à sa base, augmentent également l’inquiétude, le désarroi et l’incertitude de la population. Et puisque, tant par votre politique intérieure que par votre politique extérieure, tant par votre politique économique que par votre politique sociale, vous exposez actuellement à d’immenses risques l’avenir du pays, sa sécurité, sa renommée internationale, et, de surcroît, l’intégrité physique, morale, et spirituelle de la population, nous osons vous adresser la requête qui suit et qui, en réalité, suppose une alternative, deux solutions possibles vous permettant d’éviter un désastre imminent et irréparable.
a – Soit vous renoncez, vous et la nomenklatura qui vous appuie, à diriger le pays, ceci au cas où vous ne voulez pas renoncer à l’orientation que vous avez donnée à votre politique gouvernementale, pour ne pas reconnaître que vous vous êtes trompé. Ce serait un acte qui témoignerait de votre sens des responsabilités, de votre abnégation, et le peuple roumain vous en serait reconnaissant, tout comme il l’a été – dans les années soixante – lorsque vous lui aviez redonné un semblant de dynamisme et d’espoir.
b – Soit vous procédez à l’instauration de réformes, à commencer par la reconnaissance du principe du pluralisme démocratique, de celui de la séparation des pouvoirs administratif et juridique du pouvoir politique du parti, du principe de la compétence et de l’intégrité morale dans le choix de nos dirigeants, indépendamment de leur appartenance politique et, enfin à la libéralisation de notre société, de notre économie, de nos institutions et de notre culture.
(..) En conclusion, nous estimons que notre initiative est légitime. En tant qu’êtres humains nous avons le droit de penser et d’exprimer notre pensée, nous avons le devoir de ne pas rester indifférents à ce qui se passe autour de nous. En tant que citoyens nous avons contribué par notre travail à faire vivre notre société. Nous avons donc aussi le droit de jouir des fruits de notre travail, d’être au courant de la manière dont sont gérés les biens que nous avons produits; nous avons droit à une certaine stabilité et sécurité sociales, comme base de notre vie quotidienne; nous avons le droit à un climat de confiance et de fraternité[10].
Nous quittons Doïna comme si nous nous étions toujours connus. D’ailleurs, je parle ici d’elle en utilisant son seul prénom, indice d’une affection complice née très vite et que nous emportons, au seuil du jardinet, après l’avoir embrassée comme on embrasse, avec respect, amour et reconnaissance, la jeune grand’mère qui aurait relevé l’honneur de toute une famille, la famille roumaine.
[1] Eu cred ca suntem un popor vegetal / Cine a vasut vreodata / Un copac revoltandu-se ? Ana Blandiana, extrait de « Eu cred » in Revista « Amfiteatru » (Bucarest 1984)
[2] Première personne du pluriel
[3] « Evénements dans ma rue »
[4] Appellation populaire d’une variété d’oignon
[6] Lettre rédigée en juillet 1982 et diffusée un mois plus tard par Free Europe. Citée in « Liberté ?, Doina Cornea, Editions Criterion, Paris 1990
[7] En novembre 1987, les ouvriers de Brasov s’étaient mis en grève pour demander une « perestroïka » semblable à celle que Gorbatchev venait de lancer en URSS. Plus de 20.000 personnes étaient descendues dans la rue et avaient pris d’assaut le siège du parti. La répression avait été très dure et des centaines de familles avaient été déplacées dans d’autres régions.
[8] Alcool de prune
[9] Pendant la période communiste, le 23 août était la date de la Fête nationale.
[10] Citée dans « Liberté », ibid.