Pour boire et oublier: la pulperia

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Qu’elle serait lourde à porter, la solitude hautaine du gaucho, si elle ne comportait parfois ses exceptions. Car si l’on imagine bien un cavalier solitaire faire étape sous un bosquet pour se préparer une infusion de yerba maté, on ne peut guère envisager qu’il emporte sur son cheval des litres de vin. Ce ne serait pas pratique et peu honorable. Pourtant, il est de très bon vin en Argentine et au Chili, et la consommation intérieure n’est pas négligeable. L’existence des pulperias n’y est sans doute pas pour rien.

Les carrefours du désert

Dès le début du peuplement des pampas, des hommes qui n’étaient pas gau­chos suivirent l’avance des conquêtes. Établis dans les «fortins» gardés par des gauchos ou des militaires en armes lorsque la menace indienne était forte, ils s’installaient volontiers aux carrefours du désert, au croisement de lignes quasi imaginaires, arbitraires en tout cas, que suivaient les gauchos migra­teurs dans leurs déplacements – lignes qui correspondaient aussi au chemin plus court qu’empruntaient hommes et chevaux entre deux estancias ou deux groupes d’estancias. Les gauchos y venaient boire, chanter, jouer, se quereller parfois, au point que le personnel de service, souvent limité au patron et à sa famille – restait derrière des grilles séparant l’unique pièce de l’établissement en deux parties étanches à l’homme: le comptoir et la salle. La plupart de ces pulperias de la pampa recelaient aussi – et recèlent encore aujourd’hui – tout ce qui peut servir à l’homme du campo: harnachement complet pour le cheval, ceintures, bottes, sombreros, bombachas, ponchos, couteaux pour l’homme, ainsi que les outils et le petit équipement de l’estancia: faux, marteaux, clous, ciseaux, fil de fer, produits vétérinaires, récipients étamés ou émaillés, terre réfractaire, savon, pompes diverses, robinets… Lorsque la partie «divertisse­ment» (alcool, jeux de cartes) l’emportait sur la partie «utilitaire», le lieu pre­nait plutôt le nom de pulperia. Dans le cas contraire, c’était un almacén (épicerie), mais, sauf dans les agglomérations dotées de plusieurs commerces, les deux fonctions étaient toujours présentes, peu ou prou, dans chaque établisse­ment digne de ce nom.

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Dessin de E. Marenco.

La pulperia, repère de la civilisation

C’est bizarrement dans ces pulperias malfamées, où le vin coulait à flots, l’alcool de genièvre à larges rasades, où l’on se prenait le salaire d’un mois en deux lancers de la taba ou en trois donnes de truco, où le facôn sortait plus vite encore de son fourreau que l’invective d’un gosier pourtant très entraîné, dans ces lieux où passaient furtivement, pour n’y pas revenir, les gauchos matreros en rupture de société, que s’est peut-être ébauchée et consolidée le plus sûrement la civilisation gaucha.

 

Car les colons, chacun dans leur coin, devaient certes tenir compte des don­nées géographiques, climatiques, économiques. Ils improvisaient en partant de composantes identiques: la plaine desséchée, le vent, le cheval, le bétail, la solitude à meubler. Mais chacun y paraît à sa façon, suivant son caractère et ses origines. Ainsi, on se serait volontiers cru en Ecosse dans certaines estancias, en Espagne, en Italie, au Pays basque dans d’autres. Le rituel quotidien, le parler, la musique, la nourriture (encore qu’il n’existe que peu de manières de faire se rencontrer une pièce de boeuf et un feu de bois), les croyances, étaient tout imbibés de la provenance de nouveaux venus d’autant moins disposés à s’en départir qu’ils conservaient souvent en secret le désir de rentrer un jour dans la mère patrie. Les gauchos eux-mêmes, bien que souvent nés en terre sud-américaine, se laissaient aller à épouser les pratiques, l’accent, les habitudes de leurs patrons. Le seul lieu de rencontre de ces cultures différen­tes, divergentes était la pulperia. C’est là que, attablés devant un pot d’alcool de genièvre ou accoudés au «bar à tout faire», les gauchos parlaient de leurs méthodes de travail. Ainsi se pratiqua une espèce de sélection naturelle des coutumes, l’expérience et la comparaison ne laissant subsister que celles qui semblaient le mieux appropriées à la région.

 

Le rendez-vous du bon sens

Dans un petit livre qu’il a consacré aux pulperias, Léon Bouché (Uruguayen d’origine française, devenu par la suite Argentin et journaliste) fait le compte des vertus de la pulperia tant critiquée par la bonne société de son temps. «Pre­mier toit rencontré par l’homme du campo dans sa difficile trajectoire>>, c’est là que le gaucho étanchait sa soif, que les plus désemparés trouvaient refuge, que les audacieux échappaient à la justice, que les déshérités pleuraient leur peine, que les désorientés trouvaient leur voie, que les hommes se sentaient frères quand le pays était en danger, que le couard se faisait brave et juste le fort.

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La «pulperia», rendez-vous du bon sens (dessin de Pallière, Musée de San Antonio de Areco).

Etre pulpero n’était pas de tout repos. Il y fallait poigne et générosité, sens du commerce et goût pour la poésie. Nombreuses sont les pulperias qui con­servent, plusieurs générations après sa mort, le nom de leur créateur et le sou­venir de ses talents. Ainsi, la pulperia del Poeta avait appartenu à un homme de Mendoza, Juan Guadalberto Godoy, qui était tout à la fois tenancier, chanteur et poète. Au comptoir, entre les bouilloires et les bouteilles de vin, il vendait le recueil de ses vers. Et, quand les acheteurs se faisaient nombreux, il en récitait quelques strophes, à la cantonade.

Le baptême de la sagesse populaire

Nées sans nom, les pulperias prirent peu à peu celui que leur attribuait la sagesse populaire, El Destierro (l’Exil) à Azul, La Buena Moza (la Bonne Fille) à Rauch, El Gualicho (le Génie du Mal) à Las Flores, Los dos Machos (les Deux Mâles) à San Pedro. La Cacunada (la Belle) à Mercedes, La Gorra colo­rada (la Casquette rouge) à Olavarria, El Tropezôn (l’Embûche) à Canada de Gômez, sans compter La Blanqueada (la Badigeonnée) à San Antonio de Areco, célèbre parce qu’y venait parfois Don Segundo Sombra et parce que le livre de Ricardo Güiraldes y situe une mémorable bagarre au couteau, pour cause d’honneur et avec la mort pour seule victoire. La Blanqueada a d’ail­leurs été conservée en l’état – n’étaient les costumes approximatifs des person­nages de cire – et on la visite en même temps que le musée de la cité.

Concluons avec Bouché: «Debout à la porte, il y a Don Cosmo, ou Villa, ou Garcia le Galicien, ou Abraham le Turc. Il est le pulpero qui reste planté ici et qui attend. Comme hier. Comme aujourd’hui. Comme demain. Ignorant de tout. Ignorant même que lui, avec sa pulperia, a écrit une page merveilleuse dans l’histoire de la civilisation campagnarde.»

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