Mai 2017
Voilà près de dix ans que je n’étais pas revenu en Russie. Le pays m’a longtemps attiré mais je n’ai jamais réussi à l’aimer. Les vents m’y ont souvent été contraires et, avant-hier encore, alors que je visitais la forteresse Pierre et Paul, j’ai réussi à me faire détrousser par quelque pickpocket noyé dans la horde des touristes dont j’étais. Portefeuille, carte d’identité, permis de conduire, cartes de presse, de crédit, d’assurance-maladie. Et plusieurs centaines d’euros. Méchant début de voyage.
Ma première visite remonte à 1971. Bientôt un demi-siècle et, pourtant, je crois n’en avoir rien oublié, du Lénine de carton-pâte appliqué sur une façade entière de l’Ermitage aux glaces sonores du Lac Ladoga se bousculant en chantant sous les arches des ponts de la Néva, en passant par la périlleuse visite à une famille juive en butte aux persécutions politiques, puis la nuit savamment et délibérément alcoolisée, histoire de vérifier que nous n’étions pas des taupes du KGB, dans l’appartement vide d’un couple d’artistes non figuratifs en rupture de communisme.
A cette époque, Leningrad fut aussi pour nous (une amie russophone m’accompagnait) le début d’une interminable partie de cache-cache avec les sbires du KGB. L’aventure se termina dans la peur froide, à Moscou, mais c’est une autre affaire. Retour à Leningrad, redevenue Saint Pétersbourg après 70 ans de période glaciaire.
Mi-mai 2017. Grimpant avec mes compagnons de visites guidées dans l’autobus chinois qui va nous servir de refuge durant une semaine, je prends rapidement conscience de ne rien connaître, ou presque, de la Saint-Pétersbourg historique et désormais touristique qui se déroule sous nos roues. Oui, j’étais venu sur la place de l’Ermitage dès 1971, subjugué par le Lénine de carton qui la surveillait de haut, mais étais-je même entré au musée ? Pas sûr. Aucun souvenir en tout cas. Je ne me souviens que des quais de la Néva, du croiseur Aurore apponté sur l’île, de la Perspective Nevski, du Grand Hôtel Europe aux débuts de sa renaissance et, bien sûr, de l’émouvant capharnaüm qui, dans les sous-sols de la Bibliothèque nationale, abritait alors les 6.000 livres de la bibliothèque de Voltaire et son impérissable chef d’œuvre, Larissa Albina, conservatrice du trésor, qui aimait « Valtaire », vivait avec « Valtaire » et dormait avec lui.
Un peu plus tard, juste après la perestroïka, ce fut la rencontre avec Dimitri, vieil homme cultivé et francophone, ancien ingénieur de haut niveau, qui partageait avec sa délicieuse et volumineuse épouse un logement collectif situé loin, très loin dans la banlieue grisâtre et sans âme, accessible en bus puis à pied dans la boue sombre et collante des premiers dégels. Le papa de Dimitri, officier de l’Armée rouge, avait été comme tant d’autres arrêté à domicile, un petit matin de 1941 ( ?) et embarqué vers un destin mortel qu’il devinait et dont ses enfants ne purent remonter le fil qu’un demi siècle plus tard, lorsque s’entrouvrirent enfin les dossiers terrifiants des années Staline.
En quittant le domicile familial, au matin blême, attendu sur le seuil par les deux séides en imperméable, il avait pris le temps de déposer sur la console la montre, une Longines, qu’il tenait de ses parents, murmurant simplement : « Là où je vais, je n’en aurai pas besoin. » Personne ne la remonta plus et, lorsque Dimitri me la montra cinquante ans plus tard, la poussière et le temps avaient fait leur oeuvre. La panne semblait irrémédiable. Dimitri me confia son trésor, je l’apportai en Suisse chez Longines, qui n’avait plus vu un tel modèle depuis des lustres et la répara. Je la rapportai à Dimitri au voyage suivant. Il la remonta devant moi, les aiguilles recommencèrent à marquer les heures, et ce jusqu’au dernier souffle de mon ami.
Je ne saurais plus aller, aujourd’hui, là où il vivait. Et d’ailleurs, à quoi bon. Notre bateau-mouche remonte la Néva puis s’insinue dans la Fontanka. Depuis le début de notre balade, un gamin rieur court de pont en pont pour nous saluer d’une pirouette avant de se presser vers le suivant. A l’arrivée, il a dû parcourir cinq ou six kilomètres et nous attend, pas même essoufflé, au pied de la passerelle.
Il n’a décidément pas volé la poignée de roubles déboursés par les passagers, sourire aux lèvres et encouragements du regard. Le gamin sort alors de sa poche un téléphone et appelle, radieux, un correspondant que l’on voudrait être sa maman mais qui n’est, peut-être, qu’un cynique chef de bande. Optons pour la maman, histoire de soulager notre conscience et de garder au cœur ces belles et longues minutes d’émerveillement complice.
Au fait, que suis-je donc venu faire aujourd’hui dans cette galère ? La première fois, en 1971, ç’avait déjà été en voyage organisé, formule que j’évite aussi souvent que possible. A l’époque, je n’avais pas eu le choix. Journaliste, je n’aurais jamais obtenu de visa, surtout pour aller à la rencontre de la minorité juive dont quelques membres, grande première en Soviétie, venaient de détourner un avion de ligne intérieure pour fuir en Finlande voisine. Reporter déguisé en touriste, j’avais pu me faufiler jusqu’à cette famille juive de Leningrad mais j’y avais été repéré par le KGB, prémisse d’une grande traque et d’une longue frayeur jusqu’à Moscou où, merci monsieur l’attaché militaire français, j’avais finalement pu échapper aux quatre années de prison promises à l’espion que j’étais aux yeux de mes poursuivants et même aux siens. C’était il y a 46 ans mais, à y repenser, j’en tremble encore.
Cette fois, je n’ai pas cette excuse et, pourtant, me voilà dans ce bus chinois avec dix-huit autres compagnons de visite, sous la férule un rien distante de notre guide, Ana, et de notre chauffeur sans alcool, Vladimir. Notre groupe appartient à une association voltairienne que je préside encore pour quelques semaines. Même si Voltaire n’est jamais venu jusqu’ici, l’intense correspondance qu’il entretint avec Catherine II de Russie, qui racheta à sa mort le trésor des 6.000 livres de sa bibliothèque, justifie évidemment notre présence ici, sur les bords de la Néva, entre lac Ladoga et mer Baltique.
La visite à Voltaire n’est prévue que pour mercredi. Jusque-là et après encore, nous devrons subir le lancinant rituel des visites de musées. Insupportable ! Les palais des anciens tsars recèlent des joyaux, certes uniques mais dont la répétition se fait lancinante. Même en meutes organisées, peut-être faut-il y avoir effectivement traîné ses chausses, histoire de prendre la mesure de cette démesure, mais quiconque prétend avoir pu apprécier sereinement le chef-d’œuvre de son choix est un menteur. Le temps de passage devant les pièces exposées est chronométré par un horloger sadique et fou, dont le ressort est sans cesse remonté par de nouvelles fournées de visiteurs, poussés en rythme vers la sortie qu’ils finissent par espérer.
Chacun a le droit mais pas le temps de photographier sans flash. Le selfie est roi et, de toute manière, les innombrables idiots (plutôt de jeunes et pimpantes idiotes, d’ailleurs), tourneraient le dos à la Joconde pour s’auto-photographier avec Elle en arrière-plan. Tristes tribus, triste époque. Après deux journées à ce rythme tyrannique, je déciderai enfin de fausser compagnie à mes compagnons d’infortune. Trop, c’est trop !
Heureusement, il a Voltaire ! Filiforme et joviale, Natalia Speranskaia nous attend dans le hall de la Bibliothèque nationale, à l’angle de la perspective Nevski et de Sadovaia. Jeune, souriante, timide, elle est ici la conservatrice de la Bibliothèque Voltaire. Elle était venue à Ferney, l’année dernière, pour une conférence au château de Voltaire, nous nous étions parlé avec affection, curiosité et respect. Ce matin, dans ce premier couloir gris et décati, embrassade chaleureuse, fraternelle et vraie. Pour autant, nous ne passerons pas au tutoiement. Elle est trop réservée et trop pudique. Moi aussi, finalement.
Ici, les visites sont rares et ne doivent évidemment pas déranger les lecteurs-chercheurs. Nous sommes donc répartis en deux groupes de dix (Ana, notre guide hors-les-murs, s’est jointe à nous). Couloirs anguleux et sans fin, tapissés de milliers de boîtes à fiches, superposées et patinées par des milliers de consultation manuelles. La bibliothèque n’est informatisée que depuis une quinzaine d’années et l’accès aux ouvrages anciens, des millions, passe toujours pas ces fiches de vieux bristol, tapuscrites et souvent annotées.
Les chercheurs reçoivent leurs livres et ne peuvent les consulter qu’ici, dans une vaste salle de lecture aux pupitres tirés au cordeau. Les lampes à abat-jour vert translucide éclairaient sans doute déjà le lieu au millénaire dernier. Seul un ordinateur portable vient, ça et là, rappeler que les utilisateurs ne sont pas directement venus du millénaire précédent.
Nous nous approchons du saint des saints. La porte s’ouvre religieusement sur une salle dont nos dix autres camarades, entrés un peu plus tôt avec Alla Zlatopolskaia, la collègue de Natalia, sont priés de sortir avant que nous n’y pénétrions. L’espace est modeste, simple, harmonieux, rassurant.
Au centre, Voltaire nous accueille, bienveillant et méfiant à la fois. Nous le reconnaissons aussitôt, bien sûr, puisque cette imposante statue du philosophe, assis en majesté, est la copie de celle de Houdon installée à la Comédie française, à Paris, et que son sourire énigmatique nous rappelle évidemment celui qu’il arbore, en buste, sur « notre » fontaine de Ferney.
Autant Natalia, qui vient d’emmener le premier groupe vers d’autres labyrinthes, est fine et harmonieuse, autant Alla ressemble assez à une paysanne russe. Mais ce n’est qu’apparence.
Elle aussi s’exprime en français, même si son phrasé est plus laborieux. Elle aussi aime « Valtaire » et cela saute immédiatement aux oreilles, aux yeux et au cœur, jusque dans les silences. Elle ne s’attarde guère sur les circonstances qui ont permis à Catherine II de racheter à Madame Denis la bibliothèque de son oncle défunt, ni aux détails, d’ailleurs peu connus, du long voyage de ces lourdes caisses qui, escortées par Wagnière, firent d’abord le trajet par voie terrestre jusqu’à Lübeck avant d’être embarqués à destination de Saint Pétersbourg.
Dans un recoin discret, divine surprise, la maquette du château de Ferney que Catherine II avait fait venir à St Pétersbourg car elle comptait bien y faire construire la copie de Ferney, grandeur nature. Le projet ne vit jamais le jour.
Autour de Voltaire, dans les armoires vitrées, du nord au sud, de l’est à l’ouest, du sol au plafond, tous les livres qui l’ont entouré à Ferney et qu’il a laissés derrière lui lors de son voyage sans retour à Paris. Dictionnaires, encyclopédies, ouvrages de référence sur les civilisations, l’histoire, les arts. Mais aussi publications de ses contemporains, qu’il estimait parfois mais critiquait souvent. Commentaires qu’il rédigeait en marge, de sa main, d’une écriture fine et serrée. Quelques mots ou davantage. Rarement laudateurs, fréquemment cinglants, comme pour Rousseau, le pauvre.
Voltaire publiait ses ouvrages « officiels » sous son nom et les autres, qu’il désavouait par avance, sous des noms d’emprunt. Prudent ou, pour le moins, énigmatique, il l’était aussi dans sa correspondance, persuadé à juste titre que certaines de ses lettres seraient rapidement rendues publiques. Même ses paroles, il lui arrivait de les mesurer lorsqu’il n’était pas sûr de la loyauté ou du silence de tel de ses invités. Mais les notes qu’il ajoutait dans les livres de sa bibliothèque, rangée en sécurité, comment eût-il pu penser qu’elles seraient, des années après sa mort et sans exception, inventoriées, déchiffrées et, finalement, publiées ? Ses grands et petits secrets sont là, derrière les vitrines, reliures simples habituelles à Voltaire ou enluminées plus tard par Catherine.
Alla prélève précautionneusement quelques volumes qu’elle dépose délicatement devant nous et ouvre plus délicatement encore. Les notes sont là, sous nos yeux attentifs et ébahis. Elle rit avec Voltaire, s’insurge avec lui. Sa méchanceté lui est un baume. Elle est Voltaire comme le fut naguère, dans la pauvre bibliothèque pas encore restaurée, Larissa Albina, personnage tutélaire, lunaire, qui m’y avait accueilli peu avant sa mort.
Désolé pour les fastes des Nicolas, Alexandre, Elisabeth. Ils ne furent que les symboles de la puissance et des armes. La vraie gloire de l’esprit est ici, avec Voltaire et grâce à Catherine qui, même puissante, eut la faiblesse et la force d’aimer et d’encourager l’intelligence et la liberté.
Alex Décotte
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