Le destin tragique de la Corse

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En l’an 774, Charlemagne renouvelle, à l’intention du pape Hadrien, la promesse de Pépin le Bref au pape Etienne II: la Corse revient au Saint-Siège. C’est peu de chose en comparaison de ce que le pape apportera dans les sabots de l’empire, à Noël de l’an 800…

La Corse est donc terre pontificale. Encore faut-il que le nouveau pouvoir ait les moyens de s’ins­taller. Pendant deux siècles, des pirates barba­resques ne cessent de déferler sur l’île, multipliant les razzias sur le littoral. La mer leur appartient et pas une armée occidentale ne parvient à les réduire à merci. Seul, le Marquis de Toscane, Bonifacio, réussit à installer ses hommes dans le port naturel, merveilleusement protégé, qui se trouve à l’ex­trême sud de la Corse, à l’emplacement, justement, de l’actuelle Bonifacio. Ce n’est pourtant qu’en 1014 qu’une coalition de Pisans et de Génois réussit à libérer l’île (ainsi que la Sardaigne voisine) de l’occupation mauresque. Seul héritage de deux siècles sous la férule sarrasine, une propension encore accrue à la violence.

La Corse, meurtrie, épuisée, appauvrie et violente, entre donc dans la féodalité moyenâgeuse par la petite porte: son existence est si compromise qu’elle a besoin de protecteurs. C’est ainsi qu’appa­raissent des héros d’un temps, tel Arrigo Bel Messere (Henri Beau Messire), chevalier sans peur et sans reproche, parcourant à cheval la campagne corse pour «modérer et corriger les abus», distri­buer des terres, instituer des juges et faire exemp­ter les sujets de la dîme due à Rome. Aimé, adoré  par le peuple, Bel Messere est le premier d’une longue liste de héros trahis. Car les clans vont se renforçant dans la Corse féodale, leurs méthodes de combats relèvent de la plus sombre bassesse et Bel Messere est assassiné, en l’an mille, par un sicaire à la solde d’un clan ennemi. Mort si injuste que résonna dans toute l’île, dit la légende, cette sentence que ne devait pas infirmer l’avenir: «Cor­sica non aurai mai bene», Corse tu ne seras jamais heureuse.

De fait, pour un féodal probe, honnête et soucieux du sort de ses sujets, il en est bien dix dont la coutume, pour reprendre la formule d’un chroni­queur génois, est de préférer le brigandage à l’hon­nêteté. Deux familles se partagent la Corse, sans compter une foultitude de marquis, comtes, vi­comtes et autres barons. La vie sociale est faite de ruses, d’embuscades, de mensonges, de faux ser­ments, d’intrigues et de meurtres.

Lassées par ces procédés, certaines familles, sans doute d’origine toscane, font appel au pape Gré­goire VII, détenteur de la «domination juste et glorieuse du gouvernement apostolique». Grégoire VII charge l’évêque de Pise, Landolphe, de rece­voir la Corse «de la part de Saint-Pierre». Sans le déclarer ouvertement, le Saint-Siège se démet donc de son pouvoir dans l’île pour le remettre au représentant d’une république italienne, Pise. Rivale de Pise, Gênes ne voit pas cette attribution d’un bon œil et, la richesse aidant, le concile de Latran retire à l’archevêque de Pise la consécration des évêques corses. Quelques années plus tard, Innocent II apaise les tensions en attribuant trois évêchés corses à Pise et trois autres à Gênes. Mais Gênes, qui ne cache pas ses visées sur l’île, installe en 1175 une garnison à Bonifacio. Ce n’est pourtant qu’un siècle plus tard que Gênes parviendra à enlever la Corse à Pise. Entre-temps, la civilisa­tion pisane aura eu le temps de redonner aux Corses confiance en la justice, la prospérité et l’avenir. Elle aura aussi parsemé l’île d’églises qui, même si elles ne résolvaient pas les problèmes quotidiens des insulaires, représentent autant de chefs-d’oeuvre d’architecture. Eglise de la Canoni­ca, près de Luciana, Sainte-Marie de Nebbio, Saint-Jean de Carbini, Saint-Michel de Murato, toutes ces églises se trouvent au nord et au nord-est de l’île, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’En-deça-des-Monts.

A cette même époque, des émigrés toscans s’ins­tallent dans les marais, autrefois fertiles, de la plaine orientale, avec l’espoir de faire renaître la prospérité. La vigne et l’olivier s’étendent. De vastes domaines se créent, tel celui de Patrimonio, dans le Cap Corse, où un excellent vin est encore produit de nos jours.

La querelle entre Gênes et Pise, si elle établit une certaine confusion, permet l’étrange aventure d’un Corse, Sinucello de Cinarca, dit Giudice, «Le Juge». Son père ayant été assassiné par des neveux, Giudice commence par assouvir la vendetta. Puis, jusqu’à l’âge de 50 ans, il poursuit la tradition familiale favorable à Pise. C’est alors que Gênes, déjà installée à Bonifacio, s’empare de Calvi. Giudice reconnaît donc Gênes et, profitant de cette nouvelle alliance, détourne pour son propre bénéfice le produit de salines appartenant aux Bonifaciens. Il construit aussi une inquiétante for­teresse, au point que Gênes lui envoie des émis­saires pour le ramener à la mesure, l’assurant en échange du pardon de la République. Néanmoins, à la demande d’autres seigneurs importunés par les méfaits de Giudice, les Génois débarquent et Giudice doit se réfugier en Italie… où il rejoint ses anciens alliés, les Pisans. Pise aide Giudice à armer un petit corps expéditionnaire qui débarque en Corse et réussit à faire fuir les Génois. Éphémère victoire puisqu’en 1284, près de Livourne, trente-six galères et 14 000 Pisans sont défaits. La Corse est libérée des Pisans et, lorsque les Génois dé­barquent en Corse, Giudice se rallie tout naturelle­ment à eux, le temps de regrouper ses propres forces. Rapidement, Giudice instaure son pouvoir sur toute l’île et impose des réformes dont se sou­vient encore la mémoire corse: limitation des im­pôts, nomination de fonctionnaires et, surtout, justice seigneuriale indépendante et respectée.

Face à un tel ennemi, Pise et Gênes se coalisent et font traquer Giudice par leurs soldats. C’est une nouvelle trahison (l’histoire corse ne les compte plus), celle de son propre fils naturel, qui livre le vieux Giudice à ses poursuivants et permet de l’enfermer dans une insalubre prison génoise, jusqu’à sa mort, survenue à l’âge de 98 ans.

L’aventure de Giudice est exemplaire à plus d’un titre. Elle montre la rouerie dont étaient capables les Corses, habitués à plier sous un nouveau maître à chaque nouvelle invasion, à les servir ostensible­ment pour mieux les trahir ensuite («Qui se fie à un Corse a la tête sur un précipice», déclarait Giudice au vicaire général de Gênes), à mêler leurs intérêts particuliers et leurs attributions officielles, à se battre au côté du peuple sans pour autant négliger le clan, clan qui n’était à l’abri, ni des trahisons, ni des intrigues, ni des retournements.

«Corse, tu ne seras jamais heureuse.» Et les tiens y sont pour beaucoup…

Si le malheur vient souvent des traîtrises internes, il doit beaucoup aussi aux incohérences de l’Europe. Ainsi, la Corse (de même que la Sar­daigne) va être attribuée aux rois d’Aragon par le pape Boniface VIII, soucieux de se trouver des alliés dans sa lutte contre le roi de France, Philippe le Bel, soucieux aussi de ses intérêts directs: il obtient en échange la Sicile. Jaune 11, le roi d’Ara­gon, envoie son fils conquérir la Sardaigne, mais se désintéresse, au début du moins, de la Corse.

Il s’ensuit un chaos intérieur, une anarchie et des déchirures dont chacun tente de tirer profit. Gênes cherche à reprendre l’île, dernier rempart en Méditerranée face à l’expansion aragonaise, et s’allie de ce fait à des seigneurs corses en mal de pouvoir. D’autres chefs apparaissent en plusieurs points de l’île et s’évanouissent aussitôt, victimes de complots, d’embuscades… ou de leur propre faiblesse. «Sitôt que l’un s’était rendu maître de l’île, un autre surgissait et lui arrachait en un seul jour ce qu’il avait eu tant de peine à acquérir en un an» (Giovanni della Grossa). Si on ajoute à cela la peste, qui décime (selon certains chroniqueurs de l’époque) un ou même deux tiers de la popula­tion, on imagine dans quel état de misère, d’abandon et de désespoir, se trouve 1 île au milieu XIVè siècle.

Mais les rois d’Aragon ont trop attendu. Lorsqu’en 1346, don Pedro se décide à envoyer ses troupes pour prendre Bonifacio, la plupart des seigneurs corses font acte d’allégeance à l’endroit de leurs anciens maîtres génois. Le peuple, lui, attend de ce retour de Gênes la fin des exorbitants privilèges seigneuriaux. Autant dire que Gènes devra choisir entre le peuple et les seigneurs…

En 1358 éclate en Europe une série de révoltes populaires (jacqueries en France, «popolo mi­nuto» en Italie). Le mouvement touche aussi la Corse. Une assemblée populaire réunie à Morosa­glia lance un cri de défi: «Mort aux tyrans! Vive le peuple!» De nombreux châteaux féodaux sont détruits ou incendiés. Gênes, dont les bastions de Bonifacio et Calvi sont préservés, laisse faire.

L’assemblée élit à sa tête Sambucuccio d’Alando et, avec lui, naît l’idée de «Terre du Commun» qui va marquer toute cette période, pour ressurgir au XVI’ siècle.

Démocratie directe, recours à la base, biens in­divis, libres pacages, la Terre du Commun porte en elle des espoirs que ne désavoueraient pas quel­ques penseurs et politiciens du XX’siècle.

Mais la Terre du Commun divise l’île. Seule, la partie nord-est (l’En-deçà-des-Monts) en béné­ficie, alors que l’Au-delà-des-Monts reste le fief des féodaux. Victoire provisoire, d’ailleurs, puisque les seigneurs s’organisent pour résister au Com­mun et profitent de l’inattention génoise pour mettre en péril les acquis de Sambucuccio et de ses amis. Au point que Sambucuccio doit faire appel à Gênes (alors que les Corses s’administrent eux-mêmes depuis la révolte) pour repousser les féodaux.

L’un d’entre eux, Arrigo della Rocca, s’en va quérir l’aide des Aragonais et revient en 1376 à la tête d’une troupe qui conquiert l’île, les forteresses génoises de Calvi et Bonifacio mises à part. Gênes ne réagit pas militairement et se contente d’affer­mer l’île à une compagnie commerciale, la Maona, chargée d’en exploiter les ressources. Arrigo se rallie à la Maona, faute d’obtenir des renforts ara­gonais, puis regroupe quelques seigneurs mé­contents avec l’aide desquels, rompant cette association, il s’empare d’Ajaccio et devient maître de l’île, pouvoir qu’il ne conserve que quatre années durant, jusqu’à l’intervention génoise de Raffaele de Montaldo (1398).

En filigrane continuent de se régler des comptes sordides. On tue beaucoup en Corse, et pas toujours pour la bonne cause. Intérêts et ambitions personnels se cachent souvent derrière le paravent du patriotisme tandis que, de village à village, de fief à fief, de clan à clan, trahisons et assassinats sont monnaie courante. Ainsi se succèdent les coups de mains, les espoirs, les retournements de situation, les crimes et les morts violentes. Neveu d’Arrigo, Vincentello d’Istria reprend le flambeau de son oncle et, après la mort du propre fils naturel d’Arrigo, se fait corsaire en Méditerranée, appuyé par l’Aragon, se voit attribuer le titre de vice-roi de Corse… à condition, bien sûr, d’en chasser les Génois. Ceux-ci, une fois de plus, temporisent. L’histoire leur a appris que, pour se défaire d’un ennemi corse, le meilleur moyen est encore de lui laisser le pouvoir. Gênes laisse donc faire. Alphonse V d’Aragon a d’autres chats à fouetter et Vincentello, arrivé au faîte du pouvoir, reçoit un émissaire du pape venu rendre les honneurs au «comte Vincentello, souverain de la Corse». Mais les rapines, les impôts écrasants, de sombres affaires d’enlèvements lui aliènent le peuple et cer­tains seigneurs, qui se soulèvent contre lui. Vin­centello part chercher des renforts … à Florence. Au retour, il est intercepté par la flotte génoise, emprisonné, condamné à mort et décapité. Au Sé­nat de Gênes, un orateur affirme: «Pour venir à bout des Corses, il faut trois choses: la potence, la potence et encore la potence!»

Pendant que les seigneurs jouent un suzerain contre l’autre et que l’incohérence semble la pre­mière caractéristique de la Corse, deux phéno­mènes riches de promesses sont apparus sur l’île, les Giovannali et la Terre du Commun.

Les Giovannali, mouvement mystique à tendance communautaire, permettent à des prêtres de développer dans l’île une expérience égalitaire et sociale. Une première confrérie, fondée au milieu du XVI’siècle par deux frères, prône l’égalité des sexes, le partage des biens privés, la vie commune et les pénitences publiques. Les Giovannali font rapidement des adeptes, ce que ne peuvent tolé­rer, ni le pouvoir civil, ni l’Église. Le pape Urbain V les déclare donc impies, hérétiques et sataniques. Dans les églises corses liées à Rome, on prêche contre la secte et on organise quasiment une croisade contre les infidèles, qui tentent de résister par les armes et sont, pour la plupart, massacrés ou mis en fuite. L’historien René Sédillot a raconté l’horreur de la répression:

«A Ghisoni, un jeune garçon qui s’appelle Ange s’est converti à la foi des Giovannali. Il a quitté la maison paternelle pour rallier la secte. Six mois plus tard, traqué, il y revient avec cinq camarades et s’y cache. Découverts, capturés, les six hommes sont exécutés. Comme leurs cadavres sont ex­posés sur la place du village, avant d’être brûlés, Annonciade, la sœur d’Ange, veut enlever le corps de son frère à la faveur de la nuit. Surprise, elle est tuée à son tour et son corps est jeté sur le bûcher des six victimes. C’est le jour de Pâques: autour des six cadavres qui se consument, devant la foule assemblée, le vieux curé, qui est le confesseur d’Annonciade, entonne les chants liturgiques…»

L’esprit communautaire des Giovannali, malgré leur défaite, se répand sur l’île, où il trouve un ter­rain favorable puisque, de tout temps, les ten­dances égalitaires y ont joui de la considération populaire. Ainsi, tandis que les clans rivaux s’affrontent par seigneurs interposés, tandis que les pays méditerranéens se disputent la possession théorique de l’île, les villages sont laissés à eux-mêmes. Ils organisent donc la vie publique comme bon leur semble. Ainsi se développe une étonnante forme de démocratie directe. Les commu­nautés villageoises élisent leurs magistrats et contrôlent leur pouvoir. Des sages sont nommés pour trancher les éventuels conflits. Lors des votes, généralement exprimés à main levée, chacun peut avancer une opinion et ceux qui ne souscrivent pas à une décision collective n’y sont pas astreints. Les femmes sont présentes à chaque occasion, à égalité avec les hommes.

La propriété commune n’exclut pas la propriété privée, mais elle permet à chacun de jouir des produits du commun, pendant une période fixée (trois ans), pour autant qu’il en assure le travail. On note aussi une surprenante forme de propriété, la propriété arboraire. Quiconque plante un arbre sur la terre du commun en reste propriétaire. De même, un propriétaire peut vendre ou acqué­rir, à son gré, la terre sans les arbres, ou les arbres sans la terre. Cette propriété arboraire dure au-delà de la vie de l’arbre. Il suffit d’en planter un autre, au même endroit, pour conserver son droit de propriété. C’est grâce à de tels règlements que la Corse se couvre de châtaigniers, dont la farine permet aux habitants de se nourrir. Les châtaignes permettent aussi l’engraissement de porcs semi­sauvages, à la base de charcuteries de fine qualité (voir chapitre gastronomie).

A noter enfin que, durant toute cette période, les ventes de terres sont extrêmement rares. Qui­conque souhaite vendre doit d’ailleurs l’annoncer publiquement le dimanche, à la messe. Ainsi, des étrangers au village ne peuvent venir rompre l’équilibre des cultures et des familles. Nombreux sont donc aujourd’hui ceux qui, face à l’invasion touristique et à la mainmise de capitaux étrangers à l’île, regrettent le temps de la Terre du Commun, dont les effets se feront sentir jusqu’au début de ce siècle. Dans certaines communes retirées et montagnardes, l’esprit de ce temps est encore conservé.

«Corse, tu ne seras jamais heureuse.» L’histoire ne cesse de se répéter. Après la Maona, c’est mainte­nant la Banque de Saint-Georges qui afferme la Corse (1453). But avoué de cette multinationale avant la lettre, basée à Gênes et détentrice du pou­voir réel de la République: tirer de la Corse le pro­fit maximum. Les seigneurs regimbent. La révolte se saisit du gouverneur génois, enfermé dans une cage et secoué jusqu’à ce que mort s’ensuive. Des prisonniers génois sont vendus (huit oignons par tête…) aux pirates barbaresques. Conséquence prévisible, répression et représailles s’abattent sur la Corse et la «cavalerie de Saint-Georges» (c’est-à-dire la distribution à bon escient de pièces d’or) achète les traîtres.

En 1553, le roi de France (Henri II) estime le mo­ment venu. Le 23 août, après un facile débarque­ment à deux kilomètres au sud de Bastia, les Français font tonner le canon. La Corse, pour autant, devient-elle française? Il s’en faut de deux bons siècles. Pour l’heure, l’épisode sera de courte durée (une dizaine d’années) mais sanglant. Inter­vention étrangère d’abord, guerre civile ensuite. Un seul point commun entre le débarquement français et les luttes intestines qui succèdent, en 1759, au retrait français: Sampiero Corso.

Héros du panthéon corse pour les uns, simple condottière retors pour les autres, Sampiero est un étrange personnage. Né à Bastelica (bastion actuel du nationalisme corse), Sampiero fut sans doute berger et gardien de porcs. C’est dire qu’il était issu d’une famille modeste. Comme beaucoup d’autres, que menacent les razzias, la pauvreté et les querelles intestines, il va chercher son salut, hors de l’île, dans une armée étrangère. Il aurait pu choisir les troupes du pape, celles de Venise, d’Espagne ou de Gênes. C’est le hasard, sans doute, qui le mène en France, sous les ordres d’un autre Corse, Giovanni «des Bandes Noires», militaire avisé, chef adoré de ses hommes. La France et l’Espagne se disputent l’Italie. Le voici combattant en Lom­bardie et à Naples, aux côtés des Français. Nulle francophilie à cela: Sampiero est, comme des mil­liers d’autres, un mercenaire, un «soldat d’aven­ture». Passé ensuite au service du pape, il s’enrôle dans les troupes françaises de François 1,r et sauve au prix d’une blessure le dauphin, futur Henri II. Le voilà colonel. Une permission le ramène en Corse où il épouse une gamine de quinze ans (il en a quarante-sept), se liant ainsi à une famille riche – et fidèle à Gênes -, les d’Ornano.

Sampiero fait partie du débarquement de 1553. Il est pour beaucoup dans les premiers succès de l’armée française. Une assemblée corse, réunie à Corte, proclame le rattachement de l’île à la France. Mais le roi guerroie sur d’autres champs de bataille et, en 1559, le traité de Cateau-Cam­brésis restitue la Corse à la République de Gênes.

Pour Sampiero, le retour de Gênes ne peut signi­fier que la prison ou pire. Il prend donc contact avec le duc de Florence, le roi de Navarre et Cathe­rine de Médicis, afin que son île ne retombe pas sous la coupe génoise. En vain. Il s’adresse alors, à Constantinople, à Soliman le Magnifique, qui lui promet beaucoup… mais ne lui attribue aucune aide.

C’est ici que se situe un épisode sanglant, à propos duquel les Corses restent divisés. Vanina, la femme de Sampiero, engage des négociations avec Gênes, afin de permettre le retour de son mari. Sampiero l’apprend et sa décision est prise. A Antibes, quel­ques-uns de ses amis arrêtent Vanina, en route vers Gênes, et la livrent à Sampiero, de retour des pays barbaresques. Sampiero extorque à sa femme un testament en sa faveur avant de l’étrangler de ses propres mains. Honneur ou intérêt? Eter­nelle question à propos de la vendetta corse… Le crime n’en est pas moins affreux.

Sampiero, qui n’a plus rien à perdre, décide alors de repartir à la conquête de son île. Le 12 juin 1564, il débarque avec 36 hommes dans le golfe de Valinco. Très vite, des dizaines, des centaines de Corses viennent renforcer la troupe et, à plusieurs reprises, les Génois sont défaits. Pendant deux ans, Sampiero les obligera à s’enfermer dans leurs for­teresses. Le peuple corse aura l’impression, éphémère, d’avoir recouvré sa liberté.

Mais c’est compter sans la vendetta. Car le clan des Ornano n’a pas oublié la mort de Vanina. Une em­buscade est tendue sur la route de Cauro, le 17 janvier 1567. Criblé de coups, Sampiero n’en ré­chappe pas. Sa tête est exposée à la porte d’Ajaccio. La mort du «plus corse des Corses» sonne le glas des espoirs de libération.

Gênes est désormais maîtresse du terrain. Pendant un siècle et demi, rien ne viendra menacer son pouvoir. Mais le mal est fait. Le peuple, à force de désespoirs, de retournements et de trahisons, a perdu le goût du travail. A quoi bon semer le grain quand on n’est pas sûr d’être encore là pour le récolter?

La justice génoise est corrompue et équivoque. Riches et pauvres sont jugés de différentes ma­nières et, en tout état de cause, toute condamnation (par exemple au bannissement) est toujours susceptible de rachat, l’argent ou les protections aidant… Les clans refleurissent et la vendetta atteint son paroxysme. A la fin du XVII’ siècle, on compte en moyenne mille meurtres par an, bles­sés non compris. La population représentant alors quelque 100000 personnes, on en déduit, en raisonnant par l’absurde, que l’île pourrait se vider de tous ses habitants en un siècle…

La révolte populaire viendra ébranler l’édifice, au point de modifier complètement le destin de l’histoire corse. Et, bizarrement, le sacro-saint port d’armes n’y sera pas complètement étranger. En effet, après avoir interdit les armes sur toute l’île, afin de juguler les crimes et la vendetta, Gênes a eu besoin d’argent et a autorisé, contre redevance, le port d’armes. Cette redevance de­vait être limitée dans le temps mais, trésor public oblige, Gênes persistait toujours, après avoir encaissé pendant plus de dix ans cette taxe de deux «seini » par «piève» (village), à la réclamer aux populations. La révolte prend donc naissance (1729) dans les montagnes, où les villageois de Bustanico soutiennent un vieillard incapable de payer ses impôts. L’agent du fisc et son escorte sont expulsés du village, la grève des impôts fait tache d’huile. Puis la révolte s’organise et, après avoir tenté une reprise par la force, Gênes se voit obligée d’accorder un certain nombre de «concessions gracieuses» qui ne suffisent pas à apaiser les Corses. En 1734, la «consulte» (assemblée populaire) de Rostino rédige une constitution démocratique et organise – sur le papier – un Etat corse souverain.

«Vêtu d’un long habit écarlate doublé de fourrure, couvert d’une perruque cavalière et d’un cha­peau retroussé à larges bords, et portant au côté une longue épée à l’espagnole et à la main une canne à bec de corbin», un homme s’apprête à dé­barquer sur les côtes de Corse. Nous sommes le 12 mars 1736 et Théodore, baron de Neuhoff, vient dans l’île rebelle chercher une couronne digne de ses ambitions. Ses aventures l’ont déjà conduit en Suède, en Espagne et à Florence où un moine lui a parlé des aspirations corses à l’indépendance.

Le navire anglais a déposé Théodore de Neuhoff et sa suite sur la plage d’Aléria. Une quinzaine de personnages de grande allure, chapelain, maître d’hôtel, lieutenant-colonel, cuisiniers, escortent celui qui sera bientôt le roi de Corse…

De la poudre, des armes et quelques centaines de bottes turques constituent la dot de cet étrange «fiancé de l’histoire». Des émissaires ont pris con­tact avec les chefs de la révolte et l’affaire est vite conclue: le 15 avril 1736, au couvent d’Alesani, Théodore est couronné «souverain et premier roi du royaume».

Mais, même si Théodore s’engage à respecter loyalement la constitution et à chasser rapidement de l’île Génois et Grecs, la maigre armée royale mise sur pied ne parvient à prendre ni Corte, ni Bastia. Sept mois après avoir débarqué sur la plage d’Aléria, Théodore met en place un conseil de régence et s’embarque, déguisé en ecclésiastique, sur une barque provençale mettant le cap sur Livourne. Il part quérir des armes et des fonds. Mais ses difficiles pérégrinations ne le ramèneront qu’une fois, sept ans plus tard, en Corse. Le temps de signer une proclamation royale avant d’entre­prendre la visite de son royaume… en bateau.

Mais la résistance se poursuit et Gênes ne parvient pas à y faire pièce. En France, on n’attend qu’un signe pour prêter main forte à la république génoise. Non sans arrière-pensée, il va sans dire. Le marquis d’Argenson écrit: «Cela se rapporte au sujet d’une fable de La Fontaine, où le jardinier implore le secours de son seigneur pour prendre le lièvre qui mange ses choux. Dès lors, le seigneur vient avec sa meute, caresse la fille, boit le vin et fait du dégât pour dix fois plus dans les légumes que le lièvre n’en eût fait en cent ans.»

La «meute» française compte, dans un premier temps, 3000 hommes débarqués en Corse au début de 1738. C’est trop peu pour réduire les insurgés. Il en faut 5000 de plus pour que des colonnes armées puissent s’engager avec quelque espoir de succès dans les vallées intérieures. Elles se sont rendues maîtresses de la majeure partie du terrain lorsque la France décide – provisoirement – que sa mission est remplie. Les derniers soldats fran­çais quittent l’île en septembre 1741.

Six ans plus tard, toujours à la demande de Gênes, la France envoie en Corse 500 hommes. Ce serait peu si ces hommes n’étaient dirigés par le marquis de Cursay qui, persuadé de l’impossibilité d’une guerre victorieuse dans le maquis, préfère rallier les chefs corses, non par l’argent, mais par la pro­messe – tenue – de favoriser l’éclosion des aspi­rations corses. De fait, c’est le loup qui, pour Gênes, entre dans la bergerie. Et, lorsque Cursay, après cinq années passées en Corse, sera rappelé en France, il existera en Corse un «parti français» qui, même s’il n’atteint pas l’ampleur que lui ont attribuée quelques historiens, un rien chauvins, pèsera d’un poids indéniable sur la suite des évé­nements.

Avec le départ de Cursay, les Corses sont à nou­veau livrés à eux-mêmes. Gênes fait aveu de fai­blesse et les patriotes corses s’organisent. Leur chef se nomme Gaffori. Orateur éloquent, homme de sagesse et d’action, il sait capter la confiance et prôner la révolte. Il est donc urgent, pour Gênes, de le supprimer. Une fois encore, argent et trahi­son feront l’affaire. Gaffori est assassiné le 2 oc­tobre 1753 par une petite troupe au nombre de la­quelle on compte, semble-t-il, son propre frère!

Passé le temps du désarroi, la résistance reprend. Une «consulte populaire», réunie en 1755, choisit pour «général en chef» un homme de trente ans, Pascal Paoli, issu d’une famille d’exilés, frotté d’humanités et de stratégie militaire.

La constitution, établie la même année sous la di­rection de Paoli, est un exemple du genre. Inspirée des idées de Montesquieu, elle préfigure celles dont se doteront plus tard les révolutionnaires fran­çais et américains. Démocratie, souveraineté du peuple, séparation des pouvoirs sont les maîtres-mots de cette constitution exemplaire. Mais le temps est à la guerre, l’unité de l’En-deçà- et de l’Au-delà-des-Monts se révèle difficile, les no­tables conservent leur pouvoir et Paoli est obligé de compter avec eux. Quant aux hommes de quinze à soixante ans, qui pourraient enfin aider à la res­tauration de l’économie communale libérée des abus génois, ils sont recrutés pour le service mili­taire obligatoire.

Pourtant, la Corse évolue rapidement. L’œuvre de Paoli, en quelques années, est considérable. Sur­nommé «Générale delle Patate» à cause des pommes de terre dont il encourage la culture et qu’il veut présentes sur la table chaque matin, il dé­veloppe aussi la production d’huile d’olives en Balagne et, pour son exportation, on fonde le port de Paolina (nul, décidément, n’échappe en Corse au culte de la personnalité) devenu depuis l’Ile Rousse. Les marais sont asséchés, un journal offi­ciel est édité et on bat monnaie aux armes de la Corse.

Appelée par Gênes, la France vient, une fois de plus, à la rescousse. En 1759 d’abord et, plus mas­sivement, à partir de 1764. Le comte de Marbeuf tente d’abord de négocier avec Paoli, à qui est proposé le titre de roi de Corse, sous la suzeraineté de la France. Paoli refuse et, le 15 mai 1768, le Traité de Versailles prévoit, en échange de sommes énormes dont chacun sait bien que Gênes ne pourra les rembourser, l’occupation par l’armée du roi de France des places fortes corses.

En Corse, Paoli tente de s’opposer à l’invasion, mais le «parti français» institué par Cursay s’est renforcé et, même si 12 000 hommes sont levés, on ne peut parler de réel soulèvement national. Les troupes françaises sont renforcées, leurs méthodes expéditives sont couvertes, voire encouragées par les responsables militaires, Marbeuf ou de Vaux. De plus, les Français évitent les embuscades dans le maquis et obligent les troupes de Paoli à les affronter dans de véritables batailles rangées, où le nombre et l’équipement font plus que la ruse et la bravoure. Ainsi, le 8 mai 1769, à Ponte-Nuovo, les Corses sont décimés par l’artillerie française. Jean-Jacques Rousseau écrit: «S’ils (les Français) savaient un homme libre, à l’autre bout du monde, je crois qu’ils y iraient pour le plaisir de l’exter­miner.»

La défaite de Ponte-Nuovo marque pour les Corses la fin de l’espoir. Les rêves d’indépendance ont vécu. Le temps de l’annexion est là. Pascal Paoli S’embarque pour un premier exil anglais, l’année même où naît à Ajaccio un certain Napoléon Buonaparte…

Vingt ans séparent encore la Corse de la Révolu­tion française, qui votera l’entrée officielle et défi­nitive de la Corse dans la communauté nationale. Vingt années pendant lesquelles l’obéissance et l’assimilation sont peu à peu imposées à la Corse. Mais ni l’une ni l’autre ne viennent vraiment à bout des habitudes locales. L’enseignement, le déve­loppement économique, la création de petites in­dustries, ne touchent que quelques villes du littoral. A l’intérieur, dans les montagnes, l’ordre français reste un vain mot, ce d’autant que les institutions, calquées sur la métropole, ne tiennent aucun compte de la réalité, corse.

Le décret du 30 novembre 1789, qui intègre la Corse à l’Empire français, prévoit aussi l’amnistie pour les patriotes et le retour des exilés. Ainsi, en même temps que la Corse est mise sur pied d’égalité (?) avec le reste du territoire français, Pascal Paoli est autorisé à revenir sur l’île. Or, l’éga­lité, c’est d’abord, pour les Corses, le démantèle­ment des structures religieuses auxquelles ils sont attachés, l’augmentation des impôts, l’arrestation de prêtres, de notables, de nobles, l’exil des roya­listes. Aussi, même si Paoli a, dans un premier temps, soutenu le rattachement à la France, il se retrouve en Corse aux côtés de patriotes irrités par les interdits religieux de toutes sortes. Quant à Napoléon Bonaparte, revenu à Ajaccio comme lieutenant de l’armée régulière, il intrigue pour être élu officier des volontaires corses. Il recourt à la violence et à l’intimidation. Les amis de Paoli, en guise de représailles contre de telles méthodes, attaquent les volontaires qui ripostent (on est à Pâques 1792) en tirant sur des fidèles sortant de la messe. Faut-il rappeler que Paoli est alors lieute­nant général des troupes de Corse, alors que Bonaparte n’est qu’un obscur militaire? C’est pour­tant de cette émeute de Pâques que date l’affrontement entre les deux hommes. Paoli représente dans l’île une certaine tradition bourgeoise, Bona­parte est l’homme des idées nouvelles.

Survient alors l’échec d’un coup de main, ordonné par Paris, sur l’île de Sardaigne. Cet échec est attribué, à tort, à Paoli, qui perd ainsi de fidèles soutiens. Les deux camps sont maintenant plus équilibrés et une guerre, larvée mais sans merci, S’instaure entre partisans de Paoli et de Bonaparte. Paoli, en soutenant l’opposition aux ordres de Paris, se met en quelque sorte hors la loi, au point que la Convention le déclare «traître à la Répu­blique française».

Du temps de son exil londonien, Paoli a noué des contacts. Il est donc naturel que, face à la France qui le désavoue, il fasse appel à l’Angleterre, ce d’autant qu’il ne cache pas ses sympathies pour la monarchie éclairée, alors que la France jacobine tente d’installer une idéologie qui lui répugne. De plus, Paoli croit que l’Angleterre est capable, non d’annexer l’île, mais d’assurer son autonomie.

La France et l’Angleterre sont alors en guerre et la flotte anglaise, qui n’a pu se saisir de Toulon, met le cap sur la Corse. Le port de Saint-Florent se rend après quelques bombardements et Bastia, après une longue résistance, capitule avec les honneurs de la guerre. La Corse est prise et, en accord avec les Anglais, Paoli prépare la «sépara­tion définitive» d’avec la France. Une nouvelle constitution, plus conservatrice que celle qu’il avait rédigée en 1755, est mise au point. Elle affirme les libertés individuelles et proclame la Corse «libre et indépendante», déclaration incompatible, néanmoins, avec le serment d’allégeance que doit prononcer chaque Corse à l’endroit du roi d’Angleterre.

La constitution prévoit aussi l’installation en Corse d’un vice-roi. C’est ainsi que Sir Gilbert Elliot prend ses fonctions. Timide, naïf, il croit aux vertus de l’Angleterre et des institutions. Peu instruit des pratiques corses, il est peu à peu manoeuvré par les clans rivaux en quête d’honneurs, de pouvoir et d’argent. Des querelles intestines l’amènent à exi­ler Paoli en Angleterre. Mais, dans les montagnes, le mécontentement augmente et la révolte gronde.

A l’extérieur, Bonaparte a pris en France la tête des armées du Directoire, il s’attaque victorieuse­ment à l’Italie et Londres perçoit l’impossibilité de défendre la Corse. Les troupes anglaises s’ap­prêtent donc à évacuer l’île, tandis que les pre­mières troupes françaises y prennent pied. C’en est fait de cet éphémère royaume anglo-corse qui, il faut le reconnaître, n’a pratiquement laissé au­cune trace dans la mémoire des Corses.

«Il faut que la Corse soit une bonne fois française.» Bonaparte a reconquis la Corse, il est chargé d’y rétablir l’ordre. «Pour que la Corse soit irrévo­cablement attachée à la République, il faut:

– Y maintenir toujours deux départements.

– N’employer dans les places à la disposition du gouvernement, aucun Corse.

– Choisir une cinquantaine d’enfants et les répartir dans les différentes maisons d’éducation, à Paris, ( … ) où ils puiseront l’attachement le plus ex­cessif pour la France…»

Deux siècles ont passé. Et, aujourd’hui encore, le statut de la Corse semble n’avoir pas changé. Instruits sur le continent, les fonctionnaires corses restent les plus sûrs alliés de Paris, l’île s’est dé­peuplée, le pouvoir y est représenté (depuis 1974, la Corse qui ne constituait qu’un département est à nouveau coupée en deux) par des préfets dont aucun n’a de racines insulaires. Les divisions et les clans font ce que ne réussirait pas l’usage de la force: la Corse, malgré ses aspirations profondes à la dignité et à la différence, est totalement dépendante du pouvoir et de l’économie de la France métropolitaine.

Un nouveau statut a été promulgué en 1982. Mais son éventuel succès dépendra des Corses… et il n’y en a presque plus sur l’«Ile de Beauté».

 

 

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