KGB

 

Russie 2006 202

Moscou mais pas n’importe où : Hôtel National, 400 dollars la nuit ! Je tenais absolument au National. Un vieux compte à régler. L’histoire remonte à 1971. Un peu plus d’une génération. Mais des souvenirs encore très précis.

Début 1971. C’est au cours d’un long reportage au Chili d’Allende que, lors d’un des rares contacts téléphoniques avec l’Europe, j’apprends que mon père est malade d’un cancer de la bouche. Je le retrouve quelques semaines plus tard en Europe, déjà diminué. A cette époque, j’entretiens des rapports fréquents et amicaux avec les V., de vieux amis juifs d’origine russe, installés à Genève. Jacques a échappé de peu aux camps de la mort. Arrêté à Paris, il a réussi à sauter du train qui l’emmenait vers l’Allemagne. Isabelle, sa femme, est depuis toujours folle de lui. L’amour qui les unit, alors qu’ils approchent de la soixantaine, est exemplaire. Jacques travaille, irrégulièrement, comme traducteur pour diverses organisations internationales. Isabelle est la correspondante du Monde à Genève. Elle était à Prague le 21 août 1968, bloquée comme ses rares confrères présents en Tchécoslovaquie et profitant de cette captivité pour entreprendre un livre sur le sujet, alors que de mon côté je couvrais l’invasion soviétique par téléphone, seul au monde pendant trois jours à avoir pu établir la liaison avec Prague, coupée du monde, pour Europe 1.

La Tchécoslovaquie n’était pas seule à nous rapprocher. J’avais avec eux deux défilé en 1967 pour soutenir Israël menacé par une attaque arabe et, même si j’avais rapidement pris mes distances lorsque m’était apparu le double discours israélien, victime mais conquérant, nous avions rapidement partagé une autre utopie réaliste, l’expérience socialiste de Salvador Allende au Chili. Jacques et moi nous étions d’ailleurs trouvés au même moment à Santiago, lui pour une conférence internationale et moi pour un reportage radio.

Et c’est donc au début de 1971 que, presque par hasard, les V. ont attiré mon attention sur les juifs de Leningrad, dont un petit groupe venait de tenter un détournement d’avion. Le même jour, il y avait chez eux, à Genève, une jeune femme française d’origine russe, I., qui avait été, peu de temps auparavant, l’interprète de Valéry Giscard d’Estaing lors d’une visite à Moscou. Très rapidement, nous avons décidé de tenter ensemble un reportage sur ce sujet difficile. La Radio suisse était d’accord. Il y avait une certaine urgence car Maurice Schumann, alors ministre français des Affaires Etrangères, devait se rendre en URSS le mois suivant et nous pensions, sans doute à raison, qu’en cas de pépin lors de notre propre expédition, les services soviétiques hésiteraient à deux fois avant d’arrêter deux citoyens français au risque de compromettre la visite et les relations diplomatiques avec la France. Est-ce cela qui nous a finalement sauvés de quatre années de prison, ou qui y a participé, nous n’en avons jamais rien su mais j’ai tendance à penser que oui, ne serait-ce qu’au travers de l’aide particulièrement efficace que nous a plus tard apportée l’attaché militaire français à Moscou, aide qui aurait sans doute été plus modeste s’il n’avait, lui aussi, perçu les risques que pouvait faire courir notre affaire sur le bon déroulement de la visite de son ministre.

Et nous voilà partis, nantis bien sûr d’un banal visa de touristes. Quelques petites aventures à Kiev puis voici Leningrad. Dans le minuscule carnet qui ne quitte jamais ma poche, le contact avec un groupe clandestin de peintres contestataires à tendance religieuse ainsi que l’adresse d’une famille juive qui doit pouvoir nous mettre en contact avec ceux des complices juifs qui n’ont été ni arrêtés ni tués après le détournement. J’ai aussi dans une mallette, à l’intention d’un général à la retraite vivant à Moscou, un exemplaire des mémoires de Khrouchtchev, interdits en URSS. Je transporte également un mini enregistreur de marque Nagra Kudelski, dont le modèle a été initialement créé pour la CIA américaine mais dont quelques exemplaires sont depuis peu vendus à des professionnels. Plusieurs enregistrements assez compromettants ont déjà été réalisés à Kiev lorsque nous arrivons à Leningrad. Nous y rencontrons sans vraies difficultés les peintres mais, lorsque nous nous rendons à l’adresse de la famille juive, nous tombons dans une souricière qui n’a sans doute pas été tendue pour nous mais à laquelle nous échappons de justesse en quittant rapidement le couloir surveillé puis en traversant en zigzag l’avenue, en faisant mine de monter dans un trolleybus et en reculant à pas de loup vers les premières marches de la bouche de métro, le temps d’apercevoir deux Volga noires prenant en filature le trolley dans lequel nous ne sommes pas montés. Ouf!

Nous revoici à l’hôtel où nous nous fondons à nouveau dans le groupe de touristes visitant St Petersbourg, alors Leningrad. Ni vus ni connus puisque la famille juive ne connaissait pas nos noms ni même notre intention de lui rendre visite. Si les policiers l’ont interrogée, ils ont forcément été bredouilles. Encore une ou deux visites de groupe et, le lendemain, nous embarquons dans l’avion d’Aeroflot pour Moscou. A la nuit noire, transfert à l’hôtel National. De notre chambre, nous observons en cet hiver 1971 la silhouette du Musée national, les créneaux du Kremlin et au loin, rutilants et illuminés, les bulbes de St Basile.

Une éternité plus tard, me voici à nouveau à l’hôtel National, sans vue directe hélas sur le Kremlin car, pour ne pas trop alourdir la note, nous avons décidé de dormir dans une chambre donnant sur l’arrière.

Sur chacun des paliers, l’inévitable dame en tablier blanc assise derrière un bureau craspet a disparu. Les couloirs n’exhalent plus cette odeur de désinfectant chimique aux vagues relents de hachich froid et les tapis ont perdu de leur insondable tristesse. Même les chambres ne sont plus les mêmes. Je ne reconnais ni les stucs du plafond ni la disposition de la salle d’eau, ni les lits autrefois molassons sur lesquels, après qu’eut éclaté notre mésaventure, I. et moi nous étions jetés à corps perdu, aussi souvent que nous le permettait la nature, dans des étreintes sans amour dont la seule fonction était de désamorcer l’angoisse froide montant en nous, face au pétrin dans lequel nous nous étions mis et aux années de prison que risquait de nous valoir notre irresponsable entreprise. Car, bien sûr, le KGB avait retrouvé notre trace.

Au début, la vie semblait avoir recommencé comme avant. A l’hôtel, nous nous préoccupions davantage de la qualité des petits-déjeuners et des minables sandwiches au concombre que des heures d’angoisse vécues à St Petersbourg. J’avais toujours en poche le précieux petit carnet et nous envisagions encore d’établir le contact avec le fameux général. En attendant, nous avons fait le tour des environs immédiats, pris la mesure de la Place Rouge, du Mausolée de Lénine, de la façade du Goum arborant l’immense panneau sur lequel, sur fond rouge, Marx, Lénine et Engels toisaient le socialisme obligatoire de tout un empire.
Tout a alors changé, le troisième jour, lorsque nous sommes avisés de sortir dans la rue. Déjà, à la réception, deux ou trois hommes en gris nous observaient attentivement et, dès que nous eûmes franchi le tourniquet, quatre autres prirent le relais, ne nous lâchant plus d’une semelle. Ostensiblement. Etait-ce la fête du 1er Mai ou plutôt la préparation de celle du 9 à venir, célébrant l’anniversaire de la victoire sur l’Allemagne. Je me rappelle que la Place Rouge avait été progressivement vidée de ses visiteurs et que même l’esplanade située devant l’hôtel était devenue le terrain d’exercice de diverses unités de sécurité. Deux hommes anthracite, fusil mitrailleur en bandoulière, avaient même fait irruption dans notre chambre pour vérifier que nous n’avions pas d’armes et qu’il nous était impossible d’ouvrir la fenêtre, dont ils nous avaient sèchement priés de ne pas nous approcher. Avaient-ils effectué la même opération dans toutes les chambres ou leur incursion nous était-elle personnellement destinée? Je ne me suis posé la question que plus tard.

Nous voilà donc serrés au plus près à chacun de nos pas, sauf dans les magasins pour touristes devant lesquels les policiers se contentaient de faire le guet en attendant notre sortie. Au début, nous persévérions dans notre volonté de sortir de l’hôtel, deux fois par jour au moins, et de les provoquer, nous demandant avec inquiétude jusqu’où pouvait aller la traque et, surtout, à quel moment serait prise la décision de nous arrêter. Peu à peu cependant, nous nous sommes dit, à tort sans doute, que notre sécurité serait mieux garantie à l’intérieur de l’hôtel. Il nous semblait qu’en cas d’interpellation, nous pourrions crier avec l’espoir d’alerter un des membres de notre groupe ou un des nombreux autres étrangers qui peuplaient le National.

Il me semblait urgent de prévenir nos proches, en France et en Suisse, de la situation. A l’époque, le téléphone portable n’existait pas et il était impossible d’utiliser une des nombreuses cabines en plein vent installées dans les rues, leur portée ne dépassant pas Moscou. De toute manière, puisqu’en toute logique notre filature devait s’accompagner d’une surveillance téléphonique, autant appeler de la chambre, histoire de faire comprendre à nos poursuivants que nos ennuis étaient désormais connus hors de l’URSS.

Hélas! La ligne de notre chambre était totalement interrompue. Impossible de composer le moindre numéro ni même de communiquer avec la centrale. A la réception, on nous indiqua qu’il s’agissait d’une simple panne qui serait bientôt réparée. Quant à appeler l’étranger directement de la conciergerie, c’était impossible. La situation devenait inquiétante.

De retour dans notre cambuse, nous nous sommes vraiment sentis prisonniers. Et que peuvent faire deux prisonniers s’ils ont la particularité d’être homme et femme? Désormais, nos activités se partagèrent ainsi entre longs accouplements désespérés et tentatives pour faire disparaître des documents compromettants. Les bandes magnétiques du Nagra ne pouvaient être détruites mais l’appareil comportait une position dans laquelle toute utilisation se soldait par un nouvel enregistrement, effaçant à jamais le document préalablement enregistré. Je pensais benoîtement que cela pourrait suffire, que les hommes du KGB n’avaient jamais vu un tel enregistreur et qu’ils effaceraient ainsi, sans se douter de rien, l’ensemble des documents accumulés sur une demi-douzaine de bobines. Dois-je rappeler que j’avais vingt-sept ans, un âge où la candeur n’est pas encore une tare?

Pour les mémoires de Khrouchtchev, nous n’avions pas trop d’inquiétude. Le livre n’était pas un brûlot et, même si sa possession n’était pas autorisée, c’eut été aux douaniers de nous le confisquer à notre entré sur le territoire. Non, le seul vrai problème, c’était mon carnet. Il contenait l’adresse de plusieurs personnes que sa saisie aurait pu mettre en grave difficulté et comportait aussi des notes qui auraient pu être utilisées contre nous.

Impossible le faire brûler dans la chambre, bien sûr. Aléatoire de le faire disparaître dans les toilettes. Je détachai donc une à une les pages dangereuses et me mis à les mastiquer avant de les avaler. Si vous n’avez jamais tenté de manger du papier, je vous suggère d’en faire l’expérience afin de mieux saisit la difficulté qui fut la mienne. S’il se fût agi de papier toilette, par nature plus facilement dégradable, c’eût sans doute été plus facile. Mais du papier à écrire! C’est lisse, sec, tranchant, obstiné. Surtout lorsque la peur vous coupe l’appétit et que vos glandes salivaires refusent de sécréter la plus petite goutte de liquide.
Pour une quinzaine de pages, j’ai dû m’y reprendre à trois fois. Enfin, il ne subsista du carnet que la couverture noire et les deux agrafes, l’adresse et le numéro des deux ambassades suisse et française et un vague plan griffonné de Moscou.
Restait à sortir de là, pas tant de l’hôtel lui-même que de l’Union Soviétique en général. Le risque était en effet trop grand d’attendre simplement la date prévue du vol de retour. Il était vraisemblable que le KGB interviendrait avant et, de toute manière, nous risquions d’être retenus au moment du départ. Même si la surveillance méthodique des étrangers était la règle en URSS, il était évident que les mesures nous concernant ne relevaient pas du lot commun.

Que se passait-il exactement à cet instant précis ? Selon nous, le KGB avait rapidement fait le lien entre nous et la souricière de Leningrad. Nous avions ensuite été identifiés, moi peut-être comme journaliste, Irène certainement comme interprète de Giscard, ce qui avait un double effet, nous donner davantage d’importance à leurs yeux et augmenter leur crainte de commettre un impair. Depuis quelques jours, le Ministère soviétique des Affaires étrangères avait dû alerter ses représentations diplomatiques en France et peut-être en Suisse pour savoir mieux qui nous étions, quel pouvait bien être le but de notre voyage et quelle pouvait être aussi la protection diplomatique que nous pouvions espérer de la France, dont nous étions tous deux ressortissants, en cas de problème.
Nous prenions plusieurs bains par jour, ou du moins nous remplissions plusieurs baignoires, profitant du bruit de l’eau pour échanger à voix basse, micros inopérants, nos dernières informations, nos dernières impressions. Conclusion: il nous fallait passer à l’action. Prendre un taxi pour aller à l’ambassade ? Périlleux. Les chauffeurs opérant près de hôtels étaient tous des informateurs et nous risquions bien d’être détournés de notre but puis discrètement arrêtés sans qu’aucun des membres de notre groupe ne puisse s’en apercevoir. Et que ferions-nous de la précieuse mallette? La laisser dans la chambre l’aurait exposée à une fouille en règle; l’emporter aurait davantage incité les agents à nous intercepter.

Nous savions à peu près ce que nous risquions, quatre ans pour espionnage. Il fallait absolument éviter ça. Notre téléphone était toujours coupé. Un matin vers dix heures, en entrouvrant la porte, je m’aperçus que l’omniprésente bonne femme n’était pas à son poste derrière le vilain bureau de l’étage et que la porte de la chambre d’en face avait été laissée ouverte, sans doute par les femmes de ménage. Ne faisant ni une ni deux, je traversai le couloir sans être vu, refermai partiellement la porte de la chambre vide, empoignai le téléphone et, lorsque l’opératrice répondit, prononçai d’une voix détachée ce simple mot, Gorod, la ville. Miracle, la tonalité résonna aussitôt et je composai le numéro de l’ambassade de Suisse, dont j’avais pris la précaution de me munir avant le départ. Je demandai à parler avec l’ambassadeur dont je connaissais également le nom mais qui ignorait tout de ma présence ici, monsieur de S. Il était heureusement dans son bureau et son secrétaire ne fit aucune difficulté à me le passer.
– Monsieur l’ambassadeur, bonjour. Alex Décotte à l’appareil. Je vous appelle pour vous dire que nous ne pourrons pas honorer votre invitation à dîner demain soir mais que ce serait éventuellement possible ce soir.
Il ne me demanda même pas de répéter mon nom.
– Un instant, je demande à ma femme si c’est possible.
Attente de quelques secondes à peine, mais tellement longue à l’idée que quelqu’un pourrait me surprendre dans cette chambre qui n’est pas la mienne, ou que la communication soit interrompue.
– C’est possible, Monsieur Décotte. Où puis-je vous prendre?
– Hôtel National, chambre 117.
– Descendez plutôt à la réception. J’y serai à 17 heures précises.

Près de six heures à attendre. Une éternité. Pendant tout le temps qui nous séparait de la venue de l’ambassadeur, nous ne sommes pas descendus à la salle à manger, n’avons même pas permis aux femmes de ménage de faire nos chambres mais je crois bien qu’une fois encore, nous avons, d’une étreinte saccadée et comme impuissante, tenté d’abolir le temps.

Bien avant l’heure du rendez-vous, nous avons commencé à nous préparer et, quelques instants avant l’heure dite, nous avons descendu ensemble le grand escalier donnant sur le hall d’entrée. Je tenais à la main gauche la fameuse mallette, à la droite une valisette de moindre importance, au cas où nous ne pourrions revenir à l’hôtel avant de quitter le territoire soviétique, simple hypothèse. I. descendait mains nues.

Alors que nous étions aux deux tiers de l’escalier, déjà scrutés par deux homme en gris dont je reconnaissais ou moins l’un, une longue Mercedes bleu métallisé s’arrêta juste devant le tourniquet, fanion officiel suisse déployé. De la place du passager, un homme descendit prestement, long, élégant, cheveux poivre et sel plaqués en arrière. Le portier en livrée poussa le vantail. L’homme vint directement vers moi, d’un pas décidé, sans se soucier de la présence de quiconque et sans détourner le regard du mien. Nos gardiens eurent-ils l’idée de l’intercepter ? A sa détermination, il était certain qu’ils auraient couru à l’incident diplomatique. Il ne se passa rien et l’ambassadeur, sans même me tendre la main pour que je n’aie pas, fût-ce un instant, à me dessaisir de la valisette, se contenta de me saluer d’un geste de la tête et s’empara de mes deux bagages, fit demi-tour vers le tourniquet après nous avoir fait signe de le suivre. Nous n’avions pas prononcé un seul mot. Les hommes du KGB nous regardaient passer, médusés, mais n’intervenaient toujours pas. L’ambassadeur nous indiqua la portière arrière de la Mercedes et, sans jamais lâcher nos deux mallettes, sauta dans la voiture par la portière avant, que le chauffeur lui avait ouverte de l’intérieur, sans quitter son poste.

La chambre d’aujourd’hui ne ressemble pas à la chambre d’alors, le couloir non plus hormis son gabarit et la disposition en quinconce des portes mais, lorsque je me retrouve au sommet de l’escalier, le doute n’est plus permis. Ce sont bien ces marches que je descendis en mai 1971. C’est bien en bas, sur la droite, que se trouvaient les hommes du KGB. C’est bien par cette porte, qui ne disposait pas encore d’un sas, que l’ambassadeur de S. s’est avancé vers moi. Ici même qu’il a empoigné les mallettes et qu’il a fait demi-tour sous l’oeil incrédule des agents en civil.

Ne serait-ce que pour revivre en trois dimensions ce moment que ma mémoire avait si fortement gravé et peut-être déformé, il était important que nous habitions dans cet hôtel et nulle part ailleurs.

La peur m’a quitté depuis longtemps, même si le souvenir en surgissait parfois à l’improviste. Le communisme a vécu. Dans la rue Arbat, on se fait photographier à côté de Poutine en effigie et la presse semble disposer de la même liberté que celle des médias occidentaux. On voit moins d’ivrognes dans les rues. Ici aussi, la peur s’est évanouie. Encore que… Notre bonne amie russe, Olga, me rappelle à l’ordre lorsque je prends une photo dans le métro:
– Ici, c’est interdit. Un milicien pourrait t’arrêter et te mettre une amende. Même chose pour traverser la rue en-dehors des clous, ce qui, soit dit en passant, est aussi parfaitement suicidaire. Lorsque deux miliciens ferment tout à coup au public la moitié d’un jardin, personne ne proteste et c’est à peine si un jeune homme un peu plus courageux ose demander une explication.
– Raison politique.
Voilà qui ne veut rien dire mais qui reste évidemment sans appel. Preuve aussi que toute décision « politique » est par nature incontestable.
En revanche, on ne voit pratiquement plus de voitures Volga de couleur gris KGB, aux occupants vêtus de gris KGB. Le nom du KGB, toujours installé à la Liubianka de triste mémoire, est devenu FSB. On ne s’y préoccupe plus guère, officiellement, de l’opinion des citoyens de base. Le pouvoir a bien compris que les éventuels contestataires ne sont pas dans la rue mais dans les médias, dans les grandes entreprises et parmi la mafia des nouveaux parvenus. C’est là que se livrent les combats les plus obscurs, ces combats dont Poutine est à ce jour toujours sorti vainqueur, justement parce qu’il fut précédemment le chef de ce KGB devenu FSB.

Retour en 1971. A bord de la Mercedes bleu métallisé, nous étions partis en trombe vers l’ambassade de Suisse. En trombe également, plusieurs Volga s’étaient lancées à notre poursuite, pneus crissant sur les pavés de la place. L’ambassadeur tenait toujours les deux mallettes entre ses jambes et jetait un regard interrogateur à son chauffeur qui, d’une mimique, lui répondit que lui non plus n’avait jamais vu un tel déploiement de force. Nous étions manifestement des clients importants.

A haute voix, l’ambassadeur nous prévint que nous ne devions parler de rien d’important dans la voiture, qui était certes inspectée régulièrement par ses propres services de sécurité mais qui, depuis le dernier contrôle, avait dû être amenée une fois dans un garage. Or, une fois suffit aux agents pour dissimuler un micro-émetteur.

A l’arrivée à l’ambassade, un coup de klaxon convenu et la haute grille du portail s’ouvre pour se refermer aussitôt sur notre passage. L’ambassadeur descend de voiture sans toujours lâcher les deux mallettes, passe par la porte principale que lui ouvre un agent et nous fait signe de monter dans son bureau, où il les range précautionneusement dans un placard qu’il referme à clé, toujours sans dire mot. Nous redescendons dans le jardin et nous mettons à marcher sous les arbres. C’est là seulement qu’à voix basse il nous demande de lui raconter notre aventure.
Rapidement, l’affaire lui semble trop grave pour qu’il puisse espérer la régler par un ou deux coups de fil, surtout dans la mesure où ni I. ni moi ne sommes suisses. Revenu dans le bâtiment, il appelle au téléphone un diplomate de l’ambassade de France, qui se révélera être l’attaché militaire, c’est-à-dire, secret de polichinelle, l’honorable correspondant des services secrets français. L’ambassadeur de S. lui parle peu de notre cas mais indique que la situation lui semble préoccupante. Son interlocuteur lui fait savoir qu’il nous attend sur le champ à l’ambassade. Nous voilà repartis dans la même voiture, mais sans les deux valises et leur précieux contenu. L’ambassadeur de S. se chargera de les faire parvenir en Suisse, soit par la valise diplomatique, soit à l’occasion de ses prochaines vacances au pays, dans trois mois.

Le ballet des Volga grises a repris mais la distance entre les deux ambassades est courte. Celle de France est splendidement située, dans la zone résidentielle pour ne pas dire officielle. Ici comme là-bas, la lourde porte de fer coulisse et se referme aussitôt. L’attaché militaire est là qui nous attend. M. de S. nous le présente. L’homme, dans la cinquantaine, n’est guère avenant, ni avec nous ni même avec son collègue suisse, pourtant protocolairement plus haut placé. De toute évidence, il se serait bien passé du cadeau empoisonné que nous représentons. M. de S. repart presque aussitôt. Nous ne le reverrons plus mais le moment n’est guère propice à des effusions ni même à des remerciements trop marqués.

Avec l’attaché militaire, nous allons d’abord dans le jardin, où personne ne peut sans doute nous espionner. L’homme est à peine aimable. Apparemment, il sait qui est I., même s’il ne l’a pas personnellement rencontrée lors de la visite de Giscard à Moscou. Il ne sait rien de moi. Nous expliquons rapidement les motifs de notre voyage, les péripéties déjà vécues. Je le vois lever les yeux au ciel, pour mieux souligner notre inconscience mais, déjà, il prend notre affaire à bras le corps. Nous comprenons à demi-mot qu’il a précédemment établi un premier contact avec les services de renseignements soviétiques. Notre cas est-il déjà réglé ? Dans quel sens ? Telle est la question, telle est notre inquiétude.
– Nous allons monter ensemble dans mon bureau et là, vous ferez exactement ce que je vous dirai.

Un planton, quelques marches et le bureau, une bibliothèque vitrée, deux fauteuils de cuir fatigué et une simple chaise. Sous la lampe jaunasse, une petite pile de dossiers sont l’un est ouvert. Le nôtre sans doute. L’homme s’installe derrière le bureau avant de nous inviter à faire de même, face à lui. Dans un long silence, il nous montre, index levé, le banal lustre flétri et fait en même temps, de la tête, un signe d’acquiescement auquel il attend réponse identique de notre part. Oui, nous avons bien compris que le plafond recèle un ou plusieurs micros et que nous sommes écoutés. Notre interlocuteur ne cherche pas à s’y soustraire, bien au contraire.
– Vous êtes de dangereux irresponsables qui mettez en danger votre propre liberté et les bonnes relations de notre pays avec l’Union Soviétique.
Sa voix a enflé, se fait militaire, cassante, presque hargneuse. Mais ses traits n’ont pas changé et continuent à refléter une indifférence polie.
– Savez-vous au moins ce que vous risquez? Je vais vous le dire, moi. Vous risquez quatre ans de prison pour espionnage. Et les prisons russes, ce n’est pas les prisons françaises. Quatre ans. C’est la loi. Elle s’applique à quiconque viole les règles de l’Union Soviétique.

Pendant un instant, en silence, l’homme consulte son dossier, notre dossier. Mais sans doute ne lit-il pas vraiment. Comme au théâtre, cette césure est destinée à marquer que nous passons à l’acte suivant.
– Je vais vous faire raccompagner à votre hôtel mais auparavant, comme citoyens français, il vous faut vous engager devant moi, qui représente l’Etat français, à ne rien publier, ne rien écrire de ce que, de manière totalement illégale, vous avez pu apprendre, enregistrer ou photographier dans ce pays. Rien, vous m’entendez bien, rien. Sous aucun prétexte. Au moins pendant la durée que vous devriez normalement passer dans les prisons russes. Rien pendant quatre ans. Quatre ans. Pour que les choses soient bien claires, que je sois certain d’avoir été bien compris, je vais vous demander de vous y engager maintenant, solennellement, à haute et intelligible voix…

Pour la seconde fois, il marque une pose et son regard va fixer un instant le plafond avant de se poser à nouveau sur nous. Cette fois, il a l’air sérieux, concentré, préoccupé, comme si, de notre comportement et de notre engagement, dépendait non seulement notre avenir mais aussi une partie du sien. Il fixe I., qui est de nous deux la plus âgée. Il sait aussi que, du fait de son engagement épisodique par la diplomatie française et du souhait qu’elle a de conserver cette possibilité, elle se sentira davantage tenue par sa promesse. Il sait enfin qu’aux yeux ou plutôt aux oreilles de ceux qui nous écoutent en ce moment, elle est le personnage important, peut-être même l’inspiratrice, alors que je suis que menu fretin.
– Je vous écoute…
– A titre personnel, je regrette profondément d’avoir entrepris cette misérable aventure. Je sais que, même si nous n’y avons pas suffisamment réfléchi, elle est de nature à porter atteinte aux relations établies entre nos deux pays. Je suis consciente aussi du risque absurde que j’ai pris pour moi-même. Je m’engage solennellement devant vous à ne faire état d’aucun des épisodes de notre voyage. Je pense que cet engagement sera aussi celui de mon ami, Monsieur Décotte.

Le temps reste un instant suspendu. I. semble chercher dans le regard de notre interlocuteur un signe confirmant qu’elle a effectivement énoncé toutes les promesses qu’il attend d’elle. Ce geste ne vient pas mais, lentement, l’homme se tourne vers moi, qui énonce à mon tour :
– Comme mon amie I., je regrette de m’être fourré dans ce pétrin…
L’homme fronce les sourcils, comme pour me signifier que ces termes argotiques ne sont pas forcément compris par nos invisibles auditeurs.
– … de m’être jeté dans cette aventure irresponsable. Comme journaliste, je m’engage à ne rien publier, diffuser, écrire sur ce que nous avons appris ici. Comme homme, je regrette d’y avoir attiré I. et de l’avoir ainsi placée dans une situation dont elle n’est nullement responsable.

L’homme semble apprécier. Il se lève, nous invite à faire de même.
– Je ne sais pas si vous pourrez éviter la peine que vous méritez. Je l’espère vraiment. Je vais m’entretenir de votre cas avec mes homologues…
Une troisième et dernière fois, son regard file vers le plafond avant de retomber sur nous, pesant, insistant.
– De retour à l’hôtel, vous rejoindrez votre groupe de touristes et vous ne le quitterez plus jusqu’à votre départ. Quand partez-vous?
– Mercredi soir par le vol d’Aeroflot pour Vienne.
– Je vous accompagnerai moi-même à l’aéroport, jusqu’au passage des contrôles de police. Ensuite…

Nous sommes revenus sans encombre à l’hôtel, hormis les deux Volga grises et les trois agents en civil à l’entrée. Il était trop tard pour espérer dîner, bien que l’appétit nous fût un peu revenu. Nous nous sommes donc rabattus sur une sorte de sandwich, pain blanc rassis, tranche écornée d’un vieil esturgeon, rondelle d’oignons et demi concombre à la russe. Pourtant, revenus dans la chambre où nous nous étions rongé les sangs plusieurs jours durant, l’inquiétude nous a repris. Et si les Soviétiques ne se satisfaisaient pas de notre engagement ? Si un agent faisait tout à coup du zèle ? Si nous étions interpellés à l’aéroport au-delà du passage des contrôles, après avoir pris congé de l’attaché militaire. Si, si, si… Mais au moins avions-nous la certitude que nos documents, désormais à l’abri à l’ambassade de Suisse, ne tomberaient pas aux mains de nos hôtes, atténuant d’autant les accusations qui pourraient peser sur nous.

A cette angoisse qui refusait de nous quitter, nous avons opposé notre seule arme, celle que nous avions mise au point au fil des jours et nous nous sommes aimés encore et encore, jusqu’à ce que le sommeil nous avale.

Dans notre gorge, l’étau ne s’est jamais desserré jusqu’a l’heure du départ. Même lorsqu’en groupe, suivant les recommandations de l’attaché militaire, nous avons visité je ne sais plus quelle usine emblématique du socialisme triomphant, ou lorsque nous avons traversé la Place Rouge, passant devant le mausolée de Lénine, léchant les bulbes de St Basile aux allures de boules de glace multi parfums.

Puis vint je jour. L’attaché fut à l’hôtel à l’heure dite, avec voiture noire et chauffeur. Il nous fit prévenir dans la chambre, dont le téléphone fonctionnait à nouveau, miraculeusement. Nous descendîmes dans le hall où attendaient déjà les autres membres du groupe. Le séjour ayant été payé via Intourist, il ne nous restait qu’à déposer notre clef et à empoigner nous-mêmes nos valises, que le chauffeur de l’ambassade ne prit pas la peine de nous aider à charger dans le coffre. Nous anges gardiens étaient bien sûr présents, sans doute un peu moins attentifs qu’aux heures les plus denses de la filature mais ne ratant pour autant pas le plus petit de nos gestes ou de ceux de l’attaché militaire.

Cap sur l’aéroport. Si mon souvenir est bon, il doit être dans les trois heures de l’après-midi, le ciel est bas, il pleuvine. Il serait intéressant aujourd’hui, 35 ans après, de vérifier la météo de ce jour précis. Le ciel était-il si bas ? La bruine menaçait-elle vraiment ? Quelle est la part de l’imaginaire ? Qu’ajoute l’émotion du souvenir ? Le temps n’est-il gris que pour refléter ou amplifier ce que je crois avoir été notre sensation à cet instant ?

Au sortir de la voiture, le chauffeur resté au volant, l’attaché militaire ne nous quitte plus d’une semelle. Dans l’auto, il a gardé un silence total qu’il nous explique maintenant:
– On ne sait jamais…
La voiture serait-elle, comme celle de l’ambassade de Suisse, passée récemment au garage?
– Il ne devrait rien se passer mais les contrôles vont être longs. Ne vous énervez en aucun cas. Etes-vous certains de n’avoir rien de compromettant sur vous ou dans vos bagages? Quelqu’un a-t-il pu s’en approcher hors votre présence ?
– Nous sommes certains que non.
– Alors, allez-y.

Contrôle douanier d’abord. La file est longue. Nous échangeons quelques mots sans importance avec un couple de Français. Ils nous montrent les cartes postales qu’ils viennent d’acheter. Nous y jetons un oeil et les leur rendons aussitôt. Ils franchissent le contrôle assez rapidement, les douaniers se contentant d’entrouvrir leur bagage et de les palper négligemment.

Tel n’est pas notre cas. Fouille complète de nos valises, trousse de toilette ouverte et inventoriée, vêtements palpés, livre soupesé et secoué, tranche vers le bas, pour en faire tomber une éventuelle feuille volante. Puis fouille au corps, attentive, précise, à la limite de l’impudique. Portefeuille scruté. Paquet de cigarettes aussi, à l’époque je fumais beaucoup. Rien, ils ne trouvent rien, ils n’ont rien trouvé. Le gradé referme une valise puis l’autre et fait un signe à son subordonné, qui file aussitôt vers le guichet de police que nos deux Français, après un lent piétinement, s’apprêtent à franchir. Le douanier frappe l’épaule de l’homme, qui se retourne. Le couple, qui était pourtant passé sans encombre, est invité à revenir à la cabine de fouille de la douane. L’un après l’autre, ils subissent le même sort que nous. Pas un seul de leurs effets n’est épargné. Mais ils ne transportent rien de compromettant, bien sûr, et se demandent ce qui a bien pu leur valoir ce traitement spécial, ignorant que les douaniers recherchaient sur eux ce qu’ils n’avaient pas trouvé sur nous et que nous aurions pu leur remettre lorsque nous avons, un instant, tenu en mains leurs insignifiantes cartes postales.

Nous avons vécu toute cette séquence sans l’aide de l’attaché militaire, que nous devions retrouver après les formalités dans la salle d’embarquement à laquelle son passeport diplomatique lui donnait accès.

Le contrôle des passeports ne prend pas plus d’une minute, le préposé tamponne rapidement la page du visa. Revoici l’attaché, soulagé. Et nous donc! Appel des passagers, porte 4. L’attaché nous serre la main et se retire de quelques mètres, bien décidé à ne pas tourner les talons avant que nous ayons posé le pied sur le tarmac. Voici l’échelle de coupée, les deux hôtesses mal fagotées, la rangée de siéges à la têtière douteuse. Et deux passagers solidement installés depuis plusieurs minutes déjà. Gris muraille. Je reconnais l’un d’entre eux, qui ne se cache pas de suivre notre progression dans le couloir. Nous sommes placés deux rangées devant eux, en quinconce. Que nous veulent-ils ? J’imagine qu’ils ne vont pas prendre le risque d’atterrir à Vienne, à moins qu’ils ne disposent de passeports diplomatiques. Peut-être vont-ils abandonner leurs sièges et quitter l’avion juste avant que l’échelle ne soit remontée. Non! Voici que la porte est fermée par l’hôtesse. Ils sont toujours là, impassibles. Veuillez attacher vos ceintures. Déjà le bout de piste et la vapeur dense qui tombe sur nous des bouches d’aération, une spécialité Tupolev. A l’aller, j’avais même craint un début d’incendie mais l’indifférence des autres passagers m’avait vite rassuré, tout était normal.

L’appareil file, souple, sur la piste, se cabre à peine pour prendre son vol, la buée s’intensifie encore avant de s’estomper un peu. Nous entendons le bruit caractéristique du train d’atterrissage qu’on rentre. Les deux hommes nous observent toujours, je le devine par l’interstice de nos sièges, sans totalement me retourner. Le signe d’attacher les ceintures s’éteint. Presque aussitôt, l’homme assis près du couloir se lève, s’avance dans notre direction, nous dépasse, rejoint l’hôtesse encore assise à contresens, lui parle brièvement. Elle se lève et s’approche de la porte étroite menant au poste de pilotage, frappe comme s’il s’agissait du bureau de son chef, attend un instant puis entrouvre le battant, échange un ou deux mots avec le pilote que nous ne voyons pas, puis ouvre plus largement. Notre homme pénètre dans la cabine de pilotage. Il y restera une bonne dizaine de minutes avant de regagner son siège sans nous jeter le moindre regard.
Le vol pour Vienne est prévu pour durer un peu moins de trois heures. I. et moi nous tenons la main sur l’accoudoir, fermement mais sans véritable tendresse, comme s’il s’agissait pour nous de rester solidaires, unis, jusqu’à ce que nous ayons enfin touché la terre ferme, retrouvé la liberté.

Nous ne sommes partis que depuis un peu plus d’une heure, nous traversons une large zone de nuages peu denses, nous entendons le régime des réacteurs qui baisse une première fois, puis une deuxième. Nous perdons de l’altitude. On nous demande en russe d’attacher nos ceintures. Derrière nous, les deux hommes semblent rire sous cape mais ce n’est peut-être qu’une impression.

Nous atterrissons entre chien et loup. Il pleut. La peur nous a repris, glaciale, tétanisante. Le chef de cabine vient d’annoncer Kiev et, à en juger par la réaction surprise et néanmoins fataliste des passagers russes, cette escale n’était pas prévue.

Lorsque l’avion se sera immobilisé, nous en sommes sûrs, le signe demandant aux passagers de rester attachés va rester allumé mais les deux hommes vont se lever, venir à nous et nous demander de quitter l’appareil avec eux. Certes, nous avons prévu d’appeler le Quai d’Orsay dès notre retour à Genève mais, compte tenu de l’heure de notre arrivée, le ministère des Affaires Etrangères ne s’inquiètera de notre silence, s’il s’en inquièe, qu’à partir de neuf ou dix heures, demain matin. Voilà qui, après l’escale impromptue à Kiev du vol direct Moscou-Vienne, laissera le temps aux agents soviétiques de nous cuisiner. Ou de nous mettre en prison. Ou, ou, ou…

L’avion s’est arrêté devant le bâtiment principal à peine illuminé et ruisselant d’eau. Comme prévu, le signe lumineux continue à demander aux passagers de maintenir leur ceinture attachée. Comme prévu, les deux hommes se lèvent calmement. Prennent dans le compartiment supérieur leurs deux lourds manteaux de feutre sombre, rigoureusement identiques. S’aident mutuellement à les revêtir. Se boutonnent calmement. Gagnent calmement la travée. Nous fixent. S’avancent dans notre direction. Parviennent à notre hauteur. Ralentissent le pas. Font mine de nous sourire. Tournent á nouveau le regard vers l’avant de la carlingue. Reprennent leur marche. Parviennent à la porte du poste de pilotage, entrebâillée. Saluent négligemment le commandant de bord qui, lui, leur répond avec déférence. Les deux hommes disparaissent par l’échelle de coupée qui reste longtemps, trop longtemps baissée. D’où nous sommes, nous n’apercevons pas le tarmac, ne pouvons voir si les deux hommes se sont éloignés de l’appareil ou s’ils ont au contraire été accueillis par d’autres, civils ou militaires, avec lesquels ils tiennent conciliabule.

Toujours pas un bruit en cabine. Seulement notre respiration retenue, notre coeur qui bat, bat, au rythme du grand tambour central des Indiens d’Amérique du Nord. Pow-wow. Danse de guerre ou danse de société ? Le chef de cabine se penche par la porte vers l’échelle, interroge d’un mouvement de la tête un interlocuteur invisible. Vont-ils venir nous chercher maintenant? Les conciliabules se poursuivent-ils. Les policiers attendent-ils un ordre formel pour venir se saisir de nous? Ou ce délai n’est-il après tout que celui, normal, d’une banale escale technique ? Un instant encore et le chef de cabine se met à remonter, lentement, cette échelle invisible qui était devenue l’organe essentiel de notre corps, l’unique objet de nos pensées, l’instrument indispensable de notre liberté.

Les réacteurs se sont remis à ronronner, une hôtesse vient vérifier la bonne fermeture de la porte, un peu de vapeur se remet à suinter par les orifices d’aération, l’appareil presque silencieux file sur le tarmac mouillé, les rares lumières s’éloignent imperceptiblement, le pilote fait le point fixe en bout de piste puis met pleins gaz. Le Tupolev s’élance, toujours aussi souple et léger. Nous quittons le tarmac sans même nous en apercevoir. Nous avons décollé plein ouest, ce qui est normal par mauvais temps, mais allons-nous conserver ce cap ou nous diriger vers une autre escale en terre soviétique ? Nous commençons à reprendre espoir. Les mains serrées sur l’accoudoir, nous n’osons pas encore nous regarder mais nos deux visages s’inclinent patiemment l’un vers l’autre. Nous conservons le cap, oui, nous conservons le cap à l’ouest. Vienne dans une bonne heure, si plus rien de désagréable ne survient.

Vienne. L’échelle de coupée appartient encore au Tupolev et, donc, à l’Union Soviétique mais le sol est autrichien. Nous y posons le pied, presque religieusement, dépassons plusieurs des passagers pour entrer parmi les premiers dans le bus. Nous nous serrons très fort, longtemps, ne pensant plus à rien, au point de faillir tomber quand le bus démarre.

Escale d’une heure. Juste le temps de courir au bar, de commander une bouteille de champagne, de vider goulûment nos verres, de nous enivrer et d’arriver pantelants au pied de l’avion de Swissair en partance pour Genève. Dans un peu plus d’une heure, nous serons de retour au bercail. Nous tiendrons notre promesse et garderons le silence pendant quatre ans, chacun de son côté. Nous ne referons jamais plus l’amour. D’ailleurs, nous ne nous reverrons jamais.

1971 / 2009

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