Un siècle de solitude

Chapitre suivant: Ushuaia, la ville la plus australe du monde

 ARGTDF_0012

Sur le versant chilien des Andes, le Pacifique apporte pluies et courants chauds jusque très au sud. La mince bande de terre qu’enserrent l’océan et les sommets est donc habitable, vivable, jusqu’à ce que Cordillère et Pacifique en viennent aux mains, sup­primant la bande côtière pour créer ces incroyables affrontements de glaciers en surplomb au-dessus des eaux, ces effrayants tumul­tes des glaces rompues plongeant en cadence, tous les deux ou trois ans, dans les eaux calmes et irisées.

Côté argentin, la plaine subsiste aussi longtemps que subsis­tent les terres, et enjambe allègrement le détroit de Magellan sans marquer de différence notable. Ainsi, la plaine fuégienne des envi­rons de Rio Grande ressemble comme une sœur à celle de la Pata­gonie. Du fait de la rudesse et de la sécheresse des vents, venus des Andes sur lesquelles ils ont déversé leurs pluies, du fait de la pau­vreté du sol caillouteux, du fait d’hivers d’une rare rigueur, on peut dire que la solitude, côté argentin, commence au sud du Rio Negro, latitude quarante degrés, pour investir indifféremment le Neuquen, la Patagonie et, bien sûr, la Terre de Feu.

Se rendre dans ces parages n’a jamais été de tout repos. Y survivre et s’y perpétuer est encore une autre affaire. La première estancia, créée dans la plaine fuégienne par José Menen­dez, ne date que de 1897. Les pâtures y sont si rares que les mou tons amenés des Malouines ont besoin d’immenses espaces, un hectare suffisant à peine à la nourriture d’un seul ovin. En hiver, les animaux cherchent en vain quelque buisson enfoui dans la neige. Beaucoup meurent de froid, de faim, d’épuisement.

Pourtant, les candidats à l’installation sont nombreux. En 1899, une vente de terres, la deuxième du genre, octroie près de 200.000 hectares à une poignée d’amateurs inconscients ou présomptueux. Beaucoup repartiront, quelques-uns s’accroche­ront à cette terre sans âme ni repos.

Aujourd’hui, il en reste une soixantaine de familles, installées sur des domaines dont le plus petit dépasse 5.000 hectares et le plus grand 70.000! Démesure ne signifie pas opulence. Aujourd’hui comme hier, la seule richesse est le mouton. La création d’entrepôts frigorifiques, la mise au point des techniques de surgélation, ont permis de commercialiser – à faible prix – la viande ovine mais la seule commercialisation vraiment rentable reste celle de la laine.

ARGTDF_0006

L’estancia fuégienne ou patagonienne est un monde fermé, un monde à part. Seul, sur le bord des rares routes qui traversent la plaine, un écriteau de bois, flanqué d’une éventuelle boîte à lettres, en signale l’existence mais l’œil du voyageur aura beau scruter l’infini, pas un toit, pas une construction, pas une fumée ne viendront lui enlever l’idée qu’il ne peut s’agir là que d’un mirage. Et gare à lui s’il veut aller se rendre compte sur place d’une réelle pré­sence humaine. Il risque fort d’y être accueilli à coups de gueule, voire de fusil.

Car l’estancia est un Etat dans l’Etat. Dirigée par le propriétaire (dueño de campo), elle est gérée par l’administrador, qui est un peu l’envoyé de Dieu (c’est-à-dire du dueño) sur la terre lorsque celui-ci, à la mauvaise saison, préfère dépenser ses revenus dans la capitale.

L’administrador commande une petite troupe à la tête de laquelle le capataz (contremaître) tient une place de choix. Alors que l’administrador reste dans les bâtiments de l’estancia, le capa­taz est sans cesse sur le terrain. C’est lui qui détient la responsabi­lité du troupeau, qui décide des périodes de vaccination, de marquage et de tonte. Lui qui choisit ses aides.

Les ovejeros (moutonniers) sont basés à l’estancia et vont cha­que jour à cheval faire le tour de la partie de l’estancia dont ils ont la charge. Ils conduisent le troupeau des prairies d’été aux prairies d’automne, détectent les animaux malades, réparent les clôtures endommagées et donnent la chasse aux voleurs.

Les puesteros sont plus casaniers. Ils habitent, parfois seuls, parfois en famille, les trois ou quatre maisonnettes que compte l’estancia  à respectable distance du bâtiment principal. Leur mission est surtout l’observation et leur présence permanente rappelle la propriété du dueño à ceux, voisins ou marauds, qui seraient ten­tés de l’oublier. La solitude d’un puestero est comparable, ressac des vagues mis à part, à celle d’un gardien de phare cantonné sur son rocher.

Enfin, à l’estancia même, vivent aussi les cuisiniers (le dueño a bon appétit…) et les peones, hommes à tout faire qui doivent aussi bien monter à cheval, tondre, réparer les constructions, nettoyer l’estancia et respecter tout le monde, puisqu’ils sont au bas de la pyramide.

Ce monde de l’estancia est un monde d’hommes. Seuls, le dueño et l’administrador (ainsi que le solitaire puestero) sont auto­risés à prendre femme. Les autres sont condamnés au célibat. Même une simple amourette avec une cuisinière ou une femme de cham­bre marquerait pour eux la fin de leur emploi. Les longues soirées d’hiver (en été, on travaille vingt heures sur vingt-quatre) se pas­sent donc entre hommes, bercées par des poèmes improvisés où la femme tient place de choix, des chansons traditionnelles, des airs de guitare et d’accordéon, des jeux de cartes ou de dés  -l’ovejero a tôt fait de perdre sa maigre solde – et les bagarres au cou­teau, d’une rapidité et d’une précision époustouflantes mais qui n’entraînent plus guère mort d’homme, une bonne estafilade au visage de l’adversaire constituant une preuve suffisante de sa défaite.

Ainsi coulent les jours en Terre de Feu, depuis près d’un siècle. Rien n’a changé et ce ne sont pas les pistes d’atterrissage dont dis­posent la plupart des estancias qui atténueront la solitude. Pour un homme (le dueño) qui peut choisir sa résidence au gré des saisons, une vingtaine d’autres sont implacablement rivés à ces espaces de démesure et de solitude où aucune surprise ne saurait animer la monotonie des jours.

Chapitre suivant: Ushuaia, la ville la plus australe du monde

 

Laissez un commentaire. Merci.