Le mythe et la réalité

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Dans mon enfance européenne, le gaucho est toujours arrivé en troisième place, juste derrière le cow-boy et l’Indien. Il était plus insaisissable que ses deux compagnons, plus imprécis, comme trop lointain. Que savions-nous alors de la carte du monde et de ce continent au même nom que celui du cow-boy – Amérique – agrémenté d’une inexplicable réticence – «du Sud»? Et comment le gaucho eût-il pu représenter, pour les gosses que nous étions, plus qu’une caricature?

L’âge venant n’a pas toujours vertu d’éclaircissement. Il aura fallu quatre longs voyages en Argentine, au Brésil, au Chili et en Uruguay pour que le gaucho prenne à mes yeux visage humain.

Mythe, symbole, «messie», ami. Le gaucho est tout cela pour l’Argentin d’aujourd’hui. Même le porteîio, l’habitant de Buenos Aires, y fait volontiers référence, lui qui n’a souvent vu de vaches que sur des cartes postales ou dans son assiette, et n’a généralement rencontré de gauchos que sur la scène d’un théâtre de boulevard. Haceme una gauchada signifie désormais «rends-moi service», «fais-moi l’honneur». Au siècle dernier pourtant, gaucho était synonyme de méchant et peu recommandable. Depuis, Martin Fierro est né dans l’imagination de l’écrivain José Hernàndez et a fleuri dans l’âme de tout un peuple. Les temps ont bien changé. L’obscur cavalier est devenu prétexte à imagerie d’Épinal.

Le gaucho est grand, le gaucho est fort. Il vit en solitaire, passant ses jour­nées à cheval,, pour guider ou surveiller d’immenses troupeaux. La pampa est son royaume, sa maison. Le sombrero le protège du grand soleil, les bottes des épines et des cailloux. Au lasso, il saisit un taureau à quinze mètres ou rattrape à la vitesse de l’éclair autruches, vigognes ou chevaux sauvages. Le gaucho est généreux. Tout ce qui lui appartient sera vôtre, si vous vous mon­trez digne de son amitié. Mais gare! Le gaucho sait jouer du couteau-, il boit, il est irascible. Calmé, il caresse la guitare, improvise, chante, fait la cour aux étoiles, avant de s’endormir au milieu du monde, la selle pour matelas, le poncho pour couverture, la liberté pour compagne, le cheval pour ami.

Tel est le gaucho, vous dira-t-on volontiers. Mais inutile de partir à sa recherche; il n’existe plus. Contentez-vous du mythe, la réalité a des airs de mauvaise fiction, le gaucho se rend en voiture au rodeo, exploite la terre comme un technocrate yankee, dort dans son lit.

Le gaucho, ne serait-il donc qu’un personnage de littérature? Est-il de chair, ce héros étrange brandi comme une carte de visite – ou comme une excuse, c’est selon – par votre interlocuteur? Et d’ailleurs, d’où vient ce nom, gaucho? A cela non plus on ne saura vous répondre précisément. Gaucho vient de guacho, un mot indigène signifiant orphelin, affirment les uns. Le gaucho, ré­torquent les autres, c’est le gauderio d’Uruguay et du Brésil; bref, le bandit. A chacun sa théorie. Certains soutiennent que gaucho est né de guanche, appellation des premiers habitants des îles Canaries, qui ont par la suite con­tribué à peupler les rives du Rio de la Plata. Hélas, le gaucho existait déjà lors­que les guanches débarquèrent. La confusion est complète.

Gauchos Livre français_0012  Pourquoi le mot gaucho ne serait-il pas né, comme le gaucho lui-même, des amours clandestines du cheval et de la pampa, de l’Espagnol et de l’Indien, comme par génération spontanée? Cette dernière explication, à défaut de bases scientifiques, a pour elle l’avantage du rêve et de la poésie. Et d’ailleurs, qu’importe, puisque le gaucho, qui ne craint pas la mort, ne se préoccupe guère de son acte de naissance.

Une seule chose est sûre: malgré les craintes de ses amis et le mépris de ses détracteurs, le gaucho vit. Pas comme autrefois, certes. La pampa n’est plus un désert et les fils de fer barbelés sont là pour le rappeler. Il ne suffit plus de tuer quelques animaux pour assurer sa subsistance, et les travaux des champs ressemblent de plus en plus à ceux d’une grande usine à viande. Mais le gaucho est là, il observe. Impossible de se passer de lui. Il est dans le corral de chaque estancia, dans le coeur de chaque Argentin.

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Eperon de style colonial de la région de Cachi (Salta).

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