Prague, 21 août 1990

 

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Au matin de ce 21 août 1990, les Pragois ont eu la stupeur de découvrir un char soviétique, grandeur nature, au beau milieu de la place Venceslas. Vingt-deux ans après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie, la farce eût été de mauvais goût si le tank, préalable­ment renversé et couvert de graffitis pacifistes, n’avait été un cadeau inattendu des Polonais de Solidarnosc à leurs amis du Forum civi­que. Une façon comme une autre de se faire pardonner d’avoir participé, vingt-deux ans plus tôt, contraints et for­cés, à cette mauvaise ac­tion.

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Hier matin, dès le petit jour, des grappes, d’étudiants grimés et costumés ont commencé à sillonner les rues du vieux Prague, mimant d’une ab­surde dérision les «hauts faits» de la prise de la ville, un caricatural militaire décoré de l’étoile rouge tenant en laisse une pauvre fille seulement vêtue du drapeau tchécoslovaque, immenses poupées de papier mâché faisant la nique aux passants et s’invectivant de rodomontades sonores.

L’après-midi, sur le célèbre pont Char­les, ces mêmes étudiants, rejoints par des amis hongrois, polonais et même ouest-européens, offraient à la foule des badauds, avec un clin d’oeil appuyé, le « goulach  de l’intervention », particulièrement relevé, accompagné par un accordéoniste balbutiant un air russe.

Dubcek à peine vieilli

Dans l’ancienne mairie, tendue de velours et d’or, le ton était plus grave. Alexandre Dubcek et la ville de Prague décernaient la citoyenneté d’honneur à Elena Bonner, la veuve d’Andrei Sakharov, et à sept des citoyens soviétiques qui, le 21 août 1968, avaient pris, sur la place Rouge, le risque de dénon­cer le forfait de leur pays.

Dia126.0035 (2)Tchécoslovaquie

Le 1er mai 1968, j’avais eu la chance de rencontrer, pendant quelques minu­tes, Alexandre Dubcek. Hier, le temps de quelques mots, je l’ai retrouvé à peine vieilli, proche et distant, comme si vingt ans de rebuffades et d’exil inté­rieur ne l’avaient pas atteint. Mais la ferveur des foules ne l’accompagne plus. Les Pragois lui reprochent, malgré tout, d’avoir été communiste et lui préfèrent désormais leur idole incon­testée, le président-écrivain-ex-dissi­dent Vaclav Havel. Au début de l’après-midi, le haut de la place Venceslas s’est soudain empli d’une foule immense et sage. Au pied de la statue, à deux pas du lieu où Jan Palach s’était immolé en 1969, Vaclav Havel a déposé une sobre gerbe de fleurs, puis; d’un coup, la foule a reflué vers le bas de l’avenue pour venir s’ag­glutiner en face du bâtiment rococo qui abrite le Forum civique.

En dernière minute, Vaclav Havel avait, en effet, décidé de marquer ce premier 21 août en liberté d’un de ses discours politiques dont il a le secret, mi-conversation au coin du feu, mi-leçon de morale, visant d’un sourire un public complice: « Il serait faux de pré­tendre que notre révolution n’a pas réussi. Simplement, elle n’est pas encore terminée. Il faut un peuple uni, un but commun. Il est urgent de privati­ser. Chacun doit prendre sa part et ne pas laisser tout le travail au parlement et au président. En 1968, il était normal d’être prudent. Aujourd’hui, cela ne se justifie plus. L’avenir de notre pays dépend de nous seuls.»

Vilaines épaves

Dans une semaine, le parlement va s’attaquer. à la privatisation des biens de l’Etat et du parti communiste. Ceux qui, durant quarante ans de commu­nisme, ont perdu leurs biens, les récu­péreront ou seront dédommagés.

C’est à peine si on parle encore des Soviétiques. Le gros des troupes a déjà regagné ses foyers. J’étais, avant-hier, à Mlada Bolesav, petite ville de garni­son qui comptait encore 20 000 soldats soviétiques, voilà quelques mois. Il en reste, sur le départ, à peine 1500. Les bâtiments qui les ont hébergés pendant vingt ans ressemblent déjà à de vi­laines épaves, comme d’ailleurs les vieilles maisons du centre, précédem­ment abandonnées par leurs habitants juifs, puis allemands. Des familles tsi­ganes s’y sont tant bien que mal séden­tarisées. Mais on dit que, déjà, des cen­taines d’exilés de 1968 reviennent au pays. Ils auront du pain sur la planche

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