08. Il confectionne une table à langer

Le gynécologue avait laissé entendre que ce pourraient être des prématurés. Le matin du 3 janvier, un rendez-vous a été fixé à la maternité, pour une simple préparation à l’accouche­ment. Mais, la nuit précédente, Martina a éprouvé de très fortes douleurs et, au jour, elle n’avait qu’une hâte, partir. Le voyage s’est fait en voiture, pas en ambulance.

A peine arrivée, elle a été dirigée immédiatement vers le centre des accouchements. Plus question de préparation. La double naissance pouvait avoir lieu d’une minute à l’autre.

Pourtant, les douleurs ne cessaient pas et rien n’en laissait prévoir la fin. Jean-Christophe était là, à côté du lit. Des injections de stimulation sont pratiquées à de nombreuses reprises. Le travail tarde. La suroxygénation du lieu, destinée à accélérer l’évolution du processus, donne paradoxalement à l’un et à l’autre une difficile impression de manque d’air. Jean-Christophe, qui connaît quelques rudiments de respiration artificielle, s’efforce de calmer Martina, de rythmer ses inspirations par des pressions régulières, la main dans la main. Martina râle, s’énerve. Et rien ne vient.

La nuit est tombée depuis longtemps. Ils sont comme déçus, l’un et l’autre. Ils se faisaient une fête de cet accouchement et voilà qu’il faut sérieusement songer à la césarienne. Martina sanglote, se reprend. Jean-Christophe a le regard vague. Il croyait pourtant que la naissance de jumeaux était plus facile que celle d’un enfant seul, le corps de chacun des jumeaux étant, par définition, plus petit.

– Je vais vous faire amener en salle d’opération, Madame.

On ne pouvait plus attendre. Le médecin vient de prendre la décision. Dès lors, les choses vont très vite. Jean-Christophe suit le lit roulant jusqu’à l’entrée de la salle, Martina y disparaît, inconsciente déjà et, un quart d’heure plus tard, après avoir attendu, sagement assis sur une banquette, le père voit passer, poussé par une infirmière, un petit chariot roulant affublé de bouteilles. Sur le plateau, deux paquets de linge d’où émer­gent deux têtes rougeaudes. Les jumeaux disparaissent déjà au bout du couloir, santé oblige et une seconde infirmière se plante devant Jean-Christophe, carnet et stylo en mains.

– Ce sont des filles ! Veuillez m’indiquer leurs prénoms.

Martina et Jean-Christophe, après les premières disputes à ce sujet, étaient tombés d’accord. Jean-Christophe a dans la poche de son jean un petit papier sur lequel figurent les prénoms correspondant aux trois cas de figure, garçon-garçon, garçon fille, fille-fille.

– Corina et Melia.

Il n’a pas même porté la main à la poche.

– Laquelle est-elle née la première ?

– La plus lourde.

– C’est donc l’autre qui est, officiellement, l’aînée.

– C’est cela.

La vie a de ces incohérences…

Alors, la plus lourde s’appellera Melia et l’autre, l’aînée, Corina.

Melia est le diminutif d’Amelia, prénom d’une des soeurs de Martina. Corina, Jean-Christophe aimait bien.

Elles pèsent, l’une et l’autre, plus de deux kilos. Elles n’ont donc pas été dirigées vers la salle des prématurés. Mais elles n’atteignent pas deux kilos et demi. Elles vont de ce fait dans une pièce spéciale, aseptique, plutôt que dans la chambre où sera ramenée Martina.

C’est là que, revêtant une camisole spéciale et recouvrant ses chaussures d’une auréole plastifiée, Martina pourra venir les allaiter pendant la première semaine. Puis Melia, qui pesait déjà 2,3 kg à la naissance, a pu rentrer à Vernier tandis que Corina, plus légère, est restée une semaine de plus dans cet univers clos où sa mère, chaque jour, venait lui donner le sein.

Pendant les quelques jours durant lesquels Martina reste à la maternité, Jean-Christophe passe son temps entre son chevet et la maison. Il scie, cloue, visse, ponce, colle. Près de la fenêtre est, au deuxième étage, il confectionne une table à langer qui devrait permettre à l’un comme à l’autre – car il est bien décidé à mettre la main à la pâte – d’opérer dans les meil­leures conditions. Un système est installé, qui permet de modifier l’intensité lumineuse tout en continuant de tenir la ou les filles à deux mains. Les dernières odeurs de peinture s’estompent à peine lorsque Martina revient à la maison, en même temps que Melia.

Lorsque Corina, a son tour, est à Vernier, ce sont seize biberons qu’il faut préparer chaque jour. Les langes. Les couches. Le bain. Les soins. Jean-Christophe et Martina se relaient, à égalité. La seule différence : Jean-Christophe ne donne pas le sein. Mais c’est à croire qu’il le regrette et que, s’il pouvait…

Sandra et Madanes sont encore là. Madanes, qui vient d’avoir quatorze mois, vire de plus en plus au noir, couleur de son père. Sandra s’en occupe plus depuis que Jean-Christophe, qui a fait avec elle ses premières armes, fait profiter de son expérience Corina et Melia. Sandra n’utilise pas la table à langer et préfère changer sa fille sur le lit de sa chambre. Les bains, en revanche, regroupent souvent les trois bébés. L’entente entre parents est parfaite. L’ombre de Pujol semble lointaine.

Plus gênante est la présence de Jesus et Candy. Certes, ils étaient les bienvenus au mariage. Et même leur retour à Genève à la veille de l’accouchement a été ressenti comme une joie. Mais, maintenant, ils ne décollent plus. Ils ont installé deux matelas dans la pièce du bas. Ils ne travaillent pas, bien sûr, et sont à la charge de la communauté, même s’ils préten­dent participer à égalité grâce aux vols permanents auxquels ils se livrent.

Jean-Christophe ne les supporte plus. A cause de la fauche, d’une part, puisqu’il craint qu’ils se fassent prendre et attirent l’attention de la police sur la maison. A cause, surtout, du catalan. Car Jesus, comme Martina et sa soeur, est catalan. Et, alors que tous trois s’expriment parfaitement en français, ils n’utilisent entre eux que le catalan. A table en particulier. Jean-Christophe, qui parle l’espagnol, comprend à peu près. Mais il ne peut saisir les nuances, ni répondre. Il se sent exclu, dans sa propre maison.

Il en fait la remarque, à plusieurs reprises. Martina se contente de répondre :

– Bon, on va faire attention. Mais que veux-tu ? C’est notre langue.

Jean-Christophe enrage. S’inquiète aussi. Le temps n’est pas encore à l’éducation des jumelles mais il y songe déjà. Il n’est pas opposé à ce qu’elles apprennent le catalan. Il n’empêche qu’elles sont suisses et qu’en priorité, elles devront parler le français. Un rude combat à l’horizon.

Peu à peu, les rapports s’enveniment. Le parasitisme des deux catalans s’accentue. Ils ne parlent même plus de leur retour à Barcelone, ils se laissent vivre. Jean-Christophe, qui gagne sa vie en effectuant des remplacements dans les diffé­rents collèges de la ville (il a choisi cette solution pour pouvoir, à chaque instant, travailler ou non, Droits de l’Homme obli­gent), préférerait rester à la maison le plus possible, afin de mieux s’occuper des jumelles. Et il a le sentiment que, s’il est obligé d’enseigner autant, et donc de se priver de ses filles, c’est en partie pour nourrir Candy et Jesus. Qui, au surplus, ne lui en manifestent ni reconnaissance ni égard.

– Basta ya ! Ça suffit comme ça. Je vous donne une semaine pour partir d’ici. Vous rentrerez à Barcelone, ou vous chercherez une chambre à Genève, je m’en fous. Mais je ne veux plus vous voir ici qu’occasionnellement !

Jesus aurait bien voulu le traiter de salaud. Mais il risque une bonne paire de gifles et, surtout, la semaine de sursis s’annule­rait d’elle-même. Alors, il fait contre mauvaise fortune bon cœur. Mais il n’en pense pas moins.

Pujol-Busquets va revenir définitivement à Genève. Sandra et Madanes le rejoindront dans un appartement de la rue de Carouge. La maison de Vernier se vide. Il ne reste plus que Jean-Christophe, Martina et les jumelles.

Jean-Cristophe a désormais acquis une complète maîtrise des gosses. Il sait ôter les langes sales en quelques mouvements précis, il sait placer les propres, mettre en marche la machine à laver, étendre le linge, stériliser les biberons, préparer le lait à la bonne température. Les jumelles dorment dans la chambre voisine, Jean-Christophe et Martina s’amusent, lorsque les cris des enfants les réveillent, à différencier les pleurs de Melia de ceux de Corina. Et Jean-Christophe ne se trompe pas plus souvent que sa femme.

Lui qui prenait tant de plaisir à enseigner, malgré le perpé­tuel changement de classes dû à son statut de remplaçant-voltigeur, il se prend parfois à s’ennuyer. Il a hâte d’être de retour à Vernier. Le temps lui presse. Chaque minute sans les enfants est une minute perdue. Après tout, si l’un des deux doit, par la suite, s’abstenir de travailler à l’extérieur pour assurer les soins, puis l’éducation des jumelles, pourquoi ne serait-ce pas lui ? Martina a acquis un poste enviable, auquel elle tient. Il serait sans doute regrettable qu’elle y renonce. Jean-Christophe se promet bien de lui en parler. Sinon pour se consacrer complètement à la maison et aux enfants, du moins pour réduire encore ses heures d’enseignement, afin d’être avec eux chaque fois où, Martina ayant repris son travail à la Faculté, les enfants auront besoin d’une présence. Pas ques­tion, en tout cas, de jamais les confier à une crèche, ni même à une voisine. Quand on a des enfants, c’est pour s’en occuper !

– Fernandez me vole la moitié de toi ! Il faudra bien que tu en prennes conscience et que tu mettes fin à cette psychana­lyse.

– Mais puisque je te dis que nous sommes presque au bout. Dans quelques semaines, quelques mois au plus, j’aurai fini. Je ne veux pas arrêter brusquement, ça pourrait tout casser. Il te faut comprendre…

– Ce que je sais, c’est que tes joies, tes peines, tes doutes, tes angoisses, tu les réserves à ton psychanalyste. Parfois, j’ai l’impression qu’il ne me laisse qu’une écorce vide. Et c’est encore plus net en ce moment où nous ne pouvons pas faire l’amour. Le plaisir que nous y prenions avant la césarienne nous masquait un peu cette évidence. Mais regarde les choses en face : en ce moment, s’il n’y avait pas les enfants, nous n’aurions rien en commun. Et pourtant je t’aime.

– Moi aussi je t’aime. Ne t’inquiète pas. Nous referons bientôt l’amour.

– Ce n’est pas ça que je demande.

– Nous referons bientôt l’amour et ma psychanalyse est presque terminée.

Monnaie de la pièce. Jean-Christophe a une autre raison de se sentir exclu. Une ou deux fois par semaine, Martina va rendre visite, avec les jumelles, à Sandra. Et, donc, à Pujol-Busquets. Jean-Christophe les conduit jusqu’à la porte, mais il n’entre pas. Depuis l’algarade de Vernier, Pujol et lui sont en froid et Pujol refuse absolument qu’il mette les pieds dans l’appartement de la rue de Carouge. Jean-Christophe, penaud, porte donc le landau jusque sur le palier puis s’éclipse après avoir pris un rendez-vous précis pour le retour. Deux heures plus tard, après avoir traîné sans but dans les rues de la ville, il revient dans le quartier, entre dans une cabine téléphonique, toujours la même, compose le numéro de Sandra et Pujol. Lorsqu’on décroche, il doit se contenter de dire

– Cinq minutes. D’accord ?

– D’accord.

Et on raccroche.

Mauvais feuilleton. Et qui laisse les cicatrices du mépris.

– Ils vont sans doute repartir.

– Ah…

– Sandra a pris des contacts au Québec. Elle n’est pas rentrée d’Algérie que, déjà, elle pense à une nouvelle destina­tion. Il paraît que Pujol obtiendrait facilement un permis de résidence à Montréal. Mais ce ne serait qu’une étape. Elle parle du Mexique ou du Guatemala. Je l’envie.

– Alors faisons-en autant. Je te l’ai déjà dit. Je veux terminer mon mandat à la Fédération, mais il me reste à peine plus d’un an. Jusque-là, les jumelles sont trop petites pour voyager. Mais après, je suis libre. Nous sommes libres. Je t’ai toujours dit que la Suisse n’était pas un but en soi. Commence à regarder une carte du monde. Et parles-en ! A moi, pas à ton psychanalyste.

– Ça aussi, c’est un problème. Il faudrait qu’il me donne l’adresse d’un de ses collègues là-bas. Qu’ils s’écrivent. Qu’ils se voient même. Une psychanalyse, ça ne s’arrête pas comme ça, tu le sais bien…

– Si je le sais…

– Mais je veux bien y penser.

– Pour nous, ça pourrait être un nouveau départ

– Oh, nous !

Jean-Christophe a la désagréable impression que Martina lui échappe lentement, qu’elle conçoit peu à peu une vie d’où il est exclu. Une vie qu’elle réserverait à Melia, à Corina et, peut-être, à des gens comme Sandra ou Maria-Luisa, quitte à les retrouver à l’autre bout du monde. Pas de place, là-dedans, pour des maris. Peut-être des compagnons, pour peu qu’ils soient auréolés de gloire et de mystère. Des guérilleros pour la soif.

– Parfois, j’ai envie de reprendre mes études.

– A trente-quatre ans, pourquoi pas.

– Je t’en prie, pas d’ironie.

– Je n’ironise pas, Martina. Je n’ironise pas. Pas du tout, même. Parlons-en. Des études de quoi ?

– Je ne sais pas. Géographie ? Ethnographie ? Anthropo­logie ? Quelque chose qui soit ouvert sur le monde…

– Et si on le faisait ensemble ?

– Peut-être…

En attendant, le quotidien reprend le dessus. Jean-Christophe s’émerveille de chaque geste, de chaque sourire, de chaque progrès des jumelles. Il a, chaque jour un peu plus, le geste tendre et maternel. Il couve les enfants, les surveille dans le bain, prévient le moindre faux-mouvement, observe du coin de l’œil le plus petit risque de chute. Lorsque c’est son tour de s’occuper de Corina et Melia, il jubile. Martina le laisse à sa jubilation et se retire ailleurs pour écrire, lire, rédiger un cours, potasser.

En revanche, lorsque c’est le tour de Martina, il ne peut se détacher des lieux, des enfants. Il est là, en léger retrait, et ne prête la main que si Martina le lui demande. Il observe sa femme. Il la trouve belle, désirable. Mais trop brusque, trop nerveuse. Un matin, alors qu’elle langeait Melia, Corina est tombée de la table. Certes, le sol est recouvert de moquette et un bébé, c’est souple. Mais tout de même. Jean-Christophe a fait la remarque. Il s’est fait remettre sèchement en place.

Une autre fois, Martina ôte les chaussons de Corina. Le premier est retiré sans problème, le second reste pris à l’orteil par un fil enroulé. Martina essaie de tirer, le fil résiste. D’un grand coup, elle arrache le chausson, le fil enroulé se resserre sur l’orteil de la gosse, entre dans la chair, coupe. Corina crie, pleure, le sang coule. Le fil est toujours là. Alors, Martina se calme et, spirale après spirale, déroule le fil sanguinolent. Puis il faut badigeonner le pied, désinfecter, panser. Deux ans plus tard, l’orteil sera encore, partiellement, paralysé et insensible.

Cette fois-là, Jean-Christophe ne dit rien. Il encaisse le coup. Il inscrit dans sa mémoire. Il prend aussi l’habitude de ne plus être là lorsque c’est à Martina de s’occuper des jumelles. Pour ne pas s’emporter. Il en profite pour renouer des liens qu’il avait laissé s’endormir. Avec les militants des droits de l’homme. Avec ceux de la gauche genevoise aussi. Au Chili, on tue et on torture depuis bientôt quatre ans. En Argentine, ça ne fait que quelques mois. Mais Videla s’emploie à rattra­per l’avance de son voisin Pinochet. Jean-Christophe avait un peu oublié. Il redécouvre. Il est temps qu’il se batte à nouveau. Cet après-midi il a rendez-vous avec Jean Z.

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