La maison sarde, la famille et la table

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Terre de violence et de pauvreté, la Sardaigne est aussi terre d’accueil et d’harmonie. Fusil et hos­pitalité ne sont pas incompatibles. Le sens de l’accueil, le goût des bonnes choses et le plaisir de la rencontre font vite oublier la précarité des maisons et la simplicité des mets.

Il est bien rare que les villages de l’intérieur soient dotés de véritables hôtels, le tourisme se can­tonnant généralement à la modernité artificielle des bords de mer. Le visiteur trouvera néanmoins toujours un endroit où dormir. Généralement, l’un des nombreux cafés de la bourgade dispose, à l’étage, de quelques chambres réservées aux hôtes de passage. Sinon, la maîtresse du lieu regroupera ses enfants, quitte à les envoyer dormir chez des voisins, pour libérer une chambre à votre intention. Une chose est sûre, vous ne passerez pas la nuit à la belle étoile.

Et vous voilà installé au centre du village. Pour deux ou trois jours, avez-vous dit à l’hôtesse. Gageons que vous y passerez une bonne semaine! Les jours filent si vite, au rythme de la bonhomie quotidienne…

La lumière du jour, s’infiltrant à travers les per­siennes aux fines lamelles, vient d’abord vous apporter, presque irréelle, la blancheur du matin. Puis de la cour montent des cris d’enfants, des bruits de ballon, la voix maternelle qui rabroue, quelques pleurs aigus, puis à nouveau les piaille­ments, les chants fredonnés, les rires et les galo­pades.

Côté rue, les vieux se sont installés sur des chaises de paille et, au passage du boucher ou de la mercière, ils échangent quelques mots. Voilà longtemps déjà que les plus jeunes, ceux qui ont du travail, sont partis, soit pour la ville où ils sont maçons, mécaniciens, parfois bureaucrates, soit pour les champs, où ils vont garder le troupeau, labourer un coin de terre, retaper une clôture.

La matinée est bien avancée. De la cuisine monte l’odeur envoûtante du pain. Car chaque famille possède un four et les boulangers ne font guère fortune. Chaleureuse, fraternelle, simple, grisante, cette odeur, c’est celle de la vie qui renaît chaque jour.

Tout à l’heure, entre croûte dorée et mie encore chaude, vous verserez quelques gouttes de l’huile qu’on fait avec les olives d’ici, vous goûte­rez lentement à la revigorante salade de tomates, poivrons et oignons, vous ferez un petit détour par le «bollito misto» où se côtoient légumes et viandes, vous l’arroserez de ce vin épais, lourd, lé­gèrement opaque, mais si vrai, qu’on fait, famille par famille, au bout du village, vous accepterez encore une petite friandise tiède, farine et sucre, préparée tout exprès pour vous puis, après quel­ques propos échangés avec l’aubergiste, vous rega­gnerez mollement l’ombre de votre chambre: le soleil du début d’après-midi incite à la sieste.

Puis on frappera à votre porte. Le fils de la pa­tronne vous demande de descendre. Tous les vieux sont à nouveau là, voûtés sur leur chaise de paille, la casquette sur le coin du nez, une frêle cigarette aux lèvres, la canne tordue à la main. Il y a aussi les commerçants et même quelques-uns de ceux qui, partis pour la ville ou les champs, sont revenus tout exprès. Car le cortège qui avance, au bout de la rue, curé en tête, fanfare en uniforme, marche lente rejointe par les occupants des trot­toirs, c’est un villageois qu’on mène à sa dernière demeure. Lorsque l’enterrement s’approche, les rideaux de fer des cafés se baissent. Ils ne se relè­veront, par à-coups, que dans une bonne demi-heure: la mort a, ici, quelques droits sur la vie. Et il importait, pour votre hôte, que vous assistiez à la cérémonie.

La marche funèbre s’estompe à mesure que le cor­tège s’éloigne en direction du cimetière, une pre­mière moto pétarade à nouveau sur le Cours Victor-Emmanuel, les cafés relèvent, l’un après l’autre, leurs rideaux, quelques vieux se sont replongés dans leur journal. Seul, le visage du dé­funt, dont la photo orne les faire-part muraux, rappelle que ce jour n’était pas tout à fait comme les autres.

L’ombre des acacias se profile sur les murailles grisées de soleil, le soir approche, c’est l’heure d’un premier verre de vin blanc, d’une pre­mière promenade à l’ombre, d’une première oeillade à l’intention de la gamine de seize ans, chevelure sombre mais pupilles aux aguets, que ses parents escortent jalousement pour la protéger des garçons…

Ce soir, à la nuit tombée, il y aura tant de monde sur le cours interdit aux voitures qu’il sera plus facile de s’approcher, de frôler la main, d’envoûter du regard, de rire d’une galéjade timide, puis de se perdre dans la foule jusqu’à ce que, le lent va-et-vient de toute la population descendue dans la rue aidant, les yeux puissent se croiser à nouveau, les sourires s’échanger, les coeurs battre et les mots mourir sur les lèvres.

«Dieu a créé le temps, et il en a créé suffisam­ment.» Ce proverbe irlandais pourrait être sarde. Car nulle urgence, nulle préoccupation ne peut mettre fin prématurée à une discussion, une rencontre, un repas partagé. Que survienne un petit ennui mécanique à votre automobile, une de­mi-douzaine d’adolescents proposera ses services, quitte à vous escorter jusqu’au village suivant (souvent distant de plusieurs dizaines de kilo­mètres) pour que votre voiture puisse être réparée par un artisan de confiance.

Le soir, au retour de cette expédition, on vous proposera de vous emmener, le lendemain, jusqu’au nuraghe le plus proche (ne voyez pas là une simple péripétie touristique, vous feriez peine à vos hôtes si vous quittiez le village sans avoir rendu hommage à ces lieux, presque sacrés, dépositaires d’un passé collectif et mythique).

Quelques jours plus tard, il vous faudra vous lever avant le jour pour arriver, toujours en amicale compagnie, sur les lieux d’un de ces pèlerinages qui, à l’heure où nais­sent les premiers rayons, rassemblent des milliers de fidèles près d’une modeste chapelle perdue en plein maquis. Puis, à la fin de la semaine, quel­ques jeunes maçons se proposeront comme cicé­rones et vous emmèneront en bande à travers toute la région.

Il vous faudra boire, dans chaque auberge, un peu de ce vin, si différent d’un village à l’autre. Et jamais vous ne pourrez bourse délier. Puis, lorsque vous serez un peu gris, toute la troupe vous traînera vers un chantier proche, vous obligera à entrer dans la maison en construction. L’un des hommes vous montrera les murs qu’il a lui-même montés. En vous poindra l’inquié­tude: n’est-ce pas ainsi qu’on enlève les touristes de passage, pour obtenir ensuite une forte rançon?

Dans la cheminée qui n’a encore jamais servi, une flamme jaillit, quelques bouts de bois se consu­ment et deux ou trois gaillards, qui s’étaient éclip­sés pendant quelques instants, reviennent avec des sardines fraîches, des saucisses, quelques mor­ceaux de viande, des tomates bien mûres.

Les hommes voulaient, en fait, montrer leur fierté (celle d’être de bons maçons) et leur hospitalité. Et, comme leur propre maison, là-bas, au village, est très petite et très pauvre, ils vous ont invité dans ce lieu qui, bientôt, abritera de plus riches qu’eux. Votre crainte naissante était dérisoire.

Personne ne vous veut de mal et d’ailleurs, le propriétaire, averti, a rejoint la petite équipe et, tandis que grillent sardines et saucisses, il vous montre sa future maison, l’épaisseur des murs, le lieu où il foulera le raisin, celui où fermentera le vin, la cheminée dans laquelle il enfournera le pain.

L’argent, il ne l’a pas volé. Plus de vingt ans en exil à l’autre bout de la planète, parce qu’il n’y avait pas assez de travail sur l’île. Depuis six mois, il est de retour. Il finira ses jours ici et il n’a rien oublié de la tradition. Là-bas, en Australie ou ailleurs, il rêvait déjà de l’instant où il ferait ses premières vendanges, où il pétrirait sa première miche. De l’instant où il pourrait enfin dans son pays parler sa langue, chanter les chansons d’autre­fois.

Cet instant, c’est aujourd’hui. Et vous, vous êtes là. Car, en Sardaigne, on ne laisse pas le visiteur à l’écart des événements, petits ou grands, tristes ou joyeux.

Autre chance, autre privilège: rien de ce qu’on vous offre en Sardaigne (les régions touristiques mises à part) n’est jamais différent de ce qu’utilise chacun. Fêtes, vin, pain, artisanat, rien n’est ja­mais inutile ni futile. Il s’est créé, au fil des siècles, des difficultés et des drames, un mariage surpre­nant entre chaque lieu, ses habitants, son décor et ses ressources.

La laine des troupeaux a donné naissance à de fastueux tissus comme à de simples vêtements. Des arbres tordus sont devenus des joyaux de mobilier sculpté comme des ustensiles d’usage courant. Les coraux, les perles et la nacre ornent les parures des riches comme les costumes populaires. Le cuir, le fer, la terre se sont mués en objets bizarres et divers, nécessaires au berger, à la cuisinière, à l’ouvrier, au prêtre.

Même le pain, nourriture banale s’il en est, peut apparaître sous des aspects d’une telle variété, d’une telle imagination, qu’on en reste confondu. Car le pain, déjà si savoureux dans sa forme quotidienne, de­vient dentelle de mariage, papier à musique, sculpture mythique ou galette de vagabond. Il suffit de l’occasion et du besoin.

Parmi les beaux objets issus de l’artisanat sarde, certains méritent une attention particulière. Il faut avoir vu les poteries, aux formes héritées des Grecs, leurs surcharges d’émaux, leur fine opa­lescence ou leur grain rustique. Il faut s’être servi, pour puiser le lait d’un seau, d’une de ces louches de liège que fabriquent les bergers.

Il faut avoir caressé de la main le relief sculpté d’un de ces grands coffres nuptiaux, dont le bois massif recèle le trousseau et les richesses familiales.

Il faut S’être fait peur en contemplant le faciès diabolique d’un de ces masques créés pour les festivités an­nuelles des Mammuthones.

Il faut être monté en tremblant sur un de ces frêles escabeaux, cons­truits avec des rameaux de férule si malingres qu’on les croit faibles, et qui pourtant soutiennent leur homme dans les positions les plus vertigineuses.

Il faut avoir vu le vannier tressant une nasse, un récipient à fromage frais, l’enveloppe d’une bou­teille, l’abat-jour ou le pied d’une lampe, un panier solide ou une corbeille brodée.

Il faut avoir ob­servé, au sortir de la messe, la châle des femmes, orné de fleurs merveilleusement gaies. S’être arrêté au point de la dentelle. Avoir admiré le cha­toiement de la blouse, la rigueur du gilet, la fi­nesse de la robe. S’être émerveillé devant les volu­mineux boutons de manchettes ou d’encolure, faits d’argent ou d’or tressé, ciselé, filigrané. De tels bijoux valent une petite fortune et repré­sentent des années de peine. Mais nulle famille ne les vendrait, nulle ne songerait à exhiber ses en­fants, un jour de fête votive, sans l’habit et les bijoux que portaient, depuis toujours, leurs parents et grands-parents. Il faut savoir que chaque village revendique son propre tissu, son propre costume et que ces objets représentent un peu de l’histoire et de l’âme du lieu. En conséquence, on peut regarder, désirer, convoiter mais rarement acheter.

D’ailleurs, pourquoi vouloir emporter avec soi, matériellement, un peu de la vie du lieu? N’est-il pas plus raisonnable, plus respectueux, de repartir les mains vides, mais les yeux, les oreilles, l’es­prit, le cœur et – pourquoi pas – le ventre pleins. La Sardaigne ne s’exporte pas. Elle se déguste au jour le jour, savamment.

Pourtant, si le cœur vous en dit, vous pourrez en­suite, de retour chez vous, tenter de recréer le génie et le goût. Le génie, c’est celui de la porte toujours ouverte. Le goût, ce sont les saveurs rustiques d’une cuisine sans prétention, qu’on dé­guste les coudes sur la table en oubliant les heures qui passent.

Il faut auparavant savoir que, quelques riches bourgeois mis à part, les Sardes se sont longtemps battus – et se battent encore – pour pouvoir sim­plement manger à leur faim. C’est dire que la pré­occupation gastronomique passait bien après l’es­sentiel: faire ventre. Pourtant, le goût des bonnes choses, le poids d’un terroir chargé d’odeurs, la multiplicité des herbes aromatiques aidant, ces mets de première nécessité sont rarement de simples étouffe-chrétiens. Car il y a toujours, jus­que dans la soupe la plus pauvre, une senteur pour flatter le palais.

Le café du matin s’accompagne de peu de choses, à peine un morceau de pain et un rien de marme­lade. «Café» est d’ailleurs un grand mot: il n’y a pas si longtemps que le vrai café a, presque par­tout, remplacé l’infusion de pois chiches, de blé, d’orge, voire de glands, grillés.

Quant au repas de midi, généralement pris dans les champs, à l’ombre maigre d’un chêne-liège, il se compose de pain, de tomates et d’oignon crus, de lard, de fromage et de séré.

C’est donc le soir, lorsque toute la famille est réunie, que se situe le seul véritable repas. Et en­core… la différence principale avec l’en-cas de midi se limite souvent au fait que le dîner est servi chaud. Car les ingrédients restent souvent les mêmes, réunis cette fois dans une soupe unique: légumes, pommes de terre, lard et couenne, aro­matisés d’herbes sauvages. Cependant, peu à peu, l’économie familiale, jusque-là pratiquement auto­nome, s’est ouverte à quelques produits achetés. Et les plus petites choses peuvent devenir un dé­lice.

A la première pluie, les gosses reviennent à la maison avec des centaines de minuscules escar­gots. Assaisonnés d’ail et de tomate, ils constitue­ront un véritable repas de fête. Quelques poissons, rapportés de la côte ou braconnés dans une rivière, viendront bousculer le quotidien. Quant aux conserves, aux saucisses et à la viande séchées, elles apparaîtront en bonne place à côté des fro­mages de brebis et de chèvre, du bocal d’olives et du grossier pot à vin, qui sert à tirer chaque jour, directement du tonneau, quelques litres de ce lourd nectar que chaque famille, ou presque, a à cœur d’élaborer elle-même.

Voici, pour ceux qui souhaitent expérimenter quelques mets populaires sardes, un menu de moyenne saison: Soupe de tous les jours / «Is bombas de is isposus» (les croquettes des ma­riés) / «Seada» de Nuoro.

La soupe de tous les jours se prépare dans un réci­pient de terre cuite. Faire revenir, dans 100 gram­mes d’huile d’olive ou de saindoux, un mélange d’oignon haché et de persil, auquel on ajoutera quelques tomates coupées. Attendre dix minutes, puis verser deux litres d’eau de puits (saumâtre) ou, plus simplement, d’eau salée. Porter à ébulli­tion, puis ajouter de la semoule fine ou de petites pâtes. Enfin, si vous pouvez vous procurer quel­ques rillons frais de porc, jetez-en deux ou trois dans l’assiette de chaque convive.

«Is bombas de is isposus» (les croquettes des ma­riés) étaient autrefois un des plats obligés des ma­riages traditionnels. Il arrive aujourd’hui qu’on en mange à d’autres occasions.

Hacher menu de la viande de porc, de veau et de poulet. La malaxer, l’assaisonner de poivre et sel, ajouter un mélange de lait et d’œufs battus. En faire des paquets oblongs d’une cinquantaine de grammes chacun, qu’on roulera dans la panure avant de les jeter, pour quelques minutes, dans un bouillon en ébullition. Ensuite, retirer les «bom­bas», les laisser égoutter, puis servir chaud après avoir saupoudré de fromage de brebis râpé.

«Seada de Nuoro» (recette de Madame Careddu à Ittiri). Faire une pâte feuilletée, très fine, à base de farine de blé dur. Confectionner des chaussons dans lesquels on incorpore du fromage de brebis, mi-frais, et quelques zestes de citron. Passer au four jusqu’à ce que le chausson se soit allégé en gonflant. Puis servir tiède, saupoudré de sucre ou badigeonné de miel.

Pour accompagner un tel repas, on trouvera sur le marché continental d’excellents vins sardes. Citons la Vernaccia, particulièrement renommée, le Cano­nau et le Vermentino. Et on n’oubliera pas que la plupart des vins de l’île titrent au moins treize à quatorze degrés d’alcool…

 

 

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