Hervé est pêcheur sur les côtes du Finistère sud mais, lorsque se termine la saison de la sardine, il lui faut gagner les côtes d’Armor et les abords de la Normandie, où se pêche la coquille Saint-Jacques. Ici comme là-bas, Hervé passe le plus clair de son temps sur son rafiot. En mer, il y travaille. A quai, il y vit. Un sans domicile fixe, en quelque sorte. Cette existence-là, il l’aime.
Il aime aussi sa grand-mère, une très vieille dame, l’unique survivante d’une famille qui ne fut pas, c’est le moins qu’on en puisse dire, épargnée par les épreuves. La mémé habite une maisonnette sans confort dans un petit bourg de la côte. Hervé lui rend visite à chaque retour de pêche à la sardine. A la période de la coquille, il déroge même à la règle non écrite qui veut qu’une femme se tienne à distance de la mer : Il l’emmène avec lui vers les rivages du nord, malgré l’exiguïté et la précarité de son bateau.
Cette année-là, moins de deux semaines avant la fin de la sardine, la mémé meurt. Le recteur – entendez le curé – et Hervé sont les seuls à accompagner le cercueil au cimetière. Hervé repart en mer, rapporte à terre les caisses de sardines, va rendre visite à la mémé, repart, revient, retourne sur la tombe, repart. Vient le grand moment.
La coquille est à deux ou trois jours de bonne mer, près d’une côte lointaine où Hervé ne compte pas d’amis. Le bateau est prêt, les vivres aussi. Dans la cale, Hervé a déjà mis la glace, pour le cas où l’envie de pêcher le prendrait en chemin. Dernière visite à la mémé. Hervé se sent triste, comme coupable. On n’abandonne pas ainsi, seule en terre, une femme si bonne et si douce, qui s’est tant sacrifiée pour son petit-fils…
C’est décidé. La nuit venue, au volant de l’antique camionnette rongée de sel qui lui sert à livrer le poisson, Hervé s’approche du cimetière. Il porte quelques outils, une couverture. Lorsqu’il lèvera l’ancre, la mémé dormira de sa belle mort sur la glace de la cale. Du moins pendant les trois jours que dure le voyage.
Pendant la campagne à la coquille, là-bas, Hervé aura besoin de toute la place dans la cale du bateau. Il ira donc déposer la mémé dans un caveau de hasard, descellé à la hâte, au cimetière du petit port qui lui sert de mouillage, et ira lui rendre visite autant de fois qu’il lui sera possible.
La veille du retour enfin, Hervé ne comprendra pas que des gendarmes en uniforme le ceinturent au moment de récupérer la mémé. Trafic de cadavre, viol de sépulture, que sont donc ces mots bizarres, ces regards suspicieux, ces menottes qu’on lui passe, cette fourgonnette dans laquelle on le pousse tandis que des hommes en gris photographient la mémé sous tous les angles? Les gens des villes n’ont décidément pas le sens de la famille.