Lundi 21 août, Moscou
Journée de tourisme. Le matin, visite du Kremlin, entrée unique par une porte éloignée de l’entrée principale. Foule faisant la queue pour acheter son billet. Indifférence même pas polie des préposées. Fonctionnaires arrogants sortant du Kremlin, badge et serviette de cuir, tandis que les grappes de Japonais y entrent. Nous nous trouvons près d’un couple de Français, la cinquantaine, manifestement voyageurs chevronnée et curieux. Ils connaissaient déjà Moscou avant la Perestroïka. Nous ferons la visite ensemble mais je ne cesserai d’enrager.
A l’intérieur de l’enceinte, première immense déconvenue, l’immense Palais des Congrès, architecture stalinienne ou plutôt khrouchtchévienne, laide et envahissante. Les visiteurs ne peuvent passer que sur la partie droite de la route, la gauche étant réservée aux fonctionnaires ! Ne pas tenter de traverser, un agent vient tout de suite vous faire dégager ! Quelques musées sont ouverts, je m’y ennuie très vite, hormis peut-être celui dit des Armures, officiellement fermé sauf aux groupes, mais dans lequel nous réussissons à pénétrer après avoir discrètement remis le prix officiel, mais sans reçu, à une dame qui s’est empressée d’aller partager ce pactole avec la contrôleuse chargée de l’entrée.
Le musée comporte une série de carrosses et surtout de traîneaux, du plus petit destiné au fils d’un prince au plus grand destiné au tsar des tsars. On y ressent l’hiver comme autant de bourrasques inextinguibles. Pour le reste, la débauche de trônes surchargés d’ors et de pierreries, de couronnes et de tiares itou, a de quoi faire dégueuler sur l’insolence de la richesse, du pouvoir et de cet opium du peuple qu’est toute religion majoritaire.
Mardi 22 août, Moscou
Tourisme encore mais plus représentatif. Par le métro, splendide, nous nous sommes rendus jusqu’au bord de la Moskva, là d’où partent les bateaux mouches parcourant les principaux méandres du fleuve avant de nous déposer une dizaine de kilomètres plus loin, à proximité relative d’une autre station de métro. Là, avons pénétré dans un étonnant monastère, Donskoy, où se déroulait l’équivalent des vêpres. Immense pièce carrée, peu de participants mais très fervents, femmes baisant longuement les icône puis hissant leur progéniture (ou leurs petits enfants, pour leur permettre d’en faire autant). Rodica se sent bien en ce lieu. Nous repartons à la nuit tombante, rendez-vous à l’hôtel National avec Mike. Il vit ici depuis trois ou quatre ans et travaille comme directeur d’une assez petite société pétrolière. Il dispose d’un appartement mais y vit peu. Sa femme, qui vit à Londres, le rejoint rarement, ne serait-ce que du fait de la grande difficulté à obtenir de fréquents visas russes.
Mike nous emmène en taxi dans un restaurant où il espère nous faire apprécier de la cuisine européenne légèrement mâtinée de saveurs russes. Soirée plutôt familiale, avec tout de même quelques notes d’observation de la société russe, que Mike n’aime guère. Il n’a d’ailleurs pas tissé ici de véritables amitiés, à la différence de ce qui s’était passé lors d’un séjour analogue en Roumanie. Une anecdote vaut semble-t-il par son exemplarité :
La société de Mike a eu, voilà un peu plus d’un an, un petit différend avec l’administration fiscale. C’est ainsi qu’un inspecteur du fisc s’est présenté un jour à son bureau. Il y est installé en conquérant et, tandis qu’il prenait place, Mike a pu observer sa tenue : chaussures Berlutti à mille euros alors que salaire officiel du bonhomme ne devait pas dépasser les deux ou trois cents euros ; petit costume Prada, mallette de cuir.
– Soyez le bienvenu, Monsieur l’inspecteur. Je me réjouis que nous puissions ainsi trouver une solution à la petite affaire qui nous oppose…
– Petite affaire, vous en avez de bonnes. Ce n’est pas une petite affaire, c’est une affaire grave, très grave même. La société s’est mise dans une situation difficile et vous aussi. Cette affaire pourrait même vous mener en prison.
– En prison ?
– Oui, bien sûr. Si vous voulez éviter ça, il vous faut dès maintenant vous mettre en quête d’un bon avocat.
Entre amusement et inquiétude, Mike continue d’observer son interlocuteur. Il n’avait pas encore remarqué la montre Rolex ni le stylo Mont-Blanc. Voilà qui est fait. Pas de doute que, si l’homme était fumeur, il extirperait de sa veste Prada un briquet Dunhill ou Dupont. En or, bien sûr, avec peut-être une modeste incrustation de diamant.
– D’ailleurs, poursuit l’inspecteur, j’ai peut-être l’homme qu’il vous faut.
Et il tire de sa pochette une carte de visite assez sobre, hormis un liseré bordeaux.
– Tenez. C’est le contact d’un des meilleurs avocats fiscalistes de Moscou. Je peux vous garantir sa probité et son efficacité. C’est mon frère.
L’homme se lève sans y avoir été invité. Mike en fait autant. A la porte du bureau, la poignée de mains est surréaliste. L’homme disparaît. Mike se déplace jusqu’à la fenêtre. Au bas de l’immeuble, une BMW noire dernier modèle. Le chauffeur de sombre vêtu, lunettes noires et pompes lustrées, se précipite vers son maître, l’accompagne sur les quelques mètres le séparant de la voiture sans doute blindée, lui ouvre prestement la portière et la referme précautionneusement sur lui, puis s’installe au volant et part en trombe. Monsieur l’inspecteur a encore plusieurs rendez-vous à honorer et quelques cartes de visite de son frère à distribuer.
Epilogue. Après mure réflexion, Mike a décidé de prendre le risque. Il n’a pas pris contact avec le frère avocat, ni avec l’inspecteur qui ses serait certainement satisfait d’une grosse poignée de dollars pour étouffer l’enquête. Non. Mike a pris le risque. Sa société est allée devant la justice et, étonnamment, elle a gagné. Tout n’est donc pas complètement pourri au royaume de Monsieur Poutine.
Lorsque nous quittons la terrasse couverte du luxueux restaurant où Mike nous a conviés, nous nous mettons en quête d’un taxi. Devant l’établissement, une demi-douzaine de Mercedes et de BMV noires attendent en ronronnant que leurs propriétaires daignent reprendre place sur le siège arrière. Il y a sans doute quelques inspecteurs du fisc russe parmi eux.
Mercredi 23 août, Moscou, monastère Novodievitchy, Maison Tolstoï, soir Spectacle Amaz Cosmos
Matinée d’écriture. Dans l’après-midi, déplacement en métro, avec Rodica et Olga, jusqu’aux alentours du monastère de Novodievitchy. Il pleut. C’est la raison pour laquelle, après avoir consciencieusement encaissé le prix de nos trois billets, la préposée nous fait savoir que l’essentiel de la visite est impossible du fait de l’humidité. Grosse colère, nous nous faisons rembourser et repartons comme nous sommes venus, sous la pluie. Olga nous quitte pour aller rejoindre un de ses nombreux « correspondants ». Nous partons à la recherche de la maison de Tolstoï. Un lieu émouvant, simple, oasis de dignité au milieu de ce quartier devenu industriel avant de péricliter puis de renaître partiellement sous forme de clubs de sport et de loisirs alcoolisés installés dans les usines abandonnées.
Le soit, après avoir récupéré Olga, nous repartons pour l’autre bout de la capitale, près du grand parc d’attractions célèbre au temps du communisme. Devant l’hôtel Moskva, immense statue du général de Gaulle. A l’intérieur, luxe un peu tape à l’œil. Touristes occidentaux et russes se côtoient. La chambre est à peine moins chère qu’au National.
Dans la grande salle de spectacles, une troupe de danse traditionnelle se produit devant un parterre largement étranger. Tour cela commence en play-back sur une longue scène cul-cul-la-praline censée décrire la genèse de l’univers russe, avec vieux barbus, décors enneigés et brouillard de synthèse. Sur l’écran bleuté s’entrelacent cercles mobiles et autres figures géométriques cycliquement émaillées par le nom du « producteur » de ce chef-d’œuvre, une importante entreprise qui fait dans le diamant, Armaz si ma mémoire ne me trompe pas. Si nous n’étions pas coincés au beau milieu d’une des premières rangées, nous aurions déjà filé mais ce serait dommage car les danseurs qui succèdent à ce galimatias sont d’une exceptionnelle qualité, même si la musique sur laquelle ils dansent est simplement enregistrée. Parfois, le côté Armaz reprend le dessus en imposant une nouvelle séquence insipide et hors de propos mais les artistes réussissent à estomper ces impostures successives. Il suffirait de pouvoir pendre Armaz, haut et court, à un des arbres du décor pour que tout cela soit parfait
Jeudi 24 août, Moscou-Vladimir
Comment se faire rouler avec le sourire par la mafia des porteurs de gare. Les chemins de fer russes insistent sur le fait que les voyageurs doivent se présenter avec une heure d’avance. Précaution aidant, ce sont près de deux heures dont nous disposons lorsque nous arrivons à la gare de Koursk. Un petit porteur que nous avons hélé vient à nous puis se ravise :
– Vous n’êtes pas dans ma circonscription.
Un autre, plus âgé, se présente. Il fait, lui, partie de la chasse gardée et propose ses services. Nous lui demandons le tarif.
– Je vous le dirai tout à l’heure.
Assez lourdement chargés, craignant un vol à la hussarde, nous acceptons. L’homme dispose nos valises et autres sacs sur la brouette dont une des barres métalliques comporte, nous le verrons plus tard, le tarif soigneusement occulté par des sangles enroulées. Le porteur nous suit jusqu’à la salle d’attente et, complaisamment, nous propose de laisser son chariot près de nous jusqu’au départ. Merci, bien volontiers. Trois quarts d’heur plus tard, il est de retour. Le quai 1 est à trois marches d’escalier mais, faute de plan incliné, il fait en notre compagnie un détour de plus de 300 mètres avant de nous amener jusqu’au wagon dont nous lui avons indiqué le numéro.
Là, petit contretemps. La responsable du wagon, qui vérifie billets et pièces d’identité, relève que mon billet ne comporte pas exactement le numéro de mon passeport. La lettre précédant les chiffres se trouve sur le passeport et pas sur le billet. Longs palabres et finalement, grâce à Olga, nous sommes autorisés à monter.
Le porteur nous apporte nos bagages jusqu’au compartiment. Vient le moment de payer. Très sûr de lui, il nous réclame l’équivalent de 70 euros ! Nous réagissons vivement et, tandis qu’Olga et Rodica négocient, je redescends sur le quai, desserre les lanières cachant le tarif officiel et découvre les prix. Le dixième, peut-être même le vingtième de la somme demandée ! Fort de ma découverte, je reviens, sûr de moi, à la négociation. Mais l’homme insiste. Il n’a pas fait un parcours mais trois, le premier du parking à la salle d’attente, le second, très long, de la salle d’attente au bas du wagon, et le troisième entre le quai et notre compartiment. Sans compter les trois quarts d’heure pendant lesquels, son chariot étant immobilisé, il n’a pas pu travailler !
Je suis bien certain qu’il en avait un de réserve et que, pendant ce temps, il a continué à louer ses services. Mais comment le prouver ? L’heure du départ approche. Si le porteur est en cheville avec la responsable du wagon, elle est bien capable de revenir sur sa décision et de nous demander de descendre pour cause de numéro de passeport. Les filles continuent à négocier, elles finissent par obtenir un « rabais » de moitié. Trente-cinq euros, deux semaines d’un petit salaire russe. L’homme fait mine d’accepter contraint et forcé. Pas un sourire en nous quittant. C’est ainsi que les mafias règnent sur toute la Russie. Rien ne prouve d’ailleurs que le porteur puisse conserver pour lui la somme entière. Il y a fort à parier qu’il en rétrocèdera une partie au chef des porteurs, une autre au commissaire censé faire respecter les tarifs officiels, une autre peut-être à la responsable du train…
Voyage de deux heures, avec service du thé et petits chocolats publicitaires pour chaque passager. Cabines de six personnes, spacieuses puisque l’écartement est plus grand, sauf erreur 1,60m au lieu de 1,44m.
La gare de Vladimir ressemble à une gare de petite province. Pas de porteurs. Je m’éreinte à traîner hisser les bagages. On ne peut traverser les voies à niveau mais il n’y a pas non plus d’ascenseurs ni, bien sûr, d’escaliers roulants. Olga part ensuite à la recherche d’un tayi. Ce sera une Volga grise avec, au volant, un homme dans la petite cinquantaine, costaud et souriant, Alexandre. Montée par un raidillon jusqu’au modeste carrefour situé entre ville ancienne et ville nouvelle. Notre hôtel se trouve dans l’ancienne, qui ne pourrait guère porter l’épithète de touristique. Une trombe d’eau s’abat sur la ville quand nous y pénétrons. Accueil agréable, en anglais. Deux petites chambres asses simples, donnant sur une cour arrière où des voisins préparent une noce tandis que d’autres construisent à la hâte, sans fondations, une extension en moellons blancs de l’une des maisons. Dîner au restaurant de l’hôtel. Nous sommes trop fatigués pour sortir.
Vendredi 24 août, Vladimir-Souzdal, Vladimir
Avec Alexandre, nous avons négocié, hier, un prix très honorable pour une escapade d’une journée à Souzdal et dans les environs. Excursion touristique puisque nous ne disposons là-bas d’aucun contact mais cette petite cité, hérissée d’une bonne vingtaine d’églises et monastères (bien que les communistes en aient fait détruire une partie), est adorable aux bords des méandres de sa rivière paisible. Le « musée du village », constitué par une demi-douzaine d’anciennes maisons de bois et deux moulins, est intéressant.
Samedi 25 août, Vladimir-Sobinka
Privilège que la présence d’Olga à nos côtés, c’est elle qui, voilà plus d’un mois déjà, a passé sur le site de son « association » (en fait, le groupe informel des étudiants qui, comme elle, bénéficient ou ont bénéficié d’une bourse attribuée au mérite par un oligarque sibérien impliqué dans le nickel), une petite annonce demandant aux personnes intéressées par l’accueil de voyageurs « différents » de bien vouloir se manifester. Elle a ainsi établi le contact avec une vingtaine de jeunes proposant, sur tout le trajet, de nous accueillir en famille, parfois dans la maisonnette de leurs grands-parents.
Ania, 22 ans, qui étudie la biotechnologie pharmaceutique à Moscou (Olga l’y a d’ailleurs rencontrée voilà quelques jours), s’est manifestée pour proposer quelques jours chez ses grands-parents à Sobinka. C’est le frère d’Ania qui doit passer nous prendre à l’hôtel à midi et demi. Vingt minutes après l’heure dite, c’est finalement Ania qui se présente à notre porte. Il paraît que la circulation au centre est interdite ce matin. Il va nous falloir marcher. Heureusement, nous avons conservé une des deux chambres pour nos bagages et partons légers. Dans la rue, les voitures circulent normalement. Ania finit par nous expliquer que son frère est venu par la route habituelle, celle qui vient de Moscou et entre dans la ville par l’ouest. Mais, à au moins un kilomètre de l’hôtel, de gros travaux coupent la route sur une longue distance. Nous marchons, marchons et, finalement, un jeune homme en maillot de corps blanc vient à notre rencontre, empoigne nos sacs et se dirige vers une petite Lada dans laquelle nous n’aurions certainement pas pu placer tous nos bagages.
La route de Moscou est large, 2X2 voies avec parfois un terre-plein central. Passablement de circulation, assez anarchique. Une petite trentaine de kilomètres plus loin, rue à gauche et, presque aussitôt, d’énormes nids de poules. Nous sommes à Sobinka.
Cité de 7 ou 8.000 habitants, créée après 1917 et aujourd’hui sinistrée. La grande fabrique de verrerie, qui avait fixé des centaines de travailleurs, est à l’abandon depuis la perestroïka. Les rues sont défoncées, les immeubles soviétiques dans un état calamiteux. Nous ressortons par le sud, le chemin de terre ne serait pas carrossable si deux bandes parallèles de béton disjoint n’assuraient une certaine continuité. Quelques maisonnettes de bois traditionnelles, asses mal entretenues. Celle de droite appartient aux grands-parents. Le père, Mihail Pavlovitch, nous attend à la porte.
78 ans, jovial, légèrement rougeaud, cheveux carotte et sel dégarnis, visage large, denture réparé à l’or noirci. Trois marches de bois brillant, ripoliné de marron rouge, puis un couloir au-delà duquel on se déchausse pour enfiler une paire de pantoufles à choisir selon sa taille. Un sofa dur, une table de cuisine recouverte d’une toile cirée à carreaux bruns, deux chaises à dossier et une demi-douzaine de tabourets blancs. Au coin en hauteur, dominant la table, une icône vaguement enluminée et une bougie. C’est ci qu’en temps normal doivent être pris les repas. La cuisinette est à droite. Une cuisinière ancienne à gaz, ancienne mais encore émaillée, un plan de travail exigu surmonté par un casier contenant verres et assiettes, une douzaine tout au plus. Plus à droite, au-delà d’un placard gris, l’évier lavabo, seul point d’eau de la maison. Et encore ne s’agit-il pas d’eau courante. Un récipient à couvercle, assez semblable à celui qui dessert certains WC, donne sur un petit tuyau à robinet d’où l’eau coule d’un minuscule filet dont il faut user avec parcimonie.
De l’autre côté de la petite pièce, une autre, plus grande, qui doit être la salle à manger des dimanches, à en juger par le long buffet à vitrine dans laquelle apparaissent verrerie de cristal (quelques pièces), porcelaine (quelques tasses) et divers souvenirs. Les petits présents que nous apportons, chocolat suisse et cognac de France, rejoindront la vitrine. Mais aujourd’hui, la table réduite au minimum laisse pace au canapé ouvert qui sera notre lit.
Les murs aux allures de carreaux de faïence sont faits de planches recouvertes de papier peint. Les carreaux son verticaux mais l’encadrement de fenêtres penche. Accolée à cette grande pièce, une autre, plus étroite, comporte deux lits alignés tête à tête. Ici dormiront Olga et Oleg, le jeune frère d’Ania. Quant à Anima, peut-être passera-t-elle la nuit avec sa jeune cousine, Dacha, filiforme silhouette à tresse venue avec sa mère, Elena, de l’appartement qu’elles occupent dans un des lugubres immeubles implantés au bord du chemin de terre. Dans le premier de ces immeubles pour être précis, là où le rez-de-chaussée abrite désormais un « magazin » de type supérette précédemment occupé par le bureau de mariages. Leur contrat signé, les époux se faisaient photographier entre poubelles rouillées et façade décrépite, en choisissant avec précaution le seul angle qui leur permettre de faire croire qu’ils s’étaient mariés à l’orée d’un grand parc moscovite.
Le portrait de famille ne serait pas complet sans le personnage incontournable, Serafima. Elle a le même âge que son mari, Mihail Pavlovitch, mais vit désormais handicapée par une attaque cérébrale qui l’a longtemps laissée hémiplégique avant de lui permettre à nouveau quelques pas dans la maison ou quelques accords plaqués de ses doigts trop gourds sur sa balalaïka bien-aimée.
Serafima est majestueuse. Assise au coin de la table qui barre l’accès à notre chambre, elle semble avachie dans sa vieille robe informe aux couleurs indéfinies. Ni le poids ni le handicap ne l’empêchent pourtant de laisser étinceler les yeux sombres et mobiles, ni de laisser libre cours ` la langue bien pendue, dans un long visage apparemment banal mais dont la lumière pâle de la fenêtre fait apparaître les traits fins, doux, généreux d’une femme qui a certainement été belle et qui le redevient dés qu’elle parle, chante ou rit. Serafima mobilise l’assistance mais, parfois, la grosse voix de Mihail intervient, non pour l’interrompre mais pour compéter tel ou tel de ses souvenirs.
L’histoire de ces deux-là plaque exactement à celle de l’Union Soviétique. Nés l’un et l’autre en 1928, ils ont apparemment, comme leurs parents, échappé aux purges staliniennes mais ont été, au-delà de l’imaginable, touchés par la guerre. Ils vivaient alors à Gorki, redevenue Nijni Novgorod depuis la perestroïka, et déclinent toutes leurs années à l’une de la nourriture et du travail, parfois de la peur.
La peur de mourir lors des bombardements allemands pour tenter de détruire le pont reliant les deux parties de Gorki – ils disent toujours Gorki dont le nom recouvre justement toute la période soviétique. La peur pour les proches enrôlés dans l’Armée Rouge, un proche cousin porte d’ailleurs officiellement le titre de Héros. Mais surtout la peur quotidienne de ne rien trouver à manger. Même les cartes de rationnement n’étaient plus honorées. On se nourrissait de feuilles, de racines, parfois de pain, jamais de viande. Les hommes étaient partis à la guerre. Les femmes les avaient remplacées dans les usines et ne trouvaient guère le temps de cultiver un hypothétique jardinet dans la campagne proche.
Puis est revenue la paix. L’heure de compter les morts. Des millions, dont les noms s’alignent impassibles sur les listes infinies gravées dans le marbre des monuments toujours fleuris. Peu à peu, le pays a repris son rythme de croisière, pauvre mais digne, avec la fierté entretenue d’avoir battu Hitler et ceux qu’ils ne nomment pas nazis mais fascistes.
Rien sur les années Staline, ni avant ni après la guerre, peut-être pour n’avoir pas à justifier le silence, plus vraisemblablement parce que cette période leur a finalement laissé peu de mauvais souvenirs. Au contraire. Ils se sont mis à travailler. Dans la même usine. Ils s’y sont rencontrés. Elle l’a invité à danser. Elle danse si bien. Toujours la première, toujours la dernière sur la piste. Elle chante aussi, connaît contines et refrains, respire la joie. Ils se sont aimés. Trois enfants leur sont nés, deux filles et un garçon. L’une des filles a fait des études de médecine avant de rencontrer un jeune homme qui travaillait dans la police. Le jeune couple s’est installé à Moscou ou plutôt dans une de ces villes proches, interdites à tout visiteur, que le pouvoir désignait par un simple numéro. Le monde était en pleine guerre froide. Mihail et Serafima, eux, sont restés à Gorki jusqu’à leur retraite, vivant dans la maison de bois construite à l’emplacement de celle que leur avaient léguée leurs parents. Voilà un peu plus de vingt ans, ils ont quitté Gorki et acquis cette petite maison à Sobinka, plus près de leurs enfants et petits enfants.
Etonnamment, hormis la guerre, les deux périodes qui leur ont laissé le pire souvenir sont justement celles que nous, occidentaux, considérions comme les plus favorables: l’époque Khrouchtchev, où plus rien ne fonctionnait, et l’époque Gorbatchev, où tout est parti à vau-l’eau. Non, celui qu’ils ont préféré, c’est Brejnev. Les magasins étaient approvisionnés et l’ordre régnait. Il régnait même jusqu’à Prague où, le 21 août 1968, les cars soviétiques avaient été accueillis par cette inscription vite effacée: « Au secours Lénine, Brejnev est devenu fou ». Mais à quoi bon évoquer l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie? La télévision d’Etat avait alors présenté l’invasion comme la réponse fraternelle à l’appel des frères tchèques menacés par une contre-révolution fasciste!
Entre cuisinette et salle à manger, les filles, Anima, Elena et Dacha, se sont mises en devoir de confectionner une énorme fournée de ces petis pâtés qui, selon leur farce, se nomment pirojki (skapustoi, chou et oeuf dur écrasé; siaitso aux oeufs et à la ciboulette; smiasom, à la viande) ou lipiojki (plates, un peu plus épaisses que des crêpes, pâte levée aux oeufs, style brioche).
La pâte, justement. On ne l’achète pas au supermarché mais on la confectionne soi-même, patiemment, longuement pétrie à la levure, levée dans un seau, libérée quelques heures plus tard, versée sur une grande planche, découpée en segments qui, á nouveau pétris et allégés de farine, seront finalement aplatis à l’aide d’un de ces lourds rouleaux à p^te semblable ` a celui que ma mère extirpait du tiroir de la cuisine et dont elle me menaçait lorsque je devenais insupportable.
Autrefois, en famille, Serafima confectionnait des pirojki chaque dimanche. Aujourd´hui, la fabrication est plus espacée et dépend des visites. Aujourd’hui, ce sont une bonne soixantaine de pirojkis qui vont passer par la surprenante poêle four qu’ils utilisent pour cela: le récipient de métal dispose de quatre pieds pour l’éloigner de la table et un couvercle à manche vient se visser par-dessus comme on le fait pour une cocotte minute. Le manche se termine par un fil électrique et le couvercle comporte des résistances chauffantes. Les pirojkis sont donc cuits dans leur ensemble mais dorées sur le dessus. Seul problème, il faut absolument faire cuire des pirojkis, tous semblables, selon la nature de leur farce et les ranger ensuite dans des récipients différents, au risque de ne pouvoir lors de la dégustation les choisir selon son goût.
Repas terminé, discussion et brèves chansons reprennent. Le jour tombe lentement. Il faut se préparer à la nuit. Les deux « vieux » seront les derniers debout. Est-ce leur couche habituelle, de divan transformé qui sépare l’entrée de la cuisinette? Peut-être après tout, si l’on songe que ce lieu, très central, est certainement plus facile à chauffer que notre chambre, plus vaste et qui donne à l’est.
Prendre ses précautions, c’est à dire éviter de trop boire de la bière que nous sommes allés acheter au magasin du coin et ne pas oublier de passer aux « toilettes », lieu exotique situé à l’arrière de la maison, en contrebas, au fond d’une vaste pièce dont le sol de terre battue est recouvert de vieux linoléum, précisément ajusté mais dont la surface suit les bosses et les ravinements de la terre pour former une espèce de carapace de rhinocéros. Ce lieu sert d’atelier à Mihail, qui fut menuisier comme l’indique son majeur gauche sectionné et a longtemps continué à bricoler ici, avec une scie circulaire électrique et quelques pauvres outils. A gauche, un avant-toit abrite une vieille Gas tout-terrain au gris tout militaire. Sur le pare-brise empoussiéré, le chat blanc a souvent posé ses pattes et la Gas finira sans doute ses jours ici, comme ses propriétaires, sans jamais s’être éloignée de la maison.
Entre la Gas et l’atelier, une espèce de grosse boîte carrée dont chacun des côtés est à taille d’homme. Sans ouverture hormis une lourde porte de bois calfeutrée de carton et de papier goudronné. Il faut s’arc-bouter pour en venir à bout. Un parfum de fumée alerte titille les narines et picote les yeux. A l’intérieur, un poêle métallique dont la surface chauffée est uniformément plane, une baignoire vieillie hésitant sur des pieds et dans laquelle ont été déposés une grande seille vide et un cube de matière plastique à hauteur de fesses. Nous sommes dans le sauna. L’art consiste à asperger par salves l’eau d’une autre cuvette, posée au sol, sur le métal brûlant du poêle, dégageant ainsi une vapeur chaude qui va embrouillarder l’espace et dilater les pores de la peau. Car tout l’exercice se pratique nu et en solitaire. Ensuite, on va s’asseoir, dans la baignoire, sur le cube de plastique, on se saisit à deux mains de la seille remplie d’eau glacée et on se la vide, en deux ou trois lampées, sur tout le corps, qui se tend et se referme sur l’énergie emmagasinée de la vapeur. Les pores se referment, les muscles se tendent. Nous voilà prêt pour une longue et active journée.
A côté, les toilettes ou plutôt ce que ma grand-mère maternelle appelait les cabinets. Dans son appartment, elle disposait d’un cabinet analogue installé au fond du jardin, simple cabane de bois flétri, recouverte de tôle formant avant-toit, dont la porte percée de trois petits ronds hors de portée des yeux, ouvrait dur une simple planche ouverte en son centre sur un large ovale, habituellement masqué par un couvercle à poignée découvrant la fosse, profonde d’un bon mètre, dans laquelle on se délestait des excédents stomacaux avant de se saisir de quelques-unes des feuilles de papier journal coupées en huit et fichées sur un énorme clou planté sur la paroi du fond. On se saisissait ensuite du seau de métal posé sur le sol pour précipiter une belle rasade d’eau apporté de la cuisine. Assez pour faire disparaître les traces de son passage mais pas trop, pour ne pas vider complètement le récipient et devoir ensuite aller le remplir au robinet.
Dans la datcha de Mihail et Serafima, la cabane se présente de la même manière mais à l’intérieur, plaquée sur le fond de l’atelier. Les dimensions en sont encore plus retreintes, les parois internes sont recouvertes d’un épais papier peint vert émaillé de fleurs de lotus. Le même papier journal, imprimé en cyrillique, pend au même clou mais, sans doute en l’honneur des invités que nous sommes, un rouleau immaculé a été suspendu par une ficelle. Pas d’eau, ni courante ni dans un seau, mais une caisse de sciure inégale déposée sur le sol. Autrefois, cette réserve d’engrais devait être retirée directement par l’arrière mais aujourd’hui, les forces ayant décliné avec l’âge, le jardinet est envahi d’orties et d’herbes folles parmi lesquelles on trouve difficilement un bouquet de ciboulette destiné à la fabrication des pirojkis. Du coup, la sciure atteint des altitudes inquiétantes. Sans doute Oleg, avant de repartir mercredi pour Moscou, s’offrira-t-il pour délester la fosse jusqu’à sa prochaine visite.
En fin d’après-midi, une force averse a réveillé les moustiques qui sommeillaient sous les osiers, posés sur la mousse verdâtre du caniveau. Heureusement, notre chambre est plus froide que celle des grands-parents. Les moustiques aimant la chaleur, ils s’y sont rassemblés et c’est la pauvre Serafima, assise sur le bord de son lit, qui passera une partie de la nuit à en exterminer le plus grand nombre. Je passerai devant elle à deux prises, mais en limitant l’expédition au seau bleu recouvert d’un vieux couvercle de cuisine, dans lequel les passagers de la nuit viennent faire leurs plus petits besoins.
Dimanche 26 août, Sobinka – Vladimir
Toilette du matin limitée à deux lingettes débarbouillantes et à quelques mouvements de brosse à dents. La douche sera pour la fin de l’après-midi, lorsque nous serons de retour à notre hôtel de Vladimir. Puis expédition avec Ania, Olga et Rodica jusqu’au marché du dimanche, que les Sobinkais appellent à juste titre bazar. Passé le premier immeuble collectif et son ancienne salle des mariages transformée en magasin, nous pénétrons entre les maisons collectivess, parmi les parcs ombragés mais pas entretenus et jonchés de bouteilles et de détritus en tous genre.
Nous ne sommes plus à Moscou ni même à Vladimir. La plupart des visages sont fermés, fatigués, désabusés, souvent marqués par l’alcool, parfois peut-être parles coups. Seules les jeunes, et particulièrement les filles, semblent échapper à la fatalité. Mais pour combien de temps? Talons hauts en évitant la boue, pantalons serrés, chandails légers mettant en évidence de beaux seins solidement soutenus, visage maquillé, yeux soulignés, chevelure apprêtée. Et presque toujours téléphone portable à la main ou à l’oreille. Le salaire moyen, lorsque salaire il y a, ne dépassant guère les 200 €, c’est un bon mois qui passe dans l’achat de cet ustensile désormais indispensable pour exister. Sans compter le coût des communications.
Le bazar commence au-delà de la rue principale, à un bon kilomètre de la datcha des grands-parents. Sur la gauche, fenêtres occultées de briques mais porte ouverte, voici la nouvelle maison des mariages. Au sortir de la cérémonie, il ne doit pas être beaucoup plus facile que dans l’ancienne de trouver un angle présentable pour immortaliser les nouveaux époux, avant que le cortège de voitures décorées et sonores ne file vers la fête de famille. Au-delà de la maison des mariages, une place défoncée et gorgée d’eau sale, la gare routière. C’est ici que nous serions venus prendre notre bus pour Vladimir si Oleg, si fier de ses six mois de permis de conduire et de la voiture de ses parents, n’avait tant insisté pour nous ramener.
Le bazar commence à droite, d’abord avec quelques vieilles à tablier et fichu, accroupies ou assises en rang sur un pliant, qui proposent tomates et concombres frais ou en saumure, oeufs, têtes d’ail violet, bouquets d’aneth, pommes de terre et carottes de leur propre production. Un ou deux vendeurs de melons jaunes et de pastèques vertes, importés de contrées plus méridionales, se sont glissés parmi elles. Il faut ensuite se glisser dans une espèce de corridor en plein vent, délimité par une clôture et un mur au long des quels se sont alignés des vendeurs de la même eau, mais disposant pour la plupart de l’ébauche d’un éventaire. Vient enfin le quadrilatère affecté au marché, dont on me dit avec rage et dépit que le terrain vient d’être vendu à un groupe de capitalistes moscovites pour édifier un complexe sportif. L’entreprise aura-t-elle une quelconque chance de prospérer dans une région si chaotiquement pauvre? Ce qui est sûr, c’est que le marché sera repoussé à la périphérie et que les plus vieux et les plus démunis n’y auront plus accès.
Dans la partie alimentaire du bazar, une seule boucherie poissonnerie. La viande y est sommaire, le poisson douteux mais les prix me semblent très élevés, environ la moitié du prix occidental alors que les salaires sont si misérables. Il n’y a d’ailleurs pas foule dans ce lieu. Alentour, dans la partie partiellement couverte ou dans les estancots voisins, mélange d’autres fruits, prunes, myrtilles et minuscules pommes de production locale, bananes, oranges, gros abricots sans goût d’importation. Les légumes se limitent aux pommes de terre et carottes omniprésentes, à de gros radis écarlates en bottes, à des oignons. On trouve aussi de gros oeufs blancs à la coquille fine et fragile et toutes sortes de denrées d’importation, barres chocalatées en tête. Dans la partie non alimentaire, essentiellement des vêtements, tous importés de Chine.
Avec Olga et les grands-parents, nous nous sommes retirés dans notre chambre tandis qu’à la cuisine Ania, secondée par Elena et Dacha venues endimanchées de leur immeuble où vit un mari et père dont elles ne parlent jamais et auquel elles ne parlent jamais, s’attaquait à la préparation de côtelettes au fromage et aux légumes.
La discussion est revenue sur la guerre, sur les privations. Mais aussi sur le communisme. Je m’attendais à les trouver nostalgiques de cette période où chacun avait du travail et mangeait à peu près à sa faim. Leur souvenir est plus nuancé. Mihail se rappelle – il n’avait que deux ans mais on a dû le lui raconter souvent – que dans les années trente, lorsque est apparue la NEP (Nouvelle Economie Politique), son père avait commencé à acquérir du matériel pour devenir menuisier à son compte mais que, très vite, il s’en est fait voler la moitié et que, surtout, des amis lui ont conseiller d’arrêter au plus vite, au risque de passer aux yeux du commissaire politique pour un capitaliste et de se retrouver en Sibérie.
La Sibérie, justement. Certains de ses proches y ont-ils été envoyés? Dans sa famille, non. Mais il a connu des gens qui ont disparu du jour au lendemain. Sans doute exécutés plutôt que déportés. Il n’a jamais entendu qu’aucun en soit revenu.
Oleg piaffe. Il veut absolument se remettre au volant de cette voiture que, dès le retour à Moscou, ses parents ne lui confieront plus guère. Le repas de midi est donc pris rapidement. Pourtant, quelque chose nous dit que la rencontre n’est pas encore totalement terminée. Par l’intermédiaire d’Olga, Rodica explique à Serafima que, lorsque nous rendons visite à des amis, nous avons coutume de leur offrir un cadeau dont nous savons qu’il leur sera utile. Or, en venant ici, nous ne connaissions encore ni les grands-parents, ni leur quotidien, et nous n’avons rien apporté, hormis les présents de la veille, alcool et chocolat. Nous souhaitons donc leur remettre une petite somme afin qu’ils puissent acheter eux-mêmes ce qui leur fera plaisir.
Serafima fait mine de refuser, ne serait-ce que pour tenir compte des grands gestes de Mihail, entré dans la chambre à cet instant. Rodica insiste et lui remet finalement, pliés, deux billets de mille roubles. La somme, sans être gigantesque, n’est pas symbolique. Elle équivaut à une soixantaine d’euros mais représente surtout un tiers de leurs deux retraites cumulées. Serafima manifeste sa joie, Mihail se met à pleurer. Serafima se lève, entrouvre la vitrine et se met en devoir d’en tirer un lot d’animaux en peluche. Rodica lui explique qu’elle n’a ni enfants ni petits-enfants mais qu’elle emportera volontiers une des peluches.
Mais revoici Mihail, disparu un instant dans la pièce voisine, qui revient avec deux petites icônes, l’une de sainte Serafima, l’autre de saint Mihail. Et ce n’est pas tout. Il tire encore de sa poche un de ces outils à multiples usages, pince, couteau, tournevis, poinçon. Neuf et rutilant. Il y est gravé « stainless steel », ce qui ne doit pas encore être l’habitude des couteliers russes. Un cadeau reçu lors d’une autre visite mais qu’importe? J’aurai ainsi l’impression d’emporter le souvenir d’un inconnu que je tente d’imaginer mais qui est à l’instant devenu mon propre ami, puisque les amis de mes amis sont mes amis. Je porte à la ceinture, dans un étui de cuir qui me vient d’un mécène moins intime puisqu’il porte la mention publicitaire « Opel ». Mais qu’importe, là encore? J’offre d’abord à Mihail le couteau rouge puis je me retourne pudiquement pour détacher ma ceinture et faire glisser le passant de l’étui par-dessus la boucle. Pour vous aussi, mon cher Mihail.
L’inévitable, la nécessaire, l’essentielle cérémonie des cadeaux se termine. Lentement, nous regagnons le couloir. Oleg a déjà rangé nos bagages dans la Lada qu’il a sortie de la minuscule cour et rangée au bord du chemin, dans le sens du départ. Une fois encore, nous embrassons d’infinies effusions nos deux vieux amis, nous partageons avec Elena et sa fille Dacha des baisers plus formels, nous serrons une fois encore les deux vieux dans nos bras et nous dévalons les trois escaliers de bois. Au portillon, je me retourne. Mihail est là, bien sûr. Mais Serafima aussi, qui se déplace pourtant avec tant de difficultés. Le leur demande de prendre une photo puis je me retourne vers le chemin, franchis le portillon, grimpe le talus jusqu’à la voiture, avec l’espoir de les apercevoir une dernière fois sur le seuil, à travers les interstices de la clôture. Inutile!
Mihail et Serafima ne se trouvent plus sur le seuil. Ils ont réussi à gagner et franchir le portillon en mois de temps qu’il n’en faut pour le dire. Chacun d’eux se tient d’une main à un montant du portail et agite l’autre comme le font des amoureux se séparant sur le quai d’une gare. Dernier cliché, sans doute inutile tant la mémoire a été fortement gravée par ces quelques instants de vraie et belle émotion. Désormais, sur ma carte du monde, Sobinka a un visage. Il en a même deux.
Lundi 28 août
Compte tenu du calendrier grégorien, 13 jours de décalage avec le nôtre, c’est aujourd’hui une grande fête religieuse, celle de l’Assomption de la Vierge Marie. Depuis deux jours, nous savions qu’à cette occasion l’église St Dimitri, splendide construction du XIIIeme siècle renfermant des fresques du grand peintre Roubliov, serait ouverte et accessible. Mais la chance a voulu que, dès hier soir, une messe soit dite sur le parvis avant que les prêtres pénètrent dans l’église. En fait, ily a deux églises, pratiquement contemporaines, reliées depuis lors par une vilaine bâtisse. Traditionnellement, le service se faisait dans l’une ou dans l’autre, selon les saisons. L’une, l’église chaude, était plus haute et plus vaste. On l’utilisait en été. L’autre, l’église froide, était plus réduite, et surtout plus basse de plafond. On s’y réunissait en hiver et, même s’il n’y avait pas de chauffage, la présence des fidèles faisait rapidement grimper la température. Bref, nous avons pu assister à l’entrée du choeur dans St Dimitri, superbe, ã frémir de beauté et de profondeur lorsque les chanteurs passent à quelques centimètres. Nous avons aussi entrevu les fresques de Roubliov ou, du moins, celles qui ont été conservées. Leur état est médiocre et le manque d’éclairage – l’église n’est complètement illuminée que pendant quelques minutes, au moment de l’élévation (?), lorsque la densité de la foule empêche de se déplacer ou de prendre du recul face aux peintures – ne permet pas de les apprécier pleinement.
En fin d’après-midi, départ pour la gare en compagnie d’Alexandre, le solide et souriant chauffeur de taxi qui nous avait amenés à Souzdal. Il nous aide à porter nos bagages jusqu’au quai 3, celui sur lequel nous avions débarqué voilà exactement quatre jours.
Nos billets portent la date de réservation, l’horaire du train et le numéro du wagon mais pas celui des places. Dans la mesure où nous embarquons à une escale, la seule, entre Moscou et Nijni-Novgorod que les chemins de fer russes s’entêtent à appeler Gorki, l’ordinateur sait que nous allons prendre les sièges de personnes qui, justement, y débarquent, mais il ne sait apparemment pas encore lesquelles. C’est donc avec la préposée au wagon, omniprésente et toute-puissante, que nous voyons la chose. Nous nous retrouvons dans un compartiment à six places, c’est la règle en deuxième classe, avec trois jeunes, un homme et deux femmes.
Le soleil a disparu lorsque nous quittons la gare. Aux bâtiments soviétiques et décrépits succèdent quelques entrepôts et ateliers apparemment abandonnés puis, heureusement, de minuscules datchas, disparates et partiellement cachés dans des bouquets de végétation sans appellation particulière. La préposée est venue servir le thé noir, dix roubles la tasse de porcelaine et nous avons tenté de manger les chocolats mis à disposition des passagers par la plus fameuse des fabriques de confiserie, d’ailleurs installée à Gorki. Sucré et mauvais, mas pas aussi infâme que le prétendu jus de pêches, également offert mais présenté en cube de carton.
Peu à peu, nous faisons connaissance avec nos trois comparses. Sveta, la plus vive et la plus tendre, est accompagnée d’un garçon plus grand qu’elle et qui couve une troisième petite chose, une fille plus jeune, quinze ans, qui est encore au lycée mais qui ne doit pas lui offrir que ses baisers. La gamine est noiraude, un rien effrontée. Lui se montre d’abord bourru mais décarcassera tout a l’heure pour descendre le leur logement sous le plafond nos deux lourdes valises, que j’avais moi même hissées avec grande difficulté alors que nous trois compagnons ne nous avaient pas encore rejoints, affairés qu’ils étaient, sur le quai, à acquérir de modestes en-cas auprès de marchands ambulants qui proposent leurs services pour un prix bien inférieur à celui du wagon-restaurant. Le train faisant halte pendant au moins un quart d’heure à chaque arrêt, c’est tout un petit commerce qui fleurit ainsi dans les gares, d’extrême ouest en extrême est.
Trois jeunes amis, donc, nous font face. Ils ont commencé par jouer aux cartes avec un jeu dont les figures ressemblent aux nôtres mais dont les règles m’ont paru bien différentes. Puis nous nous sommes mis à parler. Tous trois sont étudiants, tous trois viennent d’un village assez proche de Gorki et tous trois ont passé leurs vacances à travailler comme serveurs à bord de ces bateaux qui, par fleuves et rivières, emmènent les touristes, plutôt russes sur les « petites » croisières, plutôt étrangers, finlandais ou japonais, sur les grandes. Toutes proportions gardées, c’est un bon coup et le garçon, qui officiait apparemment entre Moscou et St Pétersbourg, ne cache par qu’entre salaires et pourboires, surtout des finlandais, il aura de quoi s’acheter une voiture. Russe et d’occasion, bien sûr. Il ne faut rien exagérer.
Curiosité partagée. Sveta écoute avec un grand intérêt Olga lorsque celle-ci explique comment elle a quitté Omsk, comment elle vit près de Genève en travaillant comme fille au pair dans une famille de deux enfants dont les parents, lui russe et elle anglaise, travaillent à Genève; et comment elle prévoit de reprendre ses études dès la rentrée prochaine, à Genève également, en économie.
La jeunesse russe est prête à se battre, elle étudie vite et rêve de trouver un bon travail, si possible en Russie car elle est nationaliste et, finalement, très attachée aux traditions, même lorsqu’elles puisent encore à la source soviétique. Mas que ce pays est pauvre! Qu’il est en retard, handicapé par un si long passé communiste que l’idée même d’entreprendre semble encore étrangère à la plupart! Que la différence est grande entre l’apparence de prospérité qui prévaut à Moscou, du moins dans le premier cercle, et l’infinie précarité du reste du pays, à l’exception notoire de St Petersbourg, aidée par son long passé « européen » et le soutien de Poutine, qui en fut l’adjoint au maire (au fait, il faut que je passe en revue des photos prises en 1993 à la mairie de St Pétersbourg, il se pourrait bien qu’il y figure).
Après deux heures de trajet, voici Gorki alias Nijni-Novgorod. L’hôtel Alexandrovski Parc, bâtiment moderne sans mauvais goût, se trouve sur la rive sud de la Neva, bien après le pont qui enjambe l’Oka et le port des passagers situé au pied du Kremlin. Nous n’apercevons que furtivement l’escalier monumental, inspiré de celui d’Odessa, rendu célèbre par le mythique film d’Eisenstein retraçant la mutinerie des marins du cuirassé Potemkine et dont les drapeaux rouges à faucille et marteau ont aujourd’hui été remplacés par d’autres, du même rouge mais à l’enseigne de Coca-Cola.
Au-delà de l’escalier, on devine à peine les rives de la Volga et les feux de quelques péniches qui remontent lentement le fleuve. A droite, les murailles éclairées du kremlin font progressivement place à une masse sombre accrochée au flanc de la colline, la végétation du parc très arborisé voulue par l’Impératrice Alexandrovna, l’épouse du dernier des tsars, Nicolas II.
Olga espérait bien qu’un de ses correspondants, Timour, pourrait venir nous accueillir mais elle avait peut-être communiqué une date inexacte. Le jeune homme ne pourra nous rejoindre que demain, et seulement en fin de matinée: le matin, il chante à l’église.
Mardi 29 août
Matinée sans hâte, nous avons rendez-vous avec Timour, le correspondant d’Olga, près de l’entrée du kremlin, au pied de la statue d’un célèbre inconnu à qui l’URSS dut jadis le premier survol du pôle nord. En attendant, je me suis éloigné de quelques mètres pour assister à la remise par les autorités régionales d’une bonne centaine de bus scolaires neufs, tous peints en jaune. Cérémonie à l’ancienne avec musique, micros, discours et embrassades, chacun des représentants des villages bénéficiaires se présentant à son tour pour recevoir les papiers et numéro d’immatriculation du véhicule. Atmosphère collégiale et compassée à la fois mais le cérémonial serait-il bien différent chez nous? Question surannée. Il y a belle lurette que les rectorats ont confié à des sociétés privées tous les transports scolaires.
Timour. Un grand garçon frêle et timide, au visage fin et anguleux, au sourire un peu forcé, qui ne parle qu’assez peu l’anglais et, bien sûr, pas du tout le français. Il entreprend d’abord de visiter l’intérieur du kremlin, c’est a dire l’esplanade fortifiée enserrant dans ses hauts murs de brique rouge toutes sortes de bâtiments administratifs, un château, de grands parcs, une exposition de blindés de la dernière guerre que chevauchent hardiment des grappes de gamins rieurs, un monument de marbre noir et sa flamme du soldat inconnu de la Deuxième guerre mondiale.
Petite surprise, cette guerre qui, pour nous, appelle automatiquement les deux années 1939 et 1945, est ici celle de 1941 à 1945, l’URSS ayant été jusqu’à 1941 l’alliée de Hitler avant d’en devenir, c’est vrai, le plus acharné des ennemis. Mais les Russes, qui ont le souvenir de cet affreux conflit chevillé aux tripes, n’aiment pas trop qu’on leur rappelle l’épisode fâcheux du pacte germano-soviétique. Pas plus d’ailleurs qu’un Français n’apprécie, surtout venant d’un étranger, l’évocation du régime de Vichy et de la France collabo. Il a encore, tout près du monument aux morts, une petite église qui a échappé à la razzia soviétique mais, de la grande cathédrale qui se trouvait à quelques centaines de mètres, il ne reste que des photographies et une croix de bois, plantée à son emplacement en 1991.
La Volga est moins impressionnante que je ne l’avais imaginé. Certes, elles est large mais pas plus que le Danube lorsqu’il approche de son delta. Son courant est lent et, pour moi qui n’ai de sa géographie que de vagues notions, il faut quelques instants pour découvrir dans quel sens elle coule. L’eau en est sale sans être tout à fait opaque, les bateaux qui y naviguent ne forcent guère l’admiration, partagés entre péniches, pousseurs, bacs de traversée et navires touristiques à deux ou trois ponts, dont le hurlement disco parvient jusqu’au rivage.
Il faut pourtant se faite une raison. Nous voilà tous quatre, après une longue découverte des quartiers hauts, descendus au ras des flots gris, embarquant sur un de ces bateaux qui, toutes les deux ou trois heures, descendent puis remontent le fleuve sur quelques kilomètres. Nous sommes certainement les seuls étrangers. Hormis quelques visiteurs russes de passage, ce sont surtout des habitants de la ville et des environs qui prennent place sur les banquettes sans dossiers, perpendiculaires au bastingage, où on s’installe en amoureux ou en famille, face à face plutôt que côte à côte, en avalant force bières et quelques petits pains achetés à l’équipage. Les rives sont sablonneuses. La berge nord est complètement déserte et le bac qui y amène régulièrement son lot de voitures et camionnettes les lâche en pleine nature pour une destination plus lointaine, sans doute le groupe de hauts bâtiments qu’on distingue bien plus loin, dans la brume.
Timour a 22 ans et vit avec ses parents, lui chercheur en physique appliquée dans un des ces instituts qui justifiaient jadis que la ville soit interdite aux étrangers, elle médecin. Timour lui-même fait des études de médecine. Les cours reprennent vendredi. Il n’est certes pas si blond que certains Russes mais, dans l’Europe occidentale multicolore, on le dirait châtain clair. Il se sent pourtant un peu différent car à moitié tatar, par son père. Nombre de Tatars sont musulmans mais pas lui qui, après avoir vécu une enfance sans religion, s’est jeté corps et âme, la majorité venue, dans la foi orthodoxe.
Il ne passe pas devant une église sans se signer et, lorsqu’il y entre ou en ressort, il marque au moins trois haltes pour s’incliner et faire en souplesse le signe de la croix. Timour nous parle de son frère, élevé comme lui loin de toute religion, et qui a épousé une jeune femme tatare, musulmane et très religieuse. Cela ne facilite pas vraiment les rapports, surtout avec les parents mais les époux ont pris une sage décision: leurs enfants ne choisiront qu’à l’adolescence la confession qui leur siéra.
Retour en ville. La foule est dense, quasiment que des jeunes et aucun touriste. Toutes les grandes et moyennes marques internationales de mode et de cosmétiques tiennent le haut du pavé mais les clients semblent rares, la plupart des gens se contentant de déambuler à deux ou trois ou de former attroupement autour d’un massif fleuri, par exemple devant le théâtre d’art dramatique. Les filles sont d’autant plus longues qu’elles se perchent toutes, quelle que soit leur taille, sur de longs talons effilés. Peu vêtues, fesses et bustier arrogants, chevelure abondante et souvent blonde, maquillage intense mais pas outrancier, tandis que les garçons du même âge sont discrètement vêtus, jean et T-shirt sobres. Le contraire de la pintade ou du dindon, en quelque sorte. Mais les femmes, pour le peu d’entre elles qui se montrent au-delà du quart de siècle, s’alourdissent rapidement, ne se maquillent plus guère et cessent parfois de se peigner. Les hommes, eux, forcissent un peu et prennent des airs de casseur qu’ils n’ont que rarement à la fin de l’adolescence. Pas de vieux, hormis deux ou trois babouchkas qui tentent de vendre leurs maigres bouquets de fleurs.
Nous nous installons à la terrasse couverte du restaurant Vitalitch, un des plus renommés de la ville. Pas mauvais, pas exceptionnel non plus. Une certaine affectation française qu’atténue une éternelle froideur du service. Impossible aussi de boire du vin ni de la bière russes. Comme si, dans ce domaine, les Russes avaient honte d’eux-mêmes. Pour ce qui est de la bière au moins, ils auraient tort!
Mercredi 30 août
Rendez-vous à 9h30 avec Timour, qui a emprunté la voiture de son père, une grosse Volga vieille d’une bonne dizaine d’années mais qui ressemble, dans sa masse, son équipement et sa tenue de route, aux voitures américaines de la génération précédente. Il n’a son permis que depuis six mois et semble terrorisé à l’idée de conduire en ville. Dès que nous aurons atteint les routes de campagne, il se mettra à rouler comme les autres, c’est-à-dire très vite et très mal, au point que Rodica devra lui demander de lever un peu le pied. Notre destination est Gorodets mais, après une trentaine de kilomètres, nous obliquons sur la gauche en direction du minuscule village où ses parents possèdent une datcha dont Timour est très fier. Il faut pour cela s’engager sur un long chemin de terre marqué de nombreux nids de poules.
Nous voici à Sisova, une quinzaine de maisons de bois à étage, la façade de certaines ciselée et sculptée. La maison des Abubakirov est la deuxième sur la gauche, presque complètement cachée par le feuillage d’un épais massif de lilas et de cet arbuste dont j’ignore le noms mais qui donne, en grappes à faisceaux, des baies orange et translucides, très acides et amères, dont on me dit qu’elles donnent après les premier gels une agréable confiture. La datcha est en piteux état. Le portail de bois ne ferme plus mais l’unique porte, elle, est fermée par un impressionnant cadenas. Timour nous propose de jeter un oeil sur la jardin pendant qu’il déverrouille la porte, sans doute à l’aide d’une unique clé destinée à toute la famille et qui doit être cachée dans une anfractuosité secrète.
On passe au jardin, orienté est, par un second portillon de bois, lui aussi à l’abandon. Un réservoir parallélépipédique recueille l’eau du toit et dessert un unique robinet de cuivre au-dessous duquel est posé un petit récipient de plastique bleu, sans doute celui dont tous se servent pour s’asperger lors de la toilette du matin.
Avant le jardin, à l’ombre portée de la dacha, à proximité de l’unique pommier aux fruits irréguliers mais succulents, une modeste pelouse sur laquelle son posés un brasier à charbon de bois et quatre chaises de type bistrot, effilochées par les ans et les intempéries. C’est ici la terrasse barbecue d’un couple de scientifiques, dont l’un de haut niveau! Le jardin est d’abord d’agrément, marguerites et chrysanthèmes multicolores au mieux de leur épanouissement. Au-delà, potager avec des tomates encore vertes, quelques courges, courgettes et coloquintes, des pommes de terre, des carottes en maigre quantité. Des concombres aussi, la plupart déjà mis en saumure dans ces gros bocaux qui devront tenir jusqu’au prochain printemps.
Timour nous invite à l’intérieur. Plancher de bois inégal, chaussures déposées dans le couloir d’entrée. A droite, en léger contrebas, une resserre sombre dans laquelle il me semble apercevoir quelques pommes de terre et des outils d’un autre âge. Nous pénétrons ensuite dans les trois pièces à vivre, un « salon » au plancher partiellement recouvert de tapis usés jusqu’à la corde, avec un vieux poêle dans un coin et, dans l’autre, ce qui fait office de cuisine avec un évier jauni surmonté d’une petite réserve d’eau. La fenêtre censée donner un peu de jour à la cuisinière a été barricadée de planches suite à l’énième intrusion de voleurs. Que peuvent-ils bien trouver ici à emporter?
Timour nous propose un thé, que nous refusons poliment. Au sol, quelques cageots contenant des tomates plus ou moins rouges et des pommes rabougries. Plus loin la cambre des parents, deux lits recouverts d’une couverture rouille et, à droite, celle de Timour et de son frère, aux lits plus modestes. Un autre volume, exigu, a été gagné sur l’extérieur. Les deux petites lits montrent qu’il s’agit plutôt d’accueillir ici les enfants d’éventuels invités. Avec ou sans Timour, les parents viennent ici chaque fin de semaine, d’avril à novembre. Durant tout l’hiver, ils ne viennent que deux ou trois fois, pour vérifier l’état des lieux. Il faut dire que la route, surtout le dernier tronçon, ne doit guère être carrossable par temps de neige ou de grand froid.
Nous quittons ce lieu sombre, pauvre et sordide dont Timour et si fier et poursuivons à pied le chemin en direction du village. Pauvreté, là encore, même si certaines maisons ont reçu récemment sur le chambranle des portes et l’encadrement sculptés d’autrefois quelques couches de peinture crème ou azur. Devant les portes sèchent sur des bâches de grandes quantités d’oignons. Parfois, une silhouette se glisse dans une embrasure et nous observe d’un oeil méfiant. Une seule fois, une babouchka répondra à mon hochement de tête, vite tancée par son mari mal rasé. Au total, deux voitures, une moto et trois bicyclettes. Un puits aussi, abrité par une tonnelle et protégé par une icône.
Ce qui nous surprend, ce n’est pas tant l’attitude des habitants, une quinzaine, à notre endroit mais les rapports ou plutôt l’absence de rapports entre Timour et eux. Même s’il connaît la topographie du village, il ne semble pas connaître les habitants ni être connu d’eux. Certes, il n’y a pas passé son enfance mais, tout de même, il y vient chaque été depuis des années. Sont-ce les paysans qui sont particulièrement farouches ou Timour qui, en plus d’être naturellement timide, serait un rien hautain et méprisant à l’endroit des petites gens? Il faut se rappeler que, jusqu’à la Révolution de 1917, ses ancêtres possédaient, dans cette région justement, d’immenses étendues de terres et qu’ils devaient avoir avec les paysans, comme tous leurs semblables, des rapports de seigneurs à serfs.
Repartons pour Gorodets. Bonne route, encore quelques forêts et de larges champs de blé souvent hérissés de chardons et de mauvaises herbes. La fin du communisme n’a rien changé au mode de production. Les paysans continuent de travailler à l’intérieur de sovkhozes et ne perçoivent sans doute guère mieux l’intérêt de produire plus et de meilleure qualité. Au fait, il serait intéressant de savoir si la Russie continue à importer d’Argentine autant de tonnes de blé qu’au temps de l’URSS.
La ville de Gorodets doit compter une trentaine de milliers d’habitants, ce que ne se sent pas lorsqu’on se trouve au centre de la ville ancienne, qui domine la Volga juste en aval de le que les Russes nomment la « mer de la Volga », une immense retenue d’eau formant un lac au bord duquel même les Moscovites, pourtant éloignés de près de 500 kilomètres, viennent volontiers passer leurs vacances. La ville elle-même est connue pour son artisanat sur bois et sur écorce. Quelques magasins en proposent d’assez beaux échantillons au premier étage de maisons délabrées au-delà de l’imaginable.
Retour par la rive ouest de la Volga. Arrêt dans un immense cimetière implanté au bord de la route. Tout semble à l’abandon, sans doute l’effet de ces hautes herbes qui prolifèrent à la fin de l’été. Ici, pas de monuments funéraires ni de caveaux de famille. Simples tombes marquées de la croix orthodoxe à trois branches dont l’une inclinée. Pierres tombales analogues, avec souvent la photo émaillée du défunt. Enclos plus ou moins fermé par de modestes grilles de fer forgé et, à l’intérieur, souvent une table basse portant parfois un ou deux fruits. Minuscule banc. C’est là, semble-t-il, que les vivants viennent s’entretenir avec les morts.
Vendredi 1er septembre.
La plus intéressante, sans doute, de nos journées ici. Nous avons décidé de visiter, si faire se peut, l’appartement de la perspective Gagarine où Andrei Sakharov a passé six ans en résidence surveillée, pour avoir approuvé les mesures de rétorsion prises par l’Occident à l’endroit de l’URSS, du fait de ses entorses aux Droits de l’Homme.
La perspective Gagarine doit bien mesurer 10 kilomètres. Après sept ou huit kilomètres le chauffeur oblique à gauche et s’arrête au milieu d’immeubles d’une dizaine d’étages, gris mais pas délabrés, devant lesquels des gamins en tenue plus ou moins rasta sont assis sur les marches poussiéreuses. L’appartement de Sakharov a été plus ou moins transformé en musée mais, devant l’entrée gardée par un interphone, rien n’indique les jours et heures d’ouverture même si, au rez-de-chaussée, au-dessous d’une fenêtre où semble briller une ampoule, une plaque rappelle le séjour forcé du physicien.
Notre chauffeur profite de l’ouverture fortuite de la porte pour se glisser dans l’immeuble. Au-delà de quelques marches, l’appartement se trouve à gauche et personne ne vient répondre à nos coups de sonnette. Nous ressortons, rencontrons un vieil homme qui semble compatir à nos difficultés et nous dit en allemand qu’il a connu Berlin, sans doute en 1945. La précarité du langage nous empêche de le questionner plus avant. Nous contournons l’immeuble et le chauffeur, qui s’est renseigné alentour, nous amène jusqu’à la fenêtre de ce qui semble avoir été la chambre de Sakharov et de sa deuxième épouse, Elena Bonner, que j’avais rencontrée en compagnie d’Alexandre Dubcek en 1990 à Prague. Ici aussi brille une modeste ampoule. Nous nous hissons sur un muret pour deviner un peu de l’intérieur puis finissons par revenir devant l’entrée principale, résignés à repartir.
Mais notre chauffeur, lui, ne renonce pas. Une fois encore, il profite du passage d’un locataire pour pénétrer dans l’immeuble, revient, nous fait signe d’attendre encore. A ce moment sortent du bâtiment quinze ou vingt jeunes qui, par leur nombre et leur tenue, ne peuvent guère être de simples locataires. Une femme assez jeune, souriante, les escorte et prend congé d’eux. Notrechauffeur s’approche d’elle. Oui, elle est bien la responsable du musée et, si elle n’a pas répondu, c’est que les visites se font plus ou moins sur rendez-vous et que, surtout, elle était occupée avec ses jeunes visiteurs. Oui, elle nous autorise à pénétrer.
Au fond du couloir à gauche, ce qui constitue le « musée », essentiellement de photos noir blanc du temps de la jeunesse, puis des grands travaux de Sakharov. Des diplômes aussi. Et la demi page d’un journal allemand dans lequel il justifie les mesures de rétorsion occidentales, cause de son exil forcé et de sa mise en résidence forcée, ici, dans cette ville qui se nommait encore Gorki, en hommage à cet auteur que les communistes considéraient comme un de leurs grands précurseurs.
La ville était strictement interdite aux étrangers, ce qui limitait le risque de contact entre Sakharov et le reste du monde, en particulier les journalistes occidentaux. Mais cela ne suffisait pas au pouvoir de Brejnev. Sakharov sera pratiquement « emmuré » ici, quand bien même il aura le loisir, pendant six ans, de s’éloigner de 14 kilomètres de sa résidence, à condition de ne rencontrer personne et d’être en permanence surveillé par des escouades d’agents. Lorsqu’il lui prenait de se rendre au théâtre, ce sont toutes les rangées proches, la sienne bien sûr mais aussi celle de devant comme celle de derrière, dont les vrais spectateurs étaient chassés et remplacés par autant de policiers en civil !
La disposition même du logement est éloquente. A gauche, les deux pièces (dont le musée) furent d’abord occupées par le chef des policiers. Ensuite, les mesures de surveillance s’étant sophistiquées, le lieu fut libéré mais en face, la première pièce resta toujours occupée par le « directeur de l’hôtel ». On avait en effet expliqué à Sakharov qu’il devait se considérer comme l’unique pensionnaire d’un hôtel un peu spécial qui, c’était la règle, devait être géré par un directeur, qui fut installé dans une pièce du même appartement et ne quittait que rarement son poste, excellence hôtelière oblige. On imagine que ce directeur-là ne rédigeait pas que le menu du jour…
Au bout du couloir, une pièce comprenant un simple lit à une place et une petite table de travail. Dans un sous-verre, une modeste feuille de papier portant des textes et des dessins. Dans l’immeuble d’en face, le KGB avait en effet installé ses quartiers et l’appartement était truffé de micros. Andrei et Elena n’avaient trouvé que les messages écrits pour communiquer entre eux discrètement. Ces messages étaient soigneusement détruits, sauf celui-ci qui se trouvait sur le bureau lorsque leur fut communiquée la décision de leur élargissement.
A droite, une autre chambre et un salon de taille moyenne. Surprise, on y trouve un poste de radio, un poste de télévision et un appareil téléphonique d’un rouge cinglant.
– La radio et la télévision pouvaient être allumées mais ne pouvaient recevoir aucun programme, un camion installé à quelques dizaines de mètres étant charger de brouiller toutes les fréquences. Quant à l’appareil téléphonique, il fut apporté un beau matin de 1986 par les agents eux-mêmes. A peine avait-il été branché que la sonnerie se mit à résonner. C’est ainsi que, de la bouche de Gorbatchev lui-même, Sakharov apprit qu’il était libre.
Plus peut-être qu’une véritable prison, ce lieu émeut, prend à la gorge et à l’âme. Impressionnant, le sort réservé à quiconque ne pensait pas comme le parti. Et encore Sakharov, du fait de son passé d’immense chercheur scientifique, bénéficiait-il d’un traitement très particulier.
Après cela, la brève visite à la maison où Gorki passa, jeune orphelin. quelques mois avec ses grands-parents, est un peu dérisoire. L’homme n’est pas en cause, ni son talent. Mais la récupération dont il fut l’objet de la part de Staline, et dont il ne se défendit pas vraiment, entache son image. Certes, Gorki avait toujours manifesté son intérêt pour la cause bolchévique. Le gamin pauvre qu’il avait été, devant faire tous les petits boulots pour survivre, se situait naturellement de ce côté-ci et, en 1903, il prenait même quelques risques à le faire savoir.
Pendant la première décennie de l’après Révolution, exilé en Italie pour cause de santé, il continua à trouver plus de vertus que de torts au régime, bien qu’il n’ait jamais caché sa méfiance à l’égard de Lénine lui-même. De retour en 1928, « il est accueilli triomphalement avec une nomination par Staline comme président de l’Union des écrivains soviétiques et la médaille de l’Ordre de Lénine reçue en 1933. Malgré cette consécration, il est constamment déchiré entre sa fidélité au bolchevisme et ses idées sur la liberté indispensable aux artistes. L’assassinat commandé par Staline de Serguei Kirov et la mort mystérieuse de son fils Maxim Peshkov en mai 1935 vont donner corps à ses critiques contre le régime. Il meurt de pneumonie le 14 juin 1936. Sans que cela n’ait été encore réellement prouvé, il est possible qu’en réalité son médecin ait été payé par Staline pour l’assassiner. » (Wikipedia)
Bref retour à notre hôtel. Le chauffeur nous attend pour nous emmener à l’aéroport. Sa Volga fonctionne au gaz. Du coup il s’arrête dans la périphérie nord pour refaire le plein. Cela dure longtemps, très longtemps, trop longtemps. En attendant leur tour, les véhicules stationnent à bonne distance pour éviter la propagation d’une éventuelle explosion. Chacun prend son temps. Il y a trois pompes mais un seul préposé. Nous commençons à être inquiets pour notre vol, d’autant que notre visa se termine à minuit et qu’il n’y aura pas d’autre avion pour Francfort avant trois jours. Ensuite, nous nous faufilons dans une circulation d’abord dense et chaotique, puis plus apaisée. A chaque carrefour, nous pensons apercevoir les premières jachères d’un début de banlieue mais rien ! Aucun panneau non plus pour indiquer l’aéroport. Les guides de voyage précisent qu’il serait périlleux de conduire sa propre voiture en Russie. Ils ont certainement raison.
Et l’horloge qui tourne. Le chauffeur, comme l’hôtel, ont estimé le trajet à une cinquantaine de minutes. Nous sommes partis voilà plus d’une heure, nous n’avons pas trouvé de gros bouchons, nous avons toujours bien roulé et toujours pas le plus petit signe d’un quelconque aéroport. Au contraire, nous nous enfonçons dans de larges quartiers de faubourgs, immeubles après immeubles, par des routes qui semblent plus de desserte que de transit. C’est pourtant l’hôtel, apparemment sérieux, qui a choisi ce taxi et ce chauffeur, apparemment sérieux lui aussi et qui nous a déjà rendu maint service ce matin. On dit que des touristes occidentaux se sont retrouvés nus, sans bagages ni portefeuille, après avoir pris place dans un taxi apparemment officiel. Je n’y crois pas trop mais je commence à le craindre un peu tout de même. Et soudain, au revers d’une route parallèle à la ligne d’un tram de banlieue, alors que les premiers grands espaces s’insinuent entre les maisons succédant aux immeubles, un panneau portant un dessin d’avion. Nous ne sommes pas encore à l’aéroport mais cette fois, pas de doute, nous sommes sur le bon chemin.
Le chauffeur a déposé nos valises sur le trottoir et nous avons pris congé, amis ou presque. Ici pas de porteurs. Policiers presque bienveillants. Le hall, plus petit que celui de Genève alors que la ville compte cinq ou si fois plus d’habitants. Trois compagnies présentes, Aeroflot, Tatar et Lufthansa.
Dans le bureau, tandis que je surveille les bagages, Rodica apprend de la bouche d’une des employées la raison pour laquelle notre vol, initialement prévue le 31 au petit matin, a été reporté au lendemain dans l’après-midi, ce qui nous a obligés à débourser plus de 500 francs suisses pour obtenir en urgence un nouveau visa. Edifiant ! Apparemment, le nouveau directeur de l’aéroport a fait savoir à Lufthansa, qui atterrissait auparavant en fin de soirée pour repartir au petit jour, que les vols de nuit étaient supprimés et qu’atterrissages et décollages devaient impérativement avoir lieu de jour. Motif : l’aéroport n’a plus les moyens nécessaires à l’éclairage nocturne des pistes ! Au pays de Vladimir Poutine, membre du club très fermé des huit pays les plus riches du monde, et exportateur du quart ou même du tiers de la production mondiale de gaz !
Dans l’avion, je remarque vaguement une jeune femme que je repérerai plus tard dans les couloirs de l’aéroport de Francfort. Elle y semble un peu perdue, nous l’emmenons avec nous dans le train automatique reliant les différents terminaux. Fanny B. habite Morzine et étudie à Grenoble. Elle est russophone sinon russophile et nous raconte l’aventure vécue par un des ses collègues français à Moscou. L’homme se promène en plein centre ville. Un agent en uniforme s’approche de lui et, poliment mais fermement, lui demande ses papiers. L’homme s’exécute et tend son passeport. L’agent s’en saisit, ne l’ouvre même pas et, dans un excellent anglais, lui dit :
– Si vous voulez récupérer votre passeport, ça fera cent euros.
– Mais…
– C’est comme ça !
– Mais je n’ai pas d’argent sur moi …
– Vous avez une carte bancaire ?
– Oui.
– Eh bien, suivez-moi, je vais vous accompagner au distributeur de billets les plus proche.
Le communisme, c’était les soviets plus l’électricité. Le post-communisme, c’est la corruption plus l’abus de pouvoir.