Cela faisait des jours et des jours que le maître arpentait les allées lilliputiennes de son jardin, sécateur ou plumeau en main, lourds sabots de bois claquant sur la pierraille. Vêtu d’une salopette informe, d’un gros chandail écru et torsadé recouvert en partie d’une espèce de gilet rayé, il ne s’était jamais départi du capet de laine bleue enserrant ses cheveux et ramenant toute sa haute carcasse vers le sol. Image de l’humilité? Sans doute. Mais le geste était précis, précieux, noble, la barbichette Napoléon III souveraine, le regard guerrier, tandis que le maître s’acquittait des tâches apparemment les plus banales, taille du prunus, ébourgeonnage du camélia, émondage de la haie de buis, dépoussiérage du pointillé de pierres grises qui guideraient l’hôte sur le chemin de la maison de thé, bientôt.
Puis vint le matin du jour. Plus un brin ne dépassait du toit de chaume aux épis méticuleusement ficelés, pas une goutte ne manquait à la pierre à eau venue par bateau d’une chapelle de Savoie. La veille, le maître s’était mis au volant de sa voiture, japonaise bien sûr, et s’était rendu chez son ami l’antiquaire, à Kyoto. Plus de deux heures de route, dans l’enchevêtrement de collines et de montagnes qui caractérise l’archipel japonais. Dans les ruelles minuscules de la ville ancienne, il s’était glissé dans une échoppe sans enseigne, s’était immobilisé sur la marche la plus basse et avait attendu, immobile, que l’homme écartât le rideau de toile bise donnant sur l’arrière-salle, celle des trésors.
Je l’y avais suivi, gourd, pataud, craignant que mes gestes ne jettent à terre l’un ou l’autre des objets fragiles et multi-centenaires entre lesquels nous devions nous frayer un improbable passage. Le maître et son ami l’antiquaire s’étaient entretenus en japonais. Je n’avais pas compris grand-chose, sinon que leur discussion, respectueuse et complice à la fois, sautillait entre des événements du moment et d’autres qui remontaient au début de l’ère Meiji, comme si les uns et les autres eussent tenu à la même et proche actualité. Puis l’homme était passé dans une troisième pièce, un cagibi plutôt, et en était ressorti avec des cartons savamment enrubannés, qu’il avait déshabillés comme s’il se fût agi d’une première rencontre amoureuse.
A l’intérieur, il y avait, séparés les uns des autres par du papier de soie mais maintenus ensemble par un ruban, une demi-douzaine de bols laqués de rouge et de noir. L’ami les avait libérés et, un à un, les avait tendus au maître, qui les avait un à un placés au creux de ses deux mains ouvertes comme pour recevoir une offrande ou un ciboire. De l’intérieur du pouce, il avait longé, épousé, apprécié, les moindres rugosités, imperfections volontaires aux travers desquelles, quatre ou cinq cents ans plus tôt, un artisan obscur et fier avait laissé la marque de son art comme on laisse la trace de ses pas sur l’herbe du matin.
A la nuit largement tombée, nous avions regagné nos montagnes et le hameau de Yotsuya, fief de quelques arpents et quelques murs, là où le maître avait choisi, quinze ans plus tôt, d’enfouir sans retour des racines qui lui survivraient bien après la mort puisqu’il avait décidé d’en faire, à l’heure de ses vieux jours, un centre d’enseignement et de transmission de la culture bouddhiste zen.
Notre philosophe bouddhiste, notre maître ès cérémonie du thé présente une particularité inattendue, surtout dans le cercle étroit des défenseurs de la tradition japonaise : un accent d’ailleurs, sans rapport avec les sonorités des montagnes environnantes. Il est suisse, genevois pour être précis, né en 1947, l’année du sanglier, et se nomme Philippe Neeser Dans son ermitage de Sekkaku-An (en japonais : aigrette malhabile), ses condisciples le connaissent plutôt sous le surnom de Jakuoo, le jeune vieillard. De formation, il est juriste et ici, au Japon, il défend entre Tokyo et Osaka les intérêts d’une multinationale suisse. Mais son âme est ailleurs, avec les bonzes et les ermites du bouddhisme et plus encore avec ses pairs, les membres d’une confrérie très restreinte et très fermée, celle des grands maîtres de la cérémonie du thé.
Ultime excursion dans le jardin de la maison de thé, le maître Jakuoo est allé cueillir le bouton à peine entrouvert d’un camélia presque pourpre. Puis il a disparu derrière la barrière opaque d’une des portes de papier de la maison de thé. Après une longue hésitation, je me suis engagé à sa suite, me suis glissé dans une des alcôves juxtaposées et l’ai trouvé agenouillé face à la statue dorée d’un Bouddha jovial et énigmatique, radieux malgré le pauvre feu d’une unique chandelle. Entre eux deux immobiles brûlait un bâton d’encens. Jakuoo, entre ses doigts, égrena un chapelet et se mit à psalmodier comme si personne n’eût été témoin de ce dialogue divin.
Maintenant, il est l’heure. Dans quelques minutes, l’hôte du maître se présentera à la porte. Jakuoo a quitté l’alcôve au Bouddha pour la pièce voisine, plus petite encore, et seulement séparée par une frêle porte à glissière. Nous sommes dans le saint des saints et c’est un peu le messie que nous attendons. Dans le tokonoma, tabernacle accolé à la paroi nord, Jacuoo a déroulé le kakémono, rouleau peint calligraphié de réflexions sages tout exprès choisies en rapport avec la personnalité de l’invité. A côté est suspendu un vase ventru et rosâtre d’où émerge le bouton de l’unique camélia cueilli le matin. Aucun meuble mais quatre tatamis et, en leur centre, une cavité carrée au fond de laquelle rougeoie la braise. Du plafond de bois pend une crémaillère qui soutient, juste au-dessus du foyer, une lourde bouilloire de fonte noire, venue elle aussi d’un instant d’antiquité. L’eau y chante déjà.
La porte diaphane donnant sur le jardin frémit, une ombre se découpe sur le papier opaque. La silhouette entrouvre le panneau, se glisse à genoux, au ralenti et sans le moindre bruit, sur le tatami. Hiroyuki Sassaki n’est pas un invité comme les autres puisqu’il est, lui aussi, un des grands maîtres de la cérémonie du thé, qu’il l’enseigne à l’école du thé de Kyoto et pourrait donc, à ce titre, se trouver dans le rôle de Jakuoo plutôt que dans celui du simple visiteur. Plus que d’une cérémonie protocolaire ou sociale, il s’agit donc d’une visite de courtoisie, d’amitié aussi. Les deux hommes se connaissent de longue date.
Avant même de saluer son hôte, Hiroyuki s’est incliné devant les pensées zen du tokonoma, a murmuré une brève parole pour le bouton de camélia puis s’est retourné vers Jakuoo, agenouillé comme lui. L’un après l’autre, l’un vers l’autre, si lentement que leur ombre semblait les précéder, ils se sont inclinés jusqu’à devoir poser la paume des mains jointes sur le tatami, en signe de respect. Puis Jakuoo a fait glisser vers son invité une simple coupe contenant une unique boule blanche, le gâteau des neiges, le yukimochi. Ensuite, savamment, il a disposé devant soi le natsumé contenant la poudre de thé, puis le bol blanc dans lequel patientait le cha sen, blaireau de bambou ciselé. Humblement, il a purifié du revers d’un foulard de soie la cuiller de bambou destinée à extraire de la boîte une pincée de poudre verte.
Hiroyuki, pendant tout ce temps, goûtait délicatement au gâteau des neiges. Du godet d’un ustensile de bois ciselé, Jakuoo a puisé dans la bouilloire un peu d’eau frémissante, l’a versée sur la poudre, dans le bol blanc, et s’est mis à battre le tout d’un geste précis du blaireau. De vert sombre, le mélange est progressivement passé au vert pomme, puis est monté en crème au point de remplir presque complètement le bol, que Jakuoo a alors tendu à Hiroyuki. Humilité et concentration, de part et d’autre. Gestes d’une patience, d’un contrôle extrêmes. Puis le bol est longuement resté entre les paumes de l’invité, qui les a peu à peu élevées au niveau de son regard, contemplant cette simple et sublime offrande au point de s’en imprégner, de se fondre avec elle, en elle.
Alors, il a guidé le bol vers sa bouche, s’est arrêté à portée d’haleine et a attendu un instant avant d’avancer délicatement les lèvres, d’incliner le bol, de humer, de pressentir, de goûter, d’apprécier et, enfin de boire une première et infime gorgée. Il a dit que le bol était beau, que le thé était exquis, que l’accueil était noble, puis il a bu une seconde gorgée.
Jakuoo lui a répondu, à la manière du poète chinois Lu Yu, que le thé peut se ratatiner et offrir des plis comme les bottes d’un cavalier mongol, ou bien qu’il peut être raide comme les fanons d’un boeuf sauvage ou ondulé comme les tuiles d’une maison. Il peut ressembler à un champignon qui se forme ou aux nuages couronnant la montagne, a enchéri Hiroyuki. Les feuilles peuvent se soulever et danser comme au gré de l’eau lorsqu’un zéphyr l’effleure. D’autres telle l’argile tendre et malléable sous la main du potier sont claires et pures comme si elles avaient été filtrées à travers du charbon de bois. D’autres enfin s’enroulent et se tordent comme de petits ruisseaux tracés par une pluie violente dans le champ fraîchement labouré. Telles sont les meilleures qualités du thé.
Jakuoo, déjà, purifiait les ustensiles qui, bientôt, regagneraient leurs papiers de soie, leurs rubans, leur carton d’apparat. Mais pourquoi donc dis-je déjà. Il y avait plus de deux heures qu’ils étaient là, et que j’étais là à les observer, si transparent qu’à aucun moment leur regard ne s’était porté vers moi. Grâce à eux, je m’étais en quelques jours immiscé au coeur du Japon de toujours, loin du temps, loin de tout et si près de l’essentiel.
Dans ce pays où chacun ne cesse aujourd’hui de courir, où des forts à bras poussent dans chaque wagon du métro, pour gagner à la société quelques secondes, des fournées de Japonais harassés de travail et de stress, où les robots de la domotique remplacent chaque jour un peu plus les gestes ancestraux de la vie en famille, il existe donc encore des êtres pour gravir une colline, y construire un ermitage, installer pierre à pierre, poutre à poutre, chaume à chaume, une maison de thé, cultiver des camélias uniques, faire rougeoyer des braises, et prodiguer l’hospitalité comme on donnerait la vie. Et il aura fallu qu’un d’entre eux fût suisse, un Suisse tatamisé en quelque sorte, pour que je puisse y pénétrer à mon tour, observer, m’émouvoir. Et modestement témoigner.