Thaïlande Notes de voyage 1992

 

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29.11.92 Chiangmaï

Aéroport de Chiangmai. L’atterrissage se fait dans une large plaine intérieure mais les montagnes ne sont pas loin, plutôt molles dans la grisaille de l’après-midi. Il fait moins chaud, plus sec qu’à Bangkok. Parmi le petit groupe qui attend les passagers, un Blanc plutôt replet, la cinquantaine, croise immédiatement le regard: John E. J’ai connu son existence par les S, rencontrés voilà deux mois à peine dans le Wyoming. Ils connaissaient à Genève sa soeur Chantal et c’est par cette dernière que j’ai obtenu le contact téléphonique de John.

John a 47 ans. Il a quitté la Suisse voilà plus de 20 ans. Il travaillait au catering de Swissair à Genève. Un jour, on lui a proposé un remplacement de deux ans à Hong-Kong. Il a accepté, s’est entiché de l’Asie, est ensuite devenu chef dans un hôtel de Bangkok, puis de Chiangmai. A eu deux enfants avec une femme thaïe qui est longtemps restée sa compagne. Ho, 18 ans, artiste aux cheveux longs et Chris, 17 ans, plus besogneux et appliqué, ne parlent que thaï et quelques mots d’anglais. Tous deux vivent avec John et travaillent plus ou moins avec lui, Ho quand la musique et la fête ne l’accaparent pas trop, Chris dès la sortie de l’école.

Surgit une mignonne gamine aux yeux rieurs et intelligents, cheveux mi-courts, asiatique. Mon petit trésor, dit John en riant. Elle a seize ans et ils vivent ensemble depuis pas loin de deux ans. Il l’a connue plus jeune encore. Issue d’une famille pauvre, elle vendait des fleurs dans les rues et les bistrots. « Elle a déjà tout connu de la vie », précise John. Uniquement avec lui? Pas sûr. Ce soir, elle part pour une semaine, afin d’aller garder dans sa famille le mioche d’une quelconque cousine. La famille thaïe, c’est sacré et John est triste.

Brève escale à l’hôtel que John nous a réservé, juste en face de son restaurant. Le Rincome Hôtel. Ancien, mais parfaitement rénové. Splendide hall, chambres confortables. A la nuit tombante, ressortis pour marcher dans la rue la plus proche. Pétarades de pétrolettes, de voitures et de touk-touks, petits taxis à trois rues, compromis entre la moto et la camionnette. Le chauffeur dispose d’un guidon triangulaire, à l’abri d’une vitre. Les deux  – difficilement trois – passagers sont derrière lui, légèrement en hauteur à cause des roues et de l’essieu, à l’abri d’une toile bâchée tendue entre des montants métalliques. Résultat : impossible de regarder de côté, les seules véritables ouvertures se trouvent au-dessus de l’épaule du chauffeur ou derrière soi.

Le soir, repas rapide chez John. Cassolette de moules, poisson à la crème, de la cuisine européenne honnête mais apparemment chère. Qui donc peut-il venir chez lui?

– Quelques étrangers, mais surtout des Thaïlandais riches, qui veulent ainsi marquer la différence.

John a eu la visite de la soeur du roi. Elle a dit qu’elle reviendrait. On se demande tout de même comment l’établissement peut tourner. Hormis un Jurassien expatrié, directeur d’une fabrique de pierres précieuses, escorté d’amis venus de Suisse, une seule autre table est occupée. John semble ne pas s’en soucier. Il a pourtant charge d’âmes: outre ses deux fils et son petit trésor, il emploie une serveuse et un aide-cuisinier et affirme bien les payer.

Il est reparti de zéro, voilà moins d’un an, après avoir rompu avec son patron, qui l’escroquait et ne lui a même pas payé ses indemnités de départ. Il n’avait pas un sou de côté et n’en a d’ailleurs jamais eu depuis qu’il est en Asie. Il n’est pas retourné en Suisse depuis douze ans, sans doute faute d’argent. Il n’envisage pas d’y rentrer finir ses jours. Là-bas, il serait perdu, dépassé. Et puis sa vie est ici, sa famille, ses enfants et le petit trésor, celle-ci ou une autre, mais sans doute plutôt celle-ci, il s’y est attaché, elle est jalouse, possessive, mais doit être une très douce amoureuse. La différence d’âge, de fortune, de taille, ne lui semble pas un problème. Le petit trésor, qui a fait avec nous un bout de chemin pour nous accompagner en touk-touk au Night Market, semble à la fois autonome et attachée à lui, femme et enfant, frêle et forte.

Quelques mots du Night Market. Chiangmaï compte 300.000 habitants. Le tourisme et l’industrie ont fait exploser la ville. Des hôtels et des immeubles poussent partout. Peu ou pas de chômeurs, mais de nombreux emplois précaires. Hormis l’administration, où les salaires sont bas mais garantis et où on complète le minimum vital avec les revenus de la corruption, petits et gros selon le grade, l’essentiel de l’activité est dans le commerce. Le marché de nuit, qui s’adresse en priorité aux touristes mais pas seulement à eux, propose un choix très large de chemises et de costumes « thaï silk » dont rien n’indique qu’ils soient en véritable soie. La coupe en est sommaire; le prix aussi: 150 Bahts, environ 9 francs suisses. C’est aussi le monde de la copie. On trouve ici des milliers de T-shirts Lacoste, de chandails Chanel, d’ensembles Kenzo ou Boss. La qualité apparente en est identique mais quid après un premier lavage? Les créateurs européens semblent en avoir fait leur deuil et ne tentent plus de faire interdire ces copies, pour autant qu’elles ne soient vendues que sur le marché intérieur. Mais qu’il doit être tentant de faire de la contrebande!

Quant à l’opium, les Européens qui se sont essayés à son commerce se sont généralement retrouvés en prison, dans des conditions très rudimentaires, pour une durée officiellement indéfinie, jusqu’à la mort. La plupart en sont sortis plus tôt, lorsque leur ambassade y a mis tout son poids. Il n’empêche qu’ici, dans le Triangle d’or qui déborde largement sur la Birmanie, la culture du pavot subsiste, partiellement remplacée par celle des légumes, des fraises, mais seulement semble-t-il dans les zones d’accès aisé. Ailleurs, l’opium reste monnaie courante et on dit que cela n’a pas de raison de s’arrêter puisque de hauts militaires, au pouvoir hier, aujourd’hui et sans doute encore demain, sont les véritables patrons de ce commerce.

30.11.92 Avec les éléphants

Petit déjeuner à l’hôtel. Véritable repas, avec riz, vermicelles, viandes de poulet, de porc et de boeuf, estouffade au jus de noix de coco, excellent jus d’ananas et d’orange, choix de fruits frais (ananas, pastèque, melon, mangue). John nous rejoint et nous voilà partis pour la ferme aux éléphants. Il faut parler de la voiture de John, une Land Rover bleue, châssis long, vieille d’une trentaine d’années, qu’il ne ferme jamais et dont, de toute manière, la vitre arrière est absente, suite à une reculade un peu brusque contre un arbre. Elle appartenait au bistrot où il était exploité. Il l’a gardée en otage, pour se payer sur la bête.

Route large dans un premier temps, avec sur la gauche un pré immense, entouré de barbelés tenus par des piquets blancs surmontés chacun d’une vieille selle comme on en met aux mulets pour les bâter. Les mulets, une bonne centaine, sont d’ailleurs là, derrière la clôture et, même si on utilise pour eux des bâts plus récents, ils servent encore, à la saison des pluies, à grimper dans les collines boueuses et détrempées où aucun véhicule 4×4 ne passerait.

Perdue à flanc de colline sur une route beaucoup plus étroite mais bien goudronnée, la ferme aux éléphants tient plutôt du cirque. Il y a longtemps qu’on n’utilise plus les éléphants, du moins ici, pour les travaux des champs et des forêts. Il se peut que certains des animaux dressés ici soient encore expédiés, adultes, vers des lieux de travail mais ici, le gagne-pain, c’est le tourisme. Arrivés tôt, nous avons encore la chance de pouvoir nous approcher, seuls, de quelques mastodontes friands des bananes achetées à l’entrée. Mères calmes et réfléchies, petits plus chapardeurs.

Arrivent les premiers cars et leur cargaison de touristes. Photo, vidéo, clic clac et zoom avant, ça tourne coco, ça tourne. Clients à dos d’éléphant, frêle cornac assis entre les oreilles, deux ou trois Européens à casque colonial juchés sur une espèce de baldaquin écorné. Ces héros du jour sont embarqués puis débarqués sur un ponton haut perché, après quoi les animaux dessellés rejoignent leurs congénères dans la rivière où leurs cornacs, juchés sur leur dos et tirant l’eau grâce à un seau et à une longue ficelle, les aspergent consciencieusement sur tous les points que le jet de la trompe ne peut atteindre.

Puis c’est l’heure du spectacle. Dans une clairière entourée de gradins, les éléphants font les zozos et déchaînent les applaudissements avant d’aller quérir dans la forêt, tirés par de brosses chaînes usées, de lourds troncs usés eux aussi, et que pour la vraisemblance on ne prend pas la peine de changer de temps à autres. Il est temps de partir.

Au retour, autre halte touristique, mais pas seulement. Au confluent des collines et de la plaine, une ferme aux orchidées, doublée d’un élevage de papillons. Certaines des orchidées, parasites qui poussent en plein air dans de simples noix de coco évidées, sans terre, seulement agrippées parfois à un peu de charbon de bois, sont vendues en bouquets ou à emporter. Mais la plupart des fleurs, voire de simples pétales, servent plutôt à la fabrications de bijoux et de pendentifs plutôt beaux. Fleurs ou pétales sont trempés dans un bain chimique qui les dessèche sans leur ôter la couleur, puis badigeonnés de laque par de jeunes filles qui opèrent derrière des vitres de matière plastique, pour éviter l’effet des solvants. Pourtant, leurs yeux sont rouges et certaines portent un masque sur le nez et la bouche.

A deux pas de là, la ferme aux papillons consiste en quelques bosquets de bambous et d’autres variétés tropicales, enserrés sous un immense treillis à mailles fines. Des milliers de papillons, plusieurs dizaines de variétés, vivent et se reproduisent ici, se posant sur les fleurs, butinant dans de petites coupelles disposées à leur intention. Endroit simple, mais beau, paisible et intéressant.

L’après-midi, toujours avec John, nous montons sur la haute colline qui domine Chiangmaï. Du bas, on entrevoit le blanc et l’or d’un temple qui a marqué l’histoire du lieu puisqu’il renferme une relique du bouddha et que l’implantation en a été choisie par un éléphant blanc, porteur de cette relique, qui est venu mourir ici voilà plusieurs siècles. La montée est longue, raide. On passe devant l’entrée du palais du Roi. Il y vient généralement à la saison sèche. On l’attend d’un jour à l’autre. La visite du parc sera alors interdite au public. Le temple lui-même est une destination obligée. On y accède, pour le dernier tronçon, soit par un méchant escalier de plusieurs centaines de marches, soit par un petit funiculaire d’une dizaine de places qu’un chien joueur escorte à chaque montée, sans fatigue apparente. Au sommet de la colline, esplanade de marbre brillant, temple et touristes français goguenards.

Au retour en ville, visite à l’un des seuls grands supermarchés de la ville. Caissières en uniforme, rayons excellemment approvisionnés, dizaines de variétés de poissons frais, de filet de boeuf, de fruits, de produits manufacturés européens. La Thaïlande s’enrichit grâce au tourisme et à l’industrie, elle rejoint les pays riches et se comporte en riche, même si la pauvreté n’est qu’à quelques dizaines de mètres, dans la première cabane ou le premier bidonville. John est venu chercher du poisson et de la viande pour son restaurant. Il ne trouve pas son bonheur mais nous en profitons pour acheter des sushis et des sashimis japonais, que nous dégusterons un peu plus tard dans son restaurant, toujours aussi vide.

1.12.92 Retour à Bangkok

Nouveau rendez-vous, à l’heure du petit déjeuner, avec John. Nous l’accompagnons au marché de Chiangmaï où il doit s’approvisionner en poissons et autres denrées. Poissons séchés ou vivants, champignons, légumes en tous genres, plutôt sales. Rencontre avec une religieuse catholique. Elle est thaï mais a connu la France, Lyon, Dinan. Parle à peine mais nous signale la présence de deux bonnes soeurs françaises. Nous n’aurons pas le temps de les rencontrer car nous devons aller voir le maire de Chiang Mai, qui a étudié à Lausanne et parle encore un peu français. Ferons longtemps antichambre avant d’être reçus par un homme encore jeune que nous n’intéressons guère, à qui nous n’avons rien à dire et qui n’a rien à nous dire. Temps et peine perdus.

Avion sans problème jusqu’à Bangkok. La journée n’est pas finie.

A l’arrivée, négociation avec une agence de voyages pour dénicher un hôtel pas trop loin de Patpong et pas trop cher, ainsi qu’un taxi acceptant de nous mener dans un premier temps jusqu’au Rama Garden, de nous y attendre et de nous emmener ensuite jusqu’en ville. Réservé aussi un tour des temples et du marché flottant pour le lendemain matin.

Rama Garden. Deux kilomètres de l’aéroport. Hôtel somptueux. Au deuxième étage, suite dans laquelle Claude M.eyer a établi son quartier général, bureau et logement. Un fax, deux téléphones, des cartes, des plannings, une table et trois fauteuils. Claude a 40 ans. c’est lui qui assure, de Bangkok, le suivi des opérations d’une compagnie aéronautique suisse au Vietnam. Depuis un an, malgré l’embargo américain, deux avions Boeing 737, une douzaine de pilotes et co-pilotes suisses et suédois, ainsi que six ou huit chefs de cabines et des hôtesses recrutées par Air Vietnam.

Claude descend en ville avec nous. Il est environ 18 heures, circulation extrêmement intense, d’autant que les Thaïs construisent en ce moment une voie express surélevée au-dessus de la route que nous empruntons. Piliers gigantesques qui poussent aisément, chaque nuit, mais ajoutent encore à la confusion du trafic. La banlieue me semble moins lugubre, moins pauvre que voilà une dizaine d’années. Mais le trafic est tel que les petits vendeurs de journaux ou de colliers de jasmin ont disparu. Plus nous approchons du centre et plus l’engorgement se renforce. Nous finissons par avancer au pas, au milieu de touk-touks pétaradants, de bus grisâtres et de somptueuses Mercedes à chauffeur, téléphone et magot.

Notre chauffeur s’énerve. Il a été payé au forfait et perd en ce moment tout son bénéfice. Il ne trouve pas l’hôtel, qu’il a dépassé, et veut nous déposer devant le Silom Village, à charge pour nous de gagner l’hôtel à pied. Refusons. Impossible avec deux lourdes valises et trois bagages plus modestes en bandoulière. Finira par nous déposer à l’endroit prévu, après une tour du quartier de près d’une demi-heure. Faute de goût impardonnable ici, ses nerfs craquent!

Cap sur Patpong. Je tente d’y retrouver Bruno, ce Saint-Gallois que j’avais rencontré à l’époque et qui était si peu fier de son travail de patron de go-go bar qu’il ne souhaitait pas que sa maman, restée au pays, le sache. Mais nos recherches sont vaines, Bruno est introuvable, retourné en Suisse dans l’épicerie de sa maman ou perdu dans les plaisirs locaux.

Dans la journée, Patpong est une rue presque comme les autres. La circulation y est intense et la plupart des bars servent consciencieusement le plat du jour. Ceux dont l’agencement n’est pas adéquat gardent chaises et tabourets retournés sur les tables. Mais que tombe la nuit et la rue, subitement fermée, voit naître en son centre une double rangée de stands vivement éclairés et largement bruyants. On y vend de tout, briquets d’amadou, cassettes porno, T-shirts, chemises de prétendue soie, colifichets, jouets électriques, cartes postales.

Le chaland s’y fait aussi copieusement interpeller par les émissaires des bars et des boîtes à spectacle hard où on peut voir sur scène des couples s’ébattre dans les positions les plus insolites, paraît-il. Le must consiste en une femme qui introduit dans son vagin des balles de ping-pong et les expulse avec tant de force qu’elle peut jouer avec des spectateurs munis de raquettes et disposés à plusieurs mètres de là. Autant dire que, pour la poésie, il faudra repasser.

Entre nombril et zizi, je reçois coup de poing bien dosé, entre violence et fraternité. Je m’apprête à faire face à l’agresseur. C’est Bernard G., comme moi journaliste dans l’aquarium du téléjournal suisse, mais qui passe la moitié de son temps à Bangkok, pour son travail et ses photos, certes, mais sans doute aussi pour son plaisir. Nous le reverrons plus tard, le temps d’un œil jeté aux go-go girls. Debout sur leur podium, dansant ventre en avant ventre en arrière en se tenant à une barre de métal et en se regardant danser dans une des nombreuses glaces, les filles s’obstinent à aguicher le client. Quelques-uns ont déjà emmené une fille pour la nuit, après avoir payé au tenancier les 150 baths qui la libèrent  de son obligation de danser jusqu’à la fermeture. Habile façon de masquer ce qui n’est après tout que de la prostitution, avec encouragement à la clé: en fin de mois, les filles qui se sont absentées le plus fréquemment touchent une prime.

Quant au client, il paiera encore son écot à la fille, pour les galipettes. Plus encore la chambre, s’il n’a pas la sienne à proximité. Il paraît que les filles exigent désormais le port du préservatif. Pour enrayer la progression du SIDA, il est sans doute déjà bien tard et, de toute manière, comment une gamine de vingt ans, gagnant difficilement sa vie à longueur de passes, pourrait-elle refuser la demande d’un client inconscient ou pervers?

Je ne serai pas allé, cette fois, dans un salon de massage. De 1975, retour du Vietnam, j’en avais conservé un souvenir sensuel et attendri. Le contact mousseux, onctueux, de ce petit corps agile et de ces mains expertes m’émeut aujourd’hui encore. Nous avions fait l’amour alors, plusieurs fois en une petite heure, impossibilité de s’y soustraire.

2.12.92 Il y a klonks et klonks

Levés tôt. Dans le hall de l’hôtel, le guide nous attend. Vingt ans sans doute, anglais assez correct, très jeune gentleman. Il s’impatiente: la voiture privée dans laquelle nous devons partir vers le fleuve est en retard. Finalement, il affrète un taxi et, vingt minutes plus tard, nous abandonnons la voiture pour grimper à bord d’un long, très long canot à moteur. Long axe central mobile au bout duquel se trouve l’hélice et qui, en obliquant à gauche ou à droite, permet de guider l’embarcation dans le flux intenses des embarcations croisant dans les parages. Suivons d’abord le fleuve, ses bateaux de bois, ses entrepôts sales et aussi ses hôtels majestueux, dorées ou colorés.

Pénétrons dans un premier klonk, un de ces canaux qui faisaient autrefois l’essentiel de la vie locale. L’eau est glauque, parsemée d’immondices et d’emballages de plastique. Sur les rives, maisons de bois sur pilotis, à claire voie. Une femme lave son linge, un homme se brosse les dents, des gosses turbulents jouent au-dessus de l’eau. La plupart des maisons ne disposent que de deux, parfois trois pièces communicantes. On y distingue souvent un poste de télévision, une chaîne stéréo, des ustensiles électroménagers. Ce n’est pas la richesse mais pas vraiment la misère. Malgré l’état de l’eau, des rives, quelques nouvelles habitations sont en construction.

De fines barques s’approchent de la nôtre. Sous leur large chapeau conique, des femmes nous proposent sans y croire quelques bananes, des ananas, des noix de coco taillées en pointe et prêtes à boire à la paille. Des colifichets de plastique également. Mais ce n’est rient au regard de ce qui nous attend au confluent suivant. Difficile virage à angle droit et, soudain, des dizaines de canots tous semblables, chacun emportant une bonne soixantaine de personnes. Véritable gare navale, coincée entre deux rives au point que les embarcations s’y entrechoquent. Les passagers sont priés de débarquer.

Sur le ponton de bois, nous voilà pour trois quarts d’heure prisonniers d’un lieu uniquement composés de marchands, petits vendeurs de coca ou de fruits, surfaces plus grandes où se négocient T-shirts, vraies ou fausses jades, colliers, cravates et chapeaux folkloriques, l’horreur. Si le tour en bateau touristique n’est pas très cher, c’est sans doute que le organisateurs touchent une solide commission de lieux comme celui-ci. Plus rien du marché flottant que montrent encore pourtant les photos des prospectus.

Il y a belle lurette que les marchands traditionnels ont émigré vers d’autres lieux, très loin du centre de Bangkok, trop loin pour que les tours operators puissent espérer y drainer un nombre suffisant de gogos. Alors, on fait comme si, on se promène en barque, on s’infiltre dans les clonks, on croise d’autres bateaux mais la vie est ailleurs. Triste tourisme.

Le calvaire n’est pas terminé. Nous repartons, mais pas bien loin, vers un snake ou crocodile farm. Vient le spectacle. Dans l’arène d’une espèce de petit cirque, deux ou trois dresseurs extirpent de cages ou de sacs des serpents plus ou moins gros, plus ou moins venimeux, qu’ils font se dresser de haine et se jeter sur eux pour la morsure fatale mais la distance est calculée, la gueule du reptile rate de peu l’entre-jambes et vient s’abattre dans la poussière, déçue et prête à recommencer. Parfois, les hommes font mine de laisser s’échapper un serpent vers la foule, les spectateurs se réfugient sur les gradins puis redescendent en riant du bon tour qu’on leur a joué.

Le clou du spectacle consiste à faire qu’un serpent particulièrement venimeux morde le goulot d’une bouteille, ce qui permet de montrer au public quelques gouttes de venin coulant au fond du récipient. Voilà, c’est fini. Le temps d’acheter une ultime noix de coco, un ultime foulard, une ultime boîte de soda qui finira au fond du klonk, nous voilà repartis.

Rejoignons le fleuve, puis la terre ferme ou nous attendent des dizaines de  petits vendeurs de cartes postales. Et aussi la voiture et le chauffeur qui n’étaient pas arrivés à temps, ce matin. Retour à l’hôtel? Pas encore. Le trajet prévoit en effet – mais on s’était bien gardé de nous le dire – le passage obligé dans deux luxueuses maisons installées au bord de la route. La voiture entre dans la cour. On nous fait savoir qu’elle ne repartira pas avant un quart d’heure. Nous devons entrer mais libre à nous d’acheter ou non. Une hôtesse s’empresse de nous offrir un rafraîchissement.

Le premier magasin présente des pierres, des bijoux, des jades. Sans doute d’assez bonne qualité mais à prix très certainement prohibitifs. Notre guide s’est excusé denous amener dans ce chausse-trappe mais il n’y peut rien, c’est la règle. Une partie de son salaire dépend d’ailleurs du nombre de clients qu’il amène, Nous n’achèterons rien, ni dans celui-ci ni dans le suivant, maison cossue où un anglais frisé nous accueille pour nous présenter des tapis en tous genre.

Le soir, à 20.30, rendez-vous dans le hall de l’hôtel Régent, avec Rémy C., le jeune frère de Xavier C., un bon confrère journaliste au téléjournal à Genève. Devant l’hôtel, photo du roi Bomibol en pied. Le 5 décembre, ce sera son anniversaire et, partout dans la ville, des autels lui sont élevés, devant lesquels on se prosterne ou s’incline. Quant à l’hôtel, il grouille de monde, fin d’une après-midi de Noël réservée dans doute aux enfants et parents d’une grande et riche compagnie. Trouvons néanmoins Rémy et, après un bref verre au coffee shop, partons vers un restaurant où il nous invite, assez loin de là.

Allée de bambous. Les Mercedes se bousculent. Voitures laissées au portier chargé de les garer. A droite, une espèce d’immense supermarché illuminé. A gauche des tables en plein air, claquant de couleurs sous la verdure de bosquets successifs. Dans la partie supermarché, prenons un caddy que nous poussons devant nous. Sur lit de glace, des dizaines de variétés de crevettes d’eau douce ou de mer, certaines bleutées, d’autres roses ou vertes, des langoustes, des huîtres, des moules, différents coquillages et une trentaine de poissons différents, un peu semblables à ceux que j’avais découverts avec Cam-Tu dans un supermarché vietnamien de Los Angeles.Il est vrai que nous sommes après tout au bord du même océan…

Achetons aussi des légumes, du pain et du vin blanc de Sancerre. Rémy insiste pour payer et nous ne verrons pas la note. Passé la caisse, nous poussons notre chariot en direction des tables. Un larbin nous rejoint, s’enquiert de la cuisson désirée et disparaît avec l’ensemble de nos emplettes. Avant que cela ne soit cuit, nous aurons tout le temps de parler.

Rémy a 35 ans. Il a quitté la France alors qu’il n’avait que 22 ans, cap sur l’aventure dans une boîte française de surgelés dont il est rapidement devenu l’un des deux patrons. Achète pour Intermarché (ou Continent) des conteneurs entiers de produits de la mer ou de légumes dont il contrôle la fabrication dans les usines thaïes. Importe aussi d’Ecosse du saumon qui sera transformé ici avant d’être réexporté vers le Japon. Possède aussi une petite fabrique de porte-clés et autres gadgets, qui emploie une trentaine de personnes. Vit à cent à l’heure mais calmement, en y prenant plaisir.

Sa maison et son entreprise sont en dehors de la ville. Il se sent très bien ici, vit en célibataire intérimaire, adore les filles locales mais n’envisage pas de se marier, s’est fait restaurer dans les Vosges une vielle ferme pour ses vieux jours, bamboche allègrement, connaît la Thaïlande comme sa poche, va passer presque tous ses week-ends dans une autre maison, à Pattaya, où le rejoignent souvent des amis européens parmi lesquels Jean-Michel M., un Français directeur d’un hôtel à Hong-Kong, qui nous propose dès maintenant de réserver pour nous une chambre dans son établissement. Nous aurons ainsi le luxe au prix de l’ordinaire.

Plus tard, allons avec lui dans un autre quartier chaud de Bangkok, plus petit que Patpong, Soy Coboy. Je suis toujours en quête de mon Bruno, qui pourrait être le patron d’un Beer Garden allemand ou suisse que G. m’a signalé à l’une des extrémités de cette rue chaude. Nous y voici. En plein air, le lieu est grand, différent des go-go bars dans la mesure où les seules filles présentes sont de simples serveuses, appliquées et respectueuses. Nous installons à une table. Survient le patron.

Ce n’est pas Bruno. Il a un accent difficile à déterminer, plus italien que germanique, mais rocailleux. Volubile. Le sourcil froncé, la barbe volontairement mal rasée. Plus je l’observe et plus je suis sûr de le connaître. Finalement, je découvre qu’il avait créé, à deux pas du cimetière de Genève, au bord du Bois de la Bâtie, le Grotto Ticinese où nous allions parfois manger au temps d’A Bon Entendeur, plus pour la fraîcheur de la terrasse ombragée d’une somptueuse tonnelle de vigne que pour la qualité des mets. L’homme a quitté la Suisse avec sa femme voilà une dizaine d’années. Il n’est pas ici le propriétaire mais le directeur. Les véritables propriétaires, me dira Rémy, sont de riches Thaïs qui  seraient aussi derrière certains réseaux de drogue. Notre Suisse le sait-il ?  Ce n’est pas à moi de lui en parler.

Le personnage semble être le contact obligé de toute une bande de Suisses romands qui viennent régulièrement à Bangkok pour raviver leurs émotions sexuelles. On lui apporte de Suisse des endives, du fromage, des saucissons et même des Mary-Long. Il dit avoir aidé les frères R. dans la préparation de leur Temps Présent sur les bordels de Thaïlande. Je n’ai pas vu le reportage mais leur en parlerai. Se fait également fort de trouver une compagne aux plus laids, aux plus déshérités.

Raconte l’histoire d’un vieil handicapé qui vend habituellement des billets de loterie à l’entrée d’un grand magasin, à Genève. L’homme, qui ne doit pas vivre d’amour tous les jours, voulait s’offrir le plaisir de sa vie. Il est arrivé à Bangkok avec son fauteuil roulant et surtout sa canule de plastique au bout du sexe: ne pouvant contenir ses besoins urinaires, il était ainsi relié à une poche de plastique qui ne le quittait pas. Malgré toutes ces tares, notre bistrotier suisse lui a trouvé une gentille compagne pour la semaine et la fille semble ne s’être pas trop fait prier pour procurer au bonhomme les délices attendues. Elle avait pourtant l’impression du travail inachevé et s’en était ouverte au bistrotier. Le client handicapé semblait trouver du plaisir aux jeux amoureux, en redemandait, mais n’éjaculait jamais. Allait-il la payer? En réalité, la poche de plastique, consciencieusement vidée à heures fixes, contenait chaque fois plus de sperme que d’urine.

3.12.92 Vers d’autres aventures

Rémy nous a raconté qu’un jour, un de ses clients a mis 11 heures pour parcourir en taxi les 28 kilomètres séparant l’aéroport de sa maison. Il faut donc se méfier du trafic et partir tôt, quitte à poireauter ensuite plus longtemps que nécessaire si la circulation, imprévisible, est fluide ce jour-là.

Arrivée vers 14h à l’aéroport. Nous y avons rendez-vous, au guichet Vietnam Airlines, avec Claude M., parti le matin aux commandes du 737 pour faire un Hanoi et retour, et qui nous pilotera encore de Bangkok à Saigon. Au guichet, la rumeur court que le vol est repoussé à 20 heures ou même plus tard. Finalement, le guichet ouvre à temps, nous enregistrons les bagages et attendons Claude. Trois jeunes gens passent près de nous, menottes aux mains, escortés par des policiers aux allures décidées, et entrent dans la zone internationale.

Je n’ai pas reconnu la Thaïlande. J’avais le souvenir d’une ville plutôt brutale, agressive, et d’une cuisine si épicée qu’elle était presque immangeable, même pour moi. De visages fermés, d’une grande pauvreté. Certes, les richesses sont aujourd’hui très inégalement partagées. Il y a encore des milliers, des millions de gens au-dessous du seuil de pauvreté. Mais le pays fonctionne, va de l’avant, construit. Il va survivre. Mieux, il va prendre une place grandissante dans l’économie régionale, mondiale. Même surpeuplée, ce pays pourrait bien être, dans les années à venir, une nouvelle terre d’exil pour de nouveaux aventuriers européens, fuyant le déclin ou simplement les excessives contraintes du continent qui est le mien, en lequel je crois encore mais qui me semble bien lourd, bien pataud, bien engoncé dans son passé et ses principes, face à un monde qui avance à grands pas, ici, en Asie.

 

 

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