06 Dracula

 

VSOE 01 012

La scène se déroule à bord d’un des wagons du somptueux Orient Express, qui traverse à nouveau les Carpates comme il le faisait déjà à la fin du XIXe siècle, alors que la Transylvanie était encore austro-hongroise. Vers midi, hier, nous quittions Budapest et ce matin, nous approchons de Sinaïa, station d’altitude où les familles royales roumaines ont toujours eu plaisir à passer l’été. Dans le couloir rutilant de cuivres et de bois précieux, notre voisine américaine vient de sortir de sa cabine après une nuit faite de rêves et de mystères. Hier soir, maquillée de près et parée d’organdi dans la voiture-restaurant décorée de ses Lalique originaux, elle semblait comme absente, presque indifférente, tandis  que les serveurs attentifs déposaient sur sa table nappée de blanc les incroyables mets conçus dans sa cuisine minuscule et brinquebalante  par le chef Bodiguel. Ce matin, notre voisine démaquillée laisse paraître ses rides et n’a pas encore redonné à ses cheveux les ondes apprêtées de la veille. Pourtant, son regard étincelle d’une excitation que nous ne lui connaissions pas, comme si un fantôme s’était invité dans sa cabine pour lui infliger des outrages monstrueux et inavouables.

– Je l’ai vu, nous avoue-t-elle. J’ai vu les lumières. Nous sommes passés tout près. Tout près de Lui.

Lui, c’est le prince des ténèbres, l’empaleur, le buveur de sang. Dracula ! S’est-il glissé dans ses rêves ou sur sa couchette ? Non. Simplement, à l’idée de traverser les êtres de Dracula, notre voisine n’a pas fermé l’œil de la nuit. L’Orient Express traversait-il alors Sighişoara, lieu de naissance de Dracula, ou était-il passé près de Bran que, pourtant, on ne peut distinguer depuis la voie ferrée, au sud de Braşov ?  Notre voisine avait-elle rêvé ou possédait-elle des pouvoirs surnaturels ?

– J’ai vu les lumières. J’ai vu son château. Je l’ai vu !

Peut-être même avait-elle un instant songé à tirer le signal d’alarme. Mais elle était trop bien élevée pour ça et, de toute manière, elle n’aurait jamais consenti à partager son héros avec la centaine de passagers du train immobilisé en rase campagne.

– Je reviendrai seule, plus tard. Maintenant, je sais qu’Il existe…

En décembre 1431, entre la tour-carillon et le château, au premier étage d’une maison forte devenue aujourd’hui un restaurant touristique, résonent les premiers vagissements du petit Vlad. Ses parents ne sont pas n’importe qui. Son père, Vlad Dracul, issu de la célèbre famille princière des Basarab, deviendra cinq ans plus tard voïvode de Valachie. Dracul : en roumain, ce mot signifie indifféremment dragon ou diable. Si la famille de Vlad porte ce nom, c’est qu’elle arbore depuis plusieurs générations l’emblème du dragon, celui-là même que les cavaliers daces tenaient au bout d’une pique pour effrayer leurs ennemis. Pour le petit Vlad devenu à son tour voïvode, guerrier et empaleur, l’Histoire ou plutôt la légende retiendra plutôt le sens de diable. Parce qu’à l’époque les rois de Hongrie avaient tout intérêt à le faire passer pour un personnage néfaste ; et parce qu’en 1897, reprenant pour partie les épisodes les plus sombres de la légende hongroise, l’écrivain irlandais Abraham « Bram » Stoker inventa le personnage du vampire Dracula,  sans rapport avec le personnage original. Le livre, qui n’est d’ailleurs pas mauvais, a longtemps été interdit en Roumanie. Aujourd’hui, la plupart des Roumains ne l’ont jamais lu. Quant aux autres, ils ne savent s’ils doivent en rire ou en pleurer.

Vlad l’Empaleur méritait mieux que cette caricature planétaire. Retrouvons-le enfant à Sighişoara. Son père, valaque, vit en exil et, dans cette cité de Transylvanie largement peuplée d’Allemands venus de Rhénanie à l’invitation du royaume de Hongrie, c’est sa mère qui pourvoit à sa première éducation, ainsi qu’à celle de Mircea, son aîné, et de Radu, son cadet. Vlad a cinq ans lorsque son père réussit à déposer le voïvode de Valachie pour s’installer sur le trône. Toute la famille rejoint alors, sur les contreforts sud des Carpates, la capitale valaque d’alors, Tîrgovişte, ville où, cinq siècles et demi plus tard, seront jugés et exécutés Nicolae et Elena Ceausescu.

L’enfance insouciante ne dure pas. En 1444, Vlad et Radu sont envoyés en otages à Andrinople, pour apaiser la méfiance et le courroux de l’Empire ottoman, auquel la Valachie prête officiellement allégeance mais à laquelle elle oublie trop souvent de payer le tribut. Vlad, qui a alors treize ans, y passera près de quatre ans avant d’être libéré par ses maîtres ottomans et envoyé en Valachie pour succéder à son père, assassiné dans des conditions mystérieuses aux côtés de l’aîné des fils, Mircea, enterré vivant. On peut donc comprendre son désir de vengeance mais il est difficile, même en tenant compte des mœurs de l’époque, d’acquiescer à des méthodes aussi barbares et sanguinaires : « Vlad Ţepeş demeure connu pour ses techniques de punition brutales ; selon les dires des boyard saxons de Transylvanie, il ordonne que les punis soient écorchés, bouillis, décapités, rendus aveugles, étranglés, pendus, brûlés, frits, cloués, enterrés vivants, étranglés, etc. Il aime couper le nez de ses victimes, les oreilles, les organes génitaux, et la langue. Mais sa méthode favorite est la mise au pal, d’où son surnom d’Empaleur.[1] »

Sa première accession au trône de Valachie est brève, deux mois.  S’ensuivent des épisodes troubles au cours desquels il apparaît brièvement en des lieux souvent très éloignés de la capitale, Tirgoviste. Il ne reconquerra son trône que douze ans plus tard, et se rangera alors provisoirement contre les Ottomans  aux côtés de la Hongrie et du Saint-Empire germanique. Six années de règne, six années d’atrocités. Vlad III manifeste une préférence marquée au supplice du pal. Certes, il faut terroriser l’ennemi mais nul doute que notre voïvode y trouve aussi un intense plaisir. La méthode est simple. Le prisonnier est maintenu à terre. Ses chevilles sont attachées à un cheval par deux cordes tandis qu’un pieu horizontal long de plusieurs mètres menace d’une pointe effilée l’anus de la victime. Ordre est donné aux chevaux d’avancer lentement. Le pal pénètre peu à peur dans les entrailles de l’homme. Le bois en a été huilé, pour faciliter la pénétration et retarder la mort. La pointe finit par ressortir par la bouche. Hommes et chevaux redressent alors le pal, fichant soigneusement l’autre extrémité dans la terre. Le moribond se retrouve, pantelant, à trois ou quatre mètres du sol. Son cadavre y restera exposé jusqu’à complète décomposition, à la vue de tous et dans un ordonnancement tenant rigoureusement compte de son rang dans l’armée ennemie.

La vengeance est un plat qui se mange froid. Vlad garde un chien de sa chienne pour ceux qu’il soupçonne d’avoir trahi son père et son frère. Le dimanche de Pâques 1459, il fait arrêter tous les boyards et leurs familles, qu’il a pourtant lui-même invités pour une grande fête à la cour. Les plus vieux et les plus chétifs sont immédiatement empalés. Les autres sont emmenés de force vers la petite ville de Poenari, où ils doivent, sans repos ni repas, s’atteler à la construction du nouveau château. La légende veut que ce château soit celui de Bran, où les cars amènent désormais, chaque jour, leur lot de curieux, Américains et Japonais en tête. Mais la distance entre Poenari et Bran est importante et rien n’atteste que Vlad soit jamais passé par ce lieu devenu mythique … et touristique.

C’est à cette époque que Vlad se voit pour la première fois attifé du surnom de Dracula. Pas par ses proches, ni même par les plus éloignés de ses sujets : tout traître, tout menteur, tout opposant encourt le même supplice et la même mort, également promis aux négociants trop avides et aux fonctionnaires corrompus. Vlad recourt volontiers à la provocation : dans la cour centrale de sa capitale Tirgovişte, il fait disposer près du puits, de jour comme de nuit, une coupe en or dont villageois et visiteurs peuvent user pour se désaltérer, mais qu’ils ne doivent pas emporter. De l’or, pensez, et pas qu’un peu, quelle tentation ! Mais la terreur a parfois des vertus éducatives. Jamais, Vlad régnant, la coupe ne sera dérobée.

Malheur aux femmes condamnées par le voïvode sanguinaire : le pal les pénètre par le vagin et transperce au besoin leur futur enfant.  Certes, il n’y a pas de femmes dans l’armée turque ni parmi les grands commerçants ou boyard, cible préférée du voïvode. Mais, outre la victoire sur l’envahisseur et l’anéantissement des « ennemis du peuple », il s’est mis en tête de restaurer l’ordre moral. Vierges trop tôt déflorées, femmes infidèles et veuves joyeuses n’ont qu’à bien se tenir. Un rapport fait état de l’exécution, poitrine coupée et sexe mutilé avant empalement.

En 1462, Mathias Corvin, roi de Hongrie, assure Vlad l’Empaleur de son soutien dans le combat qui oppose Chrétiens et Ottomans. Vlad défie l’ennemi jusque sur les bords du Danube, où il tue 30.000 soldats turcs. Venus de Constantinople pour négocier avec lui, les émissaires refusent-ils de se découvrir devant Vlad ? Qu’importe ? Puisque les dignitaires ottomans tiennent à conserver leurs turbans sur leurs têtes, ils le conserveront à la vie à la mort : Vlad les fait illico clouer sur le crâne des impudents ambassadeurs.

Apprenant le sort réservé à ses émissaires, le sultan Mehmet II décide de punir Vlad. Des troupes autrement plus nombreuses que  celles de voïvodes pénètrent en Valachie. Vlad doit se replier, brûlant les villages et empoisonnant les sources pour ralentir l’avance ennemie. C’est là que, parvenu près des murailles de Tirgovişte, il découvre un spectacle hallucinant, 20.000 prisonniers turcs que Vlad a fait empaler aux portes de la capitale et dont les cadavres se décomposent lentement. Pourtant âpre au combat, le sultan en est révulsé, tombe malade et se replie un temps à Istanbul, confiant alors au propre frère cadet de Vlad, Radu l’Elégant, le privilège de la chasser du trône et de prendre sa place.

La même année 1462, au début de l’hiver, les armées de Radu réussissent à se rendre maîtres de la Valachie toute entière. Vlad et sa famille se replient dans leur château de Poenari, bientôt assiégé à son tour. Victor Hugo, confondant les sultans Mehmet et Mourad, raconte cet épisode dans La Légende des Siècles :

Vlad Boyard de Tarvis appelé Belzébuth

Refuse de payer au sultan son tribut
Prend l’ambassade turque et la fait périr toute
Sur trente pals plantés au bord de la route.
Mourad accourt, brûlant moissons, granges, greniers,

Bat le boyard, lui fait mille prisonniers.

Puis, autour de l’immense et noir champ de bataille,
Bâtit un large mur tout en pierre de taille.
Et fait dans les créneaux pleins d’affreux cris plaintifs
Maçonner et murer les vingt mille captifs.
Laissant des trous par où l’on voit leurs yeux dans l’ombre
Et part, après avoir écrit sur le mur sombre :
« Mourad tailleur de pierre, à Vlad planteur de pieux ».

Tandis que son épouse légitime se jette du haut d’une falaise pour échapper aux cachots et aux sévices turcs, la légende affirme que Vlad parvient à s’échapper par un tunnel secret et à fuir jusqu’en Transylvanie, où il espère se ranger sous la protection de Mathias Corvin. Mais les temps ont changé, le roi de Hongrie s’est rapproché des commerçants de Braşov, ennemis jurés de l’Empaleur. Vlad est fait prisonnier, emmené à Buda et jeté dans une geôle d’où il ne ressortira que douze ans plus tard.

L’histoire de Vlad Ţepeş, les atrocités qu’on lui prête, sont bien sûr connues de tous les puissants d’alors mais c’est 1463 que naît la légende de Dracula. Elle naît du côté de la Hongrie et de l’autreiche, ce qui n’est sans doute pas innocent. A cette époque, Vlad est prisonnier de Mathias Corvin alors même qu’il était, peu de temps auparavant, considéré comme un des meilleurs remparts contre les Ottomans. Mathias Corvin doit donc justifier le sort qu’il réserve à son allié d’un jour devenu ennemi de – presque – toujours. Venise, qui a pris le relais de la croisade contre les Turcs, envoie à Buda des émissaires pour s’enquérir des vrais griefs imputés à Vlad. C’est à ce moment précis que l’Histoire du prince Dracula commence à circuler en Autriche. Voilà qui tombe à pic. Les accusations hongroises contre Vlad y sont confirmées. Pas étonnant puisque, selon Matei Cazacu[2], la syntaxe utilisée en allemand est directement tirée, sinon traduite … du hongrois. En voici quelques extraits, pour les adeptes du genre :

Il se fit livrer les jeunes garçons et d’autres gens venus en Valachie de nombreux pays pour y apprendre la langue et d’autres cho­ses. II les rassembla dans une salle et les brûla tous, au nombre de qua­tre cents.

Il fit enterrer jusqu’au nombril certains de ses hommes, nus, et on tira sur eux. Il fit rôtir d’autres gens, et en écorcha d’autres.

Des ambassadeurs au nombre de cinquante-cinq furent envoyés en Valachie par le roi de Hongrie, les Saxons et Siebenbürgen. Dracula fit attendre ces seigneurs environ cinq semaines et installa des pals devant leur hôtellerie; ils crurent qu’il allait les empaler

Il ordonna de faire un grand chaudron à deux anses, sur­monté de planches pourvues de trous de sorte qu’un homme puisse y passer la tête. Puis il fit allumer un grand feu au-dessous, remplit le chaudron d’eau et y fit bouillir des gens. Il empala beaucoup de gens, femmes et hommes, jeunes et vieux.

Il imagina des tortures terrifiantes, épouvantables et indi­cibles, car il empala des mères et leurs nourrissons, et des enfants de un ou deux ans et plus. II arracha des enfants du sein de leur mère et des mères à leurs enfants. II fit couper les seins des mères, pressa des­sus la tête des enfants et les fit empaler, et beaucoup d’autres tortures.

Il arrêta un Tzigane qui avait volé. Alors les autres Tziganes vinrent prier Dracula de le leur rendre. Dracula leur dit: « Il doit être pendu et c’est vous qui allez le pendre. » Ils dirent : « Ce n’est pas notre coutume. » Alors Dracula fit bouillir le Tzigane dans un chaudron et lorsqu’il fut cuit, il les obligea à le manger, chair et os.

L’an 1460, le jour de la Saint-Barthélemy, au matin, Dracula vint avec ses gens au pays sis au-delà de la forêt et, comme on raconte, il traqua tous les Valaques des deux sexes près du village d’Amlas, il rassembla en foule tous ceux qu’il put attraper et les fit hacher menu comme choux à l’épée, au sabre et au couteau. Il emmena chez lui le prêtre et ceux qu’il n’avait pas tués cette fois-ci et les empala ; il incen­dia complètement le village avec leurs biens et, comme on dit, ils étaient en nombre de plus de trente mille.

L’an du Seigneur 1462, Dracula se rendit dans la grande ville de Nicopolis, où il tua plus de vingt-cinq mille gens de toute sorte : chré­tiens, païens, etc. Parmi eux se trouvaient les plus belles femmes et jeu­nes filles, que les hommes de sa Cour gardèrent pour eux; ils prièrent Dracula de les leur donner comme épouses légitimes. Dracula ne voulut pas faire cela et il ordonna que toutes fussent hachées comme choux ainsi que les hommes de Cour.

Il fit rôtir des jeunes enfants et força leurs mères à les manger et coupa les seins des femmes et obligea leurs maris à les man­ger, après quoi il empala les hommes.

1475. Vlad Ţepeş croupit en prison depuis douze ans lorsque Mathias Corvin, roi de Hongrie, donne enfin suite aux demandes incessantes de Venise. Il lui faut aller affronter les Turcs, qui sont en train d’étendre leur empire jusqu’en Crimée. Mais il lui faut d’abord s’assurer de la loyauté de la Valachie, passage obligé d’une action contre les Turcs. Seule solution : libérer l’Empaleur et lui permettre de remonter sur le trône mais cette fois, son règne sera bref. La chance semble l’avoir abandonné. En décembre de l’année suivante, dans des conditions restées mystérieuses, il est assassiné à Bucarest et décapité. Sa tête est aussitôt envoyée au sultan de Constantinople pour l’assurer que, cette fois, il n’aura plus à craindre Vlad l’Empaleur.

La légende veut que le reste du corps ait été enseveli à une trentaine de kilomètres au nord de Bucarest, dans un monastère, sur une minuscule île du lac de Snagov. Mais chercheurs et historiens n’y ont récemment découvert que des ossements de chevaux. Le mystère de Vlad l’Empaleur, subsiste et c’est bien ainsi. Dans sa cabine de l’Orient Express, notre voisine peut encore rêver d’une nuit d’amour et de terreur avec Dracula.


[1] Encyclopédie libre Wikipedia, 2006

[2] Matei Cazacu, L’histoire du prince Dracula, Editions Droz, Genève 1996

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