Habiter un garni, l’expression est vieillotte et signifie simplement qu’on réside, à la semaine ou à l’année, dans un hôtel meublé de piètre qualité. En Arménie, Garni est habité, certes, mais par les fantômes de l’Histoire plutôt que par des pékins de passage.
A force de répéter que l’Arménie fut la première nation chrétienne au monde, on en oublierait presque qu’il y eut de la vie AVANT. Un peu comme si, en contant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, on gommait d’un geste l’empire inca et les civilisations précolombiennes.
Aux yeux des historiens orthodoxes, au double sens du terme, tout ce qui précède l’église du Christ ne peut être que païen. Ainsi donc, le temple de Garni est un temple païen.
L’édifice a été construit au premier siècle par un roi arménien, Tiridate 1er. Il ne s’agirait pas d’un temple mais d’un mausolée, ce qui expliquerait pourquoi les premiers chrétiens ne l’ont pas détruit. Un tremblement de terre s’en est chargé, plusieurs siècles plus tard, en 1679
A quoi pouvaient ressembler les cérémonies religieuses organisée dans ce temple avant l’avènement du christianisme ? Une ou deux cérémonies religieuses chaque année, sans doute, avec un culte rendu à Déméter, la déesse de l’agriculture et des moissons. Des processions. Des offrandes. Et le sacrifice d’animaux. Relisons Homère…
Après qu’ils eurent prié, ils répandirent les grains d’orge émondés,
Tirèrent la tête des victimes en arrière, les égorgèrent, les écorchèrent.
Ils détachèrent les cuisses, les recouvrirent d’une couche de graisse
Des deux côtés et y placèrent des morceaux de chair crue.
Le vieillard les brûla sur du bois coupé, y versa du vin flamboyant :
À ses côtés, de jeunes gens tenaient en main les fourches à cinq branches.
Ensuite, quand les cuissots furent consumés et les entrailles consommées,
Ils coupèrent le reste en morceaux, le passèrent sur les broches,
Le firent griller avec soin puis retirèrent le tout du feu.
Quand ces tâches furent accomplies et le repas prêt,
Ils mangèrent ; personne ne manqua d’appétit pour ce repas partagé.
Homère / L’Iliade / Chant 1
C’est finalement dans les années 1900 que des archéologues ont commencé à s’intéresser à ce qui restait de ces blocs de basalte jetés à terre et Garni a finalement été reconstruit au temps de l’Arménie soviétique, la dernière pierre reposée en 1976. Résurrection. On se croirait désormais au pied du Parthénon – ou presque.
Le temple est imposant, presque incongru dans ce décor surplombant la rivière Azat et, surtout, les imposantes orgues basaltiques émergeant du fond encaissé de la vallée, où quelque chauffeur casse-cou vous emmènera volontiers, contre quelques drams, à bord de son 4×4 brinquebalant.
Plus encore que face aux colonnes du temple, l’homme se sent décidément minuscule et dérisoire au pied de ces imposantes colonnes, nées de brûlantes coulées de basalte, cristallisées sous l’effet d’un refroidissement trop rapide. Sublime.
Me revient en mémoire un autre paysage, une autre vision, si différente et sis semblable, celle de la célèbre Chaussée des Géants, en Irlande du Nord. Là encore, un univers de pierre que la nature a façonné avec plus de régularité que pourrait le faire aujourd’hui le plus attentif des maçons ou des carreleurs. Irlande, terre celtique, terre païenne, terre de druides et de mystères. Un peu comme ici, à Garni, où on ne me fera pas croire que des hommes ne se réunissaient pas pour célébrer à leur manière la vie et les dieux.
Alex Décotte, juin 2019
- Sauf mention contraire, les photos sont de l’auteur.