j. La Camargue n’est pas un moulin

 

On n’entre pas en Camargue comme dans un moulin. Comme l’église des Saintes, le delta tout entier est un sanctuaire. Certes, dans une église, l’entrée est ouverte aux non-croyants. Mais ceux-ci ont le bon sens de ne pas tremper les doigts dans le bénitier, de ne pas se signer, s’ils ne parta­gent pas la foi. Pourquoi alors les touristes se croient-ils obligés, dès qu’ils ont franchi le pont de Sylvéréal ou passé le bac du Sauvage, de se déguiser en gardians et de prendre des allures de cow-boy?

«Les moustiques, les moucherons et le mistral nous protègent comme ils peuvent des étrangers», affirmaient encore, voilà une génération, les vieux Camarguais. Les nouvelles générations ont bien compris que cela ne suffirait pas. Alors, plus ou moins consciemment, ils ont commencé à organi­ser leur défense, sans pour autant repousser les visiteurs, dont ils ont besoin pour survivre.

Les Saintes ont, très tôt, été considérées comme perdues. Le mal était fait. La ville s’était peuplée de marchands de souvenirs, de minijupes, de campeurs sauvages, de fausses cabanes de gar­dians. Les gens de la bouvine désertèrent les Saintes, n’y conservant qu’un petit pied-à-terre, au cas où…

Partout où l’homme pouvait aller en automobile, il était trop tard aussi. Les interdictions n’y feraient rien. Il fallait donc s’opposer à la cons­truction de nouveaux axes (il avait même été question d’une autoroute. Bataille – provisoire­ment – gagnée.)

Quant aux dunes, à la sansouire, aux étangs et aux marais, il s’agissait de n’y pas laisser pénétrer l’étranger, entendez par là celui qui n’a pas d’acti­vités en rapport direct avec la vie camarguaise tra­ditionnelle. Pour cela, il suffisait d’empêcher la construction de résidences secondaires et la venue de chevaux appartenant à des «étrangers», suscep­tibles d’organiser avec ces montures de véritables expéditions touristiques à l’intérieur de la Camar­gue vraie. Là encore, bataille partiellement gagnée, et confortée par la création du Parc Natu­rel Régional de Camargue, qui protège les zones les plus intéressantes, les animaux les plus mena­cés, les biotopes les plus rares.

Enfin, il fallait que, dans l’esprit de tous les gens de bouvine, il fût clair qu’existaient deux domai­nes. Celui du travail, où l’on resterait entre soi.

Celui de la fête et des loisirs, où les étrangers seraient les bienvenus.

A titre indicatif, il m’a fallu des années de patience, de respect, de ténacité et de discrétion pour que s’ouvre devant moi la porte de la pre­mière cabane de gardian, pour que je sois admis à monter un cheval autre que «de promenade», pour que je puisse poursuivre au galop les tau­reaux noirs de la bandido d’Aigues-Mortes, pour que je puisse escorter l’une des dernières transhu­mances de chevaux, pour que je puisse garder les bioux du plus solitaire des manadiers, et pour qu’enfin, au hasard d’une défection, je me retrouve au milieu de la procession des Gitans, portant les châsses des Saintes jusqu’à la mer.

Je ne regrette ni cette patience, ni ces instants pri­vilégiés. Je sais qu’ils ne me donnent droit à rien et que de trop longs mois d’absence feront, à nou­veau, de moi un étranger. Je remercie simplement ceux qui m’ont accueilli de s’être fait les examina­teurs compréhensifs de mes modestes efforts.

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