– Tout ce que touche la Méditerranée est pourri, disait parfois mon père. Avait-il tout à fait tort ? Et à qui la faute ?
Mare Nostrum. Appellation présomptueuse et significative. Ainsi, les riverains de la grande bleue se déclarent-ils propriétaires de la mer. C’est dire que les hommes sont bien arrogants ou la mer bien docile.
Par elle est venue la civilisation grecque, sans laquelle Marseille ne serait qu’un bas-fond et l’olivier qu’un buisson. Par elle les invasions sarrasines, coups de boutoir contre Saint-Tropez ou implantation séculaire à La Garde-Freinet. Par elle les grandes épidémies, par elle les saintes Marie. Par elle les charmes et les vices de l’Orient, goût du verbe et arrogance de la corruption.
Triangle sacré de la Camargue, création artificielle. Sable et limon arrachés aux parois des Alpes, la Camargue est à la fois le contraire de la montagne et sa chose. Déjection sublime, myriades de flamants roses piaffant sur les particules innombrables et scintillantes arrachées au Mont-Blanc.
Rhône, cordon ombilical. Où est la mère ? Ouest l’enfant ? Qui nourrit qui ? Et qui apprend‑il le plus de l’autre ? A l’embouchure du Rhône arrivent par la mer, en provenance du Moyen-Orient, les pétroliers géants.
Leur placenta est notre gâteau. Sans lui, pas d’industrie et, donc, pas de mercure dans le lac Léman, ce Léman qui redevient Rhône, ce Rhône qui retourne au triangle sacré de la Camargue. La boucle est bouclée. Tout ce que touche la Méditerranée est pourri. Ce qui y retourne aussi.
C’est là, pourtant, qu’est notre deuxième vie. Parvenus à l’âge du poivre et du sel, combien de retraités au parler pointu ont-ils choisi de revivre – de se survivre – au soleil de la Provence ? Depuis lors, leur âge s’est arrêté. Laur vie aussi, parfois. Fontaine de jouvence et miroir aux alouettes.
La Léman. Plage de galets de Port-Choiseul, en amont de Versoix. Ma maman en maillot strict tient par le caleçon un bambin qui tente de s’initier au principe d’Archimède. Moi. Nous sommes en 1948.
Une génération plus tard, plage de sable de la Bastide-Blanche. Une femme en monokini tient par le maillot une gamine qui tente de s’initier aux joies de la natation. Dans l’eau de mer, c’est plus facile et la fillette y prend goût. La fillette m’est inconnue mais je reconnais la femme : ma maman. Au soleil de la Provence, le temps s’est arrêté pour elle. Effet conjugué de la pinède, des cigales, du thym, de l’ail, de l’huile d’olive et d’un nouvel amour.
Faudra-t-il qu’un jour, je me laisse glisser jusqu’en Provence pour faire patienter un peu notre inexorable cadran solaire ?