Avril 1974
Le journalisme est trop souvent un métier de charognards. Mais c’est le rythme du monde qui le veut ainsi. Avril 1967 à Athènes, août 1968 à Prague, septembre 1973 à Santiago : c’est toujours à l’assassinat de la liberté, même imparfaite, que nous courons. Une liberté souvent arrachée peu de temps auparavant, et parfois au prix fort. Nous en avions pris l’habitude, comme d’une fatalité : Uruguay, Brésil, Tchécoslovaquie, Grèce, Turquie. Et tout à coup, voilà que la liberté la plus paradoxale, celle des militaires en armes, fleurit sur un pays écrasé par un demi-siècle de fascisme. Au Portugal, c’est le printemps.
Vendredi soir, au Théâtre Saô Luis, à deux pas de l’ex-siège de la police politique (PIDE/DGS), éclatait le premier spectacle (gratuit) du «Canto Livre», le chant libre. Plus un strapontin, plus un coin de travée, la chanson longtemps bâillonnée jaillissait, reprise en chœur par tous ces gens pour qui la révolution reste un rêve à peine croyable. A une heure du matin, la foule scandait encore le refrain de «Grandola Vila Morena», hymne nostalgique que, bien avant le 25 avril, Jose Afonso avait dédié à la fraternité humaine et qui entrera sans doute dans l’Histoire au même titre que «La Carmagnole» ou «L’Internationale».
La gauche à visage découvert
Sur l’Avenida da Liberdade, samedi après-midi, le MLF faisait à son tour son entrée sur la scène politique, en bloquant par un «sit-in» la porte du Ministère de l’Information. Aux cris de «la révolution d’accord, mais pas sans les femmes. Le machisme ne passera pas». Quant aux partis de gauche, ils s’installent dans les locaux abandonnés par les anciens services fascistes: les socialistes dans le bâtiment où était pratiqué le contrôle des spectacles, les communistes dans les locaux d’une unité de la Légion portugaise dissoute. Tout cela aux frais de la révolution, et avec la bénédiction de la Junte.
Les journaux clandestins reparaissent, tel l’organe du Parti communiste «Avente», cible favorite de la police salazariste. D’autres se reconvertissent, après l’exclusion de leurs directeurs, de leurs censeurs et de leurs «collaborateurs». Ainsi, le «Diario de Lisboa», «0 Seculo» et «Republica» ont engagé une -course de vitesse avec «Capital» et «Diario de Noticias», pour conserver leurs anciens lecteurs et surtout en trouver de nouveaux. Gagnera celui qui aura le mieux exprimé le vœu populaire de liberté et de socialisme.
La radio d’Etat (Emissora Nacional) et les postes privés (Radio Clube et Radio Renascença) ne cessent de diffuser les anciennes chansons interdites et reçoivent, pour de longs «libres propos», les leaders de la gauche, y compris les marxistes-léninistes, trotskistes et autres maoïstes.
Quant à la troupe, elle ne cache plus ses tendances révolutionnaires et nombreux sont les marins en uniforme qui manifestent à toutes les réunions gauchistes. On n’a d’ailleurs jamais vu autant de filles au bras de garçons en uniforme. On est loin de la «libération de Prague» par les «forces amies» en 1968…
La joie: pour combien de temps ?
Les cafés, les cinémas, les théâtres, les jardins publics sont devenus les lieux de la joie. On fait connaissance, on engage le dialogue, on évoque les grands moments de la journée du 25 avril. Il est bien fini, le temps où les seules conversations possibles portaient sur la victoire de Benfica ou les résultats du Totobola. Et peut-être cette première vague n’est-elle que le début d’une véritable révolution culturelle.
Pourtant, dans l’euphorie à peine apaisée, apparaissent les premières inquiétudes. Bien sûr, les ouvriers de certaines usines ont renoncé de leur propre chef à toute augmentation de salaire pendant un an. Bien sûr, le budget national ne sera plus grevé, bientôt (?), par les énormes dépenses militaires engagées outre-mer. Mais si l’on veut accorder ne serait-ce que le minimum de décence à des centaines de milliers de Portugais jusque-là sous-payés et exploités, l’économie ne risque-t-elle pas de s’effondrer?
D’ailleurs, si le fascisme a été balayé comme fétu de paille, ses bases socio-économiques subsistent, et le grand capital n’est pas prêt à se laisser déposséder sans combattre. Mario Soares, le leader socialiste, me le disait samedi: «Il n’est pas question pour l’instant de rechercher ou de définir la «voie portugaise» vers le socialisme, mais simplement la base nécessaire à l’unité nationale.»
Parmi les organisations qui ont surgi de l’ombre, le Mouvement de Libération de la Femme : il a organisé un « sit-in » et des « manifs » qui évoquent Mai 1968. Les gauchistes, les chômeurs, les anciens détenus politiques, les déserteurs prodigues et les idéalistes du style «tout-est-possible-même-l’impossible» se satisferont-ils de ce projet trop timide à leur goût? Ils ne cachent pas, en tout cas, leur volonté de mettre en place, par tous les moyens, ce qu’ils appellent une «authentique démocratie populaire». L’armée, même progressiste, laissera-t-elle faire ? Ou bien, après avoir offert la liberté au peuple, sera-t-elle avant longtemps contrainte de limiter cette liberté?
Le temps des vaches maigres
Neuf millions de Portugais attendent les premiers actes du gouver-nement provisoire pour se faire une idée. Ils savent bien que la fête et l’exaltation doivent avoir une fin, qu’il va falloir se remettre au travail, accepter pour longtemps restrictions et temps des vaches maigres. Déjà, la liste des interdictions à l’importation édictée par la Junte est significative: parfums, alcools, voitures, vêtements, chaussures, articles de luxe. Pourtant, le prix de l’or a baissé, indice d’une certaine confiance économique.
Tout se jouera dans le délai d’un an, qui sépare désormais le Portugal d’élections libres et universelles. «Devagar si tens pressa» affirme le proverbe: «Va doucement, si tu es pressé». Le peuple saura-t-il attendre? Et les nations riches et conservatrices d’Europe et d’Amérique lui laisseront-elles la bride sur le cou? Des rumeurs non confirmées faisaient état samedi de concentrations de troupes à la frontière espagnole. Des délégués socialistes venus de Madrid ont participé ce week-end à un meeting organisé à Lisbonne.
Les Portugais voudraient se donner en exemple à leurs voisins. Mais le vieux Franco ne l’entend sans doute pas de cette oreille et le Portugal libéré restera une île pour l’Europe, tant que l’Espagne franquiste n’aura pas basculé dans le camp de la liberté. Voilà qui ne simplifiera pas les échanges commerciaux, qui ne favorisera pas la volonté du peuple portugais d’ouvrir désormais bien grandes les portes sur le monde.