Peur à Moscou

 

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L’aventure ne date pas d’hier, c’est le moins qu’on en puisse dire, mais j’en garde, aujourd’hui encore, un souve­nir cuisant, amer. Le sens de l’échec, doublé de la désa­gréable impression que ma peur à moi ne fut que la pâle copie de celle que vivent, jour après jour, des millions de gens.

Pourtant, je ne risquais ni la mort, ni même la douleur. Seulement, comment dire ? Si, voilà, je sais. A l’époque, mon père était encore vivant et j’étais, je crois, le seul être dont la présence puisse l’aider à regarder en face sa mort inéluctable. Quelques mois auparavant, je me trouvais au Chili lorsque j’avais appris sa maladie, son hospitalisation. J’avais un peu écourté mon voyage et, au retour, j’avais retrouvé un autre homme. Un homme dont les mois étaient comptés. Si je vous parle de ça, c’est qu’il s’agit, en fait, de la cause principale de ma peur. Une peur froide, digne s’un mauvais scénario de science-fiction.

A l’autre bout de la planète, un tyran à lunettes noires et fine moustache venait de prendre le pouvoir. Le rio Mapocho se colorait de rouge. Et les défenseurs des droits de l’homme tournaient leur regard, tout naturellement, vers ce haut-lieu de l’horreur, le Chili. Ici, tout était calme, étouffé. L’air était frais, vif, et pourtant je ne parvenais jamais à emplir complètement mes poumons. Sous mes yeux défilaient des monuments et des pages d’histoire. Je faisais de pauvres efforts pour m’y intéresser. J’aurais dû me passionner pour le mythe. Et voilà que je butais sur une obsédante réalité. Mais était-ce seulement la réalité? Etait-elle vraie, cette limousine grise, objet incongru que j’avais aperçue par hasard, abritée derrière une dépen­dance, dans ce parc où n’auraient dû jaillir que fontaines, attelages et statues ? Etaient-ils réels, ces quatre hommes qui se tenaient à bord, de gris vêtus, installés là comme de toute éternité, et qui ne firent pas un geste lorsqu’un besoin pressant m’amena à entrer, pendant quelques instants, dans le territoire immatériel de leur cachette ? Etaient­-ce bien les mêmes que je revis le lendemain, dans d’autres jardins, près d’un autre pan d’histoire ? Les mêmes encore qui bondirent hors de la voiture, à peine étais-je sorti de sa maison, et s’y engouffrèrent, sans que j’aie le courage de rebrousser chemin pour aller lui prêter main forte? Les mêmes auxquels je ne réussis à fausser compagnie, quelque dizaines de minutes durant, qu’en m’en­gouffrant à reculons dans un de ces terriers modernes que hante la foule triste et pressée des travailleurs citadins, un couloir de métro ?

Il fallait que je mette de l’espace entre eux et moi. Quoi de plus simple, de plus rapide que l’avion. A l’arrivée à Moscou, il faisait nuit. Et la nuit, tous les chats, toutes les limousines, tous les nervis sont gris. Je ne sais donc pas s’ils étaient là à m’attendre. Je n’ai rien remarqué. Mais le lendemain, il y en avait deux devant l’hôtel. Les mêmes ? Non, je ne crois pas. Encore que, parmi tous ceux qui travaillent à la Maison des Enfants, il soit différencier les uns des autres  par le plus petit détail personnel. Ce qui est sûr, enfin je crois, si tout cela n’est pas un mauvais rêve, ce qui est sûr, c’est que leur voiture, de la même marque, avait changé de couleur. Ici, elle était sombre. Anthracite. Le premier jour, je sortis de l’hôtel. Ils ne me suivirent pas. Cela aurait dû être pour moi un réconfort, ce fut une inquiétude supplémentaire. Et s’ils profitaient de mon absence pour fouiller mes bagages. Qu’ils trouvent mon unique bouquin, 1984, d’Orwell, en livre de poche, passe encore. Mais mes appareils, mes bandes magnétiques. Pour les contacts, il n’y avait pas de risque immédiat, je les portais sur moi, dans ma ceinture. Il faudrait donc qu’on m’arrête. Et je n’avais pas le pres­sentiment que ce serait pour tout de suite.

Je rentrai à l’hôtel, et je décidai de n’en plus sortir jusqu’au vol du retour, prévu pour la fin de la semaine. Pourtant si, il fallait que j’aille chez B.K.. J’avais des choses pour lui.

Je profitai de mes longues heures à l’hôtel pour rafraîchir mes vagues notions de la langue, et particulièrement de l’écriture cyrillique. Deux jours après, je parvenais à lire à haute-voix, sans vraiment comprendre, les titres et les éditoriaux.

Parfois, je descendais dans le hall. Et je retrouvais mes cerbères, nonchalamment installés dans leur limousine anthracite, juste devant la porte à tambour. Alors, je remontais dans ma cellule.

Depuis la veille, le téléphone de ma chambre avait été coupé, sans explication. En principe, je n’en avais pas besoin, j’étais là incognito et il aurait été irresponsable d’appeler, de l’hôtel, un de mes contacts.

La peur gagnait. Une peur froide. Je pensais à mon père, là-bas. A la maladie qui le rongeait. Ici, j’étais à la merci des hommes en gris. Qu’ils préfèrent m’intimider, et je rentrerais sans encombre. Qu’ils choisissent de faire un exemple, il leur était facile de venir m’arrêter et, d’après mes renseignements, j’en aurais pour quatre ans. Espionnage. C’est le tarif standard. Dans ce cas, c’était sûr, je ne reverrais pas mon père vivant.

Le lendemain, je fis une dernière tentative. J’effaçai toutes les bandes compromettantes, brûlai un à un les feuillets inutiles de mon carnet. Il en restait quatre ou cinq, que je devais remettre à B.K. Je pris le parti de les lui apporter. Auparavant, alors que la gardienne d’étage avait, provisoirement, quitté son poste, je me glissai dans une chambre voisine, qui était ouverte parce que le lit restait à faire, je soulevai le combiné et demandai d’un seul mot, gorod, une ligne pour appeler la ville. Mon accent devait être bon. J’eus la tonalité, j’appelai l’ambassadeur et, à mots couverts, lui signalai ma présence. Au cas où.

Puis je sortis, passai devant les sbires, marchai vers le nord, puis vers l’est, puis vers le nord, puis vers l’ouest et, négligent un taxi à l’arrêt, j’en hélai un, qui maraudait. Je montrai au chauffeur une adresse, proche de celle à laquelle je souhaitais me rendre. Il embraya. Je regardai derrière nous, personne.

Pourtant, aux trois quarts de la perspective, lorsque je me retournai à nouveau, il y avait une limousine grise. Et trois hommes à bord. Cette fois, je me mis à trembler. D’autant que la voiture se rapprochait et s’apprêtait à nous doubler. Dans quelques instants, on allait sans doute faire signe à mon chauffeur de s’arrêter, on me prierait de monter avec les trois hommes, on m’emmènerait à la Maison des Enfants et on découvrirait les feuillets de mon carnet. D’un geste, j’indiquai à gauche une pharmacie, le chauffeur vira sec et l’autre voiture, pour éviter un carambolage, dut filer jusqu’au carrefour suivant. Pendant ce temps, j’avais haché menu les feuillets, mais je n’osais pas les jeter par la fenêtre. J’en portai une partie à la bouche et je me mis à mâcher. Le chauffeur s’était à peine arrêté devant la pharmacie que, du second carrefour, je vis revenir mes anges gardiens. J’indiquai l’adresse de l’hôtel. Et la voiture repartit, tandis que je m’efforçais de déglutir. La salive, abondante au début, se raréfiait. Les derniers confettis me prirent trois bonnes minutes. J’avais la gorge sèche. Moitié papier, moitié peur.

L’aventure n’était pas terminée mais je venais d’en vivre un des instants les plus denses.

Que je vous rassure tout de même. Je ne fus jamais vraiment arrêté, et je revis mon père. Mais j’avais perdu pour longtemps le goût du caviar.

 

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