09. Son passeport suisse l’aiderait

 

Le bureau de Jean Z. est tout à la fois l’antichambre du Roi-Soleil, la cour des miracles et la loge de ma concierge. Avec, en cadeau, un éclairage teinté de rouge et une solide odeur de soufre. Au figuré, s’entend.

Y défilent à longueur d’année des militants de tous les groupuscules de gauche, venus demander au maître de bien vouloir se faire le porte-parole d’une cause particulière et plus ou moins momentanée (Uruguay, Kurdistan, Afrique de l’ouest, Somalie, Turquie, Angola etc.), auxquels se mêlent les révolutionnaires étrangers en visite et quelques courtisans.

Jean-Christophe connaît Jean depuis longtemps. Grâce à lui, il a pu organiser voilà deux ans, à l’initiative du Comité-Chili, la mise sur pied de cantines populaires au pays de Pinochet. Outre les fonds récoltés auprès de la base militante, 360.000 francs ont été alloués par le gouvernement suisse à la suite de l’intervention de Jean Z. qui cumule, comme chacun sait, les fonctions de professeur à l’Université de Genève, d’écri­vain à succès et de député socialiste au Conseil National.

Le rendez-vous de cet après-midi est destiné, justement, à faire le point sur cette opération et à estimer l’opportunité d’un complément. Jean-Christophe en profite pour assurer Z. que, par-delà l’usage « humanitaire » de ces cantines, la création de tels lieux de rencontre, appuyés par le Vicariat de Santiago, représente une des rares possibilités, pour ce qu’il reste d’opposition, de se regrouper et d’organiser des actions d’information, voire des grèves. Ce fut donc, à tous égards, une action efficace et payante.

– Et tu crois qu’il faudrait relancer ça ?

– Ça ou autre chose. Les cantines, désormais, marchent sans nous. Elles n’ont plus besoin dans l’immédiat, ni de fric, ni de caution venus de l’étranger. Mais il y a sans doute d’autres opérations à monter. Il faudrait se faire une idée sur place.

– Tu serais prêt à y retourner ?

– Tu sais, je viens d’avoir des jumelles, j’essaie de rester en Suisse. Et puis, au Chili, je commence à être repéré. Pour un coup comme ça, il me semble qu’on pourrait envoyer un membre du Comité. Mais, si tu ne trouves personne, alors on se refait signe et je suis ton homme.

– Kurdistan, où en es-tu ?

– Là aussi, les conditions ont changé. Ce qu’il faut c’est garder les contacts, avoir des informations. Mais il me semble que ce n’est pas encore mûr pour une nouvelle campagne.

– Angola, tu as des nouvelles de Pietro ?

– Tu sais ce que je pense de lui…

– Ça n’empêche pas de poser la question. Oui, allo… Excuse-moi Jean-Christophe. Oui, c’est Jean… Comment vas-tu ? Tu es à Genève… Passe me voir. Demain si tu veux. D’accord. A demain. Tu disais, Jean-Christophe ?

– Pour Pietro…

– Ah oui, bon… Qu’est-ce que c’est encore ? Entre, Philippe ! Tu connais Jean-Claude. Jean-Christophe Sümi, le repré­sentant de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme auprès des Nations Unies. Un ami. Philippe est un ami aussi. Un de mes élèves. Alors Philippe, ce comité ?

– Ça s’organise. Mais on n’arrivera à rien si on n’envoie pas quelqu’un là-bas. A mon avis, il est encore en vie. Il a dû être arrêté, soit par une police parallèle, soit même par la police argentine. Mais, officiellement, personne ne l’a vu.

– Explique tout ça à Jean-Christophe, il aura peut-être une idée.

Philippe expose l’affaire. L’affaire Alexis Jaccard. Un étudiant de la Faculté de Géographie de l’Université de Genève, Alexis Jaccard, vient de disparaître à Buenos-Aires. Alexis est double-national, suisse et chilien. Il a passé son enfance au Chili, a milité dans les mouvements de gauche avant et pendant Allende. Lors du coup d’état de Pinochet, il a été arrêté, torturé, emprisonné puis libéré. A condition qu’il quitte le pays.

Il est donc venu en Suisse, sa deuxième patrie. C’était au début de 1974. Sa compagne, Paolina, chilienne elle aussi, l’a rejoint à Genève. Ils se sont mariés. Et Alexis s’est inscrit à la Faculté.

Sa mère s’était, elle, réfugiée en Argentine. C’étaient les dernières années d’Isabel Peron et les militants chiliens y trouvaient un asile à peu près sûr, exception faite des coups de main, des enlèvements, des assassinats signés par la Triple A, commandos d’extrême droite soutenus, en coulisse, par Lopez-Rega, confident d’Isabel Peron !

Vint le coup d’état de Videla. De nombreux jeunes Chiliens, qui avaient rejoint les mouvements argentins pro­gressistes, furent arrêtés, torturés. Puis disparurent. Peu à peu, tous les Chiliens vivant en Argentine devinrent suspects, ce d’autant que les deux dictateurs voisins brandissaient leurs canons et se menaçaient mutuellement de la plus meurtrière des guerres… pour la possession de trois îles minuscules situées dans le prolongement de la Terre de Feu !

La mère d’Alexis, craignant pour sa sécurité, s’était repliée dans le bâtiment, ouvert à Buenos-Aires par le HCR (Haut-Commissariat pour les Réfugiés) et, en compagnie de dizaines d’autres familles, elle attendait le bon vouloir des autorités pour quitter l’Argentine. Bientôt, elle serait à Paris. Puis, peut-être, en Suisse.

Mais le temps passait. Les formalités tardaient, l’immeuble de Buenos-Aires était plein à craquer, des nervis d’extrême-droite y avaient déjà organisé des opérations d’intimidation.

Et, maintenant, le gouvernement de Videla accusait publique­ment le HCR de donner asile à des révolutionnaires et des bandits. La situation devenait critique. A Genève, Alexis s’inquiétait pour sa mère et se doutait bien que, perdue dans la masse des autres familles recueillies, elle était sans moyens d’action pour accélérer son départ. Il fallait qu’il y aille lui-même pour débloquer la situation et ramener sa mère avant qu’il ne soit trop tard. Son passeport suisse l’y aiderait. Il était parti.

Il fallait, pour cela, un certain courage. Et une bonne dose d’inconscience. Lui qui, torturé, anéanti dans les geôles infâmes de Pinochet par les sadiques de la Dina chilienne, avait été amené, sans vie, à la morgue. Qui devait à Paolina d’être encore de ce monde, puisqu’elle avait exigé de recon­naître son corps et que, pressentant le reste d’un souffle de vie, elle avait obtenu l’assistance d’un médecin. Lui qui, après des heures de coma, avait peu à peu repris conscience, s’était découvert mutilé, écorché, cassé dans ses perceptions. Lui qui, pendant des semaines, avait craint à tout moment une nouvelle arrestation, de nouvelles tortures, tandis que des amis négociaient son exil avec le pouvoir. Lui qui ne pouvait ignorer la parenté de doctrines et de méthodes entre le Chili de Pinochet et l’Argentine de Videla, il était parti pour Buenos-Aires, croyant pouvoir, ainsi, abréger l’inquiétude et l’an­goisse de sa mère.

Il l’avait vue, une fois, au centre d’accueil. Il devait revenir. Il ne revenait pas. Sa mère s’inquiétait. Avait-il été arrêté ? Ou lui interdisait-on simplement l’accès à l’hôtel – trans­formé en camp de réfugiés – où elle était parquée ? A moins que la police argentine l’ait mis dans le premier avion en partance pour l’Europe.

A Genève, Paolina attendait. Alexis lui avait donné une date de retour. La date était passée. Mais, en Amérique du Sud, il n’est pas facile d’obtenir des rendez-vous, de tenir des délais. Paolina le savait. Elle était confiante.

Une nuit, elle avait reçu un appel téléphonique. Elle avait décroché. Avec le décalage horaire, ce ne pouvait être qu’Alexis.

La voix était grave, calme. Voix d’homme. Phrases courtes, en espagnol. Avec les chuintements typiques de l’accent argentin «porteno», celui de la capitale.

– Votre mari a été arrêté. Je l’ai vu en prison. Faites vite.

– Tu comprends, Jean. Au comité, il y a soit des Suisses militants qui sont déjà allés en Amérique du Sud et qui doivent être fichés partout, soit des réfugiés pour qui ce serait du suicide. Et on ne peut pas envoyer quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds là-bas. Ça va être coton. Dangereux même…

– Jean-Christophe, tu pourrais ?

– Je pourrais. Il va falloir se dépêcher. Philippe, tu as le contact avec Paolina ?

– Bien sûr.

– Il faudrait que je la rencontre.

Rendez-vous avait été pris. Jean-Christophe avait découvert une gamine de vingt ans. Mûre. Adulte. Consciente. Volon­taire. Déterminée. Elle n’avait pas pleuré. Elle avait parlé. Ils avaient envisagé toutes les possibilités. Y compris celle de la mort d’Alexis.

– Si je peux aller à la morgue, il faut que le puisse le reconnaître. Le visage aura peut-être été touché. Parle-moi de son corps.

Calmement, Paolina avait fait l’inventaire des détails les plus intimes, des cicatrices qu’il avait déjà (ce qui permettrait, outre l’identification du cadavre, de vérifier s’il avait subi d’autres sévices depuis), de la dentition. Jean-Christophe notait. Il éprouvait, aussi, un immense respect. Il savait bien que cet interrogatoire devait être terrible pour elle. Se remettre en mémoire, à fleur de sens, le corps de son amant, de son mari, pour l’imaginer mort. Ce devait être insupportable. Mais elle ne cillait pas. Elle faisait confiance à Jean-Christophe. S’il était vivant, il fallait l’arracher aux bourreaux. S’il était mort, il fallait que les assassins soient découverts.

Aéroport international d’Ezeiza, 7 juillet 1977. Le Boeing 747 d’Aerolineas Argentines, en provenance de Zürich, vient d’atterrir. Après un tour de piste, il passe devant le chantier de la future aérogare ultramoderne que les mili­taires font construire afin d’accueillir en beauté les footbal­leurs, journalistes et spectateurs du Mundial, qui se tiendra à Buenos-Aires l’année prochaine.

Il pleut et la neige menace. Surprenant contraste avec l’escale de Rio, où il fait toujours chaud, même en hiver. Dans la bâtisse jaune qui, bientôt, ne servira plus qu’à l’expédition du fret, il fait frisquet. Jean-Christophe passe les contrôles sans encombre, récupère ses bagages, grimpe dans un de ces gros taxis cabossés, modèle US de fabrication locale, donne l’a­dresse d’un des grands hôtels de Corrientes, tout près de l’immense avenue du 9 de Julio, les « Champs Elysées » locaux, avec alignements d’arbres et obélisque. Le Columbia Palace a une bonne quinzaine d’années. Ce n’est plus l’hôtel des grands hommes d’affaire et des diplomates, mais c’est un établissement de classe, avec une clientèle riche et internatio­nale. Si Jean-Christophe l’a choisi, ce n’est pas par goût du luxe. C’est parce que, en cas d’enlèvement, il est bon de ne pas être dans un hôtel minable, à la clientèle uniquement argentine, qui n’oserait pas prévenir les ambassades ou la presse étran­gère. Le journaliste Bailby, de l’Express, le sait bien, lui qui n’a dû la vie sauve qu’à un client ayant prévenu l’ambassade de France.

A peine installé, Jean-Christophe redescend sur Corrientes, passe trois blocs et s’annonce à la Ligue Argentine des Droits de l’Homme. Il y connaît plusieurs avocats, rencontrés à Genève lors d’actions aux Nations-Unies ou au Bureau Inter­national du Travail. Il se fait reconnaître et expose le cas Jaccard, dont la Ligue a déjà eu, sommairement, connais­sance, par un appel urgent d’Amnesty International. On lui conseille la plus grande prudence et on lui promet le soutien.

Jean-Christophe se rend ensuite à l’Hôtel Bristol, un autre palace, situé sur l’avenue 9 de Julio. C’est là qu’est descendu Alexis. Précaution qui, soit dit au passage, ne l’a pas empêché de disparaître. Jean-Christophe est reçu dans le bureau du direc­teur, qui lui montre la quittance signée par un agent de la police fédérale, venu chercher les effets d’Alexis, deux jours après sa disparition.

La piste est intéressante mais, comme le dit le directeur du Bristol, ce n’est pas parce que ces gens ont montré une carte fédérale qu’ils étaient réellement des policiers officiels…

De là, Jean-Christophe prend un taxi pour le 846, Avenida Santa-Fe. Il n’y a que quelques heures qu’il se trouve sur sol argentin et son enquête progresse. Il sait qu’il doit faire vite : l’effet de surprise passé, la police fédérale sera mise au courant de ses activités et, si elle ne s’attaque pas directement à sa personne, du moins aura-t-elle le temps d’installer un certain nombre de garde-fous, d’obstacles qui empêcheront Jean-Christophe de remonter la filière.

Santa-Fe est une avenue large, un peu triste, perpendicu­laire à l’immense 9 de Julio. A proximité de l’angle avec Florida, la rue piétonnière chic, elle regorge d’agences de voyage, de sièges de compagnies aériennes et de bureaux de change. Swissair se trouve au 846, avec pignon sur rue. L’immeuble est moderne, le premier étage est occupé par le restaurant Suizo, où on mange pour un salaire mensuel d’ouvrier une fondue convenable arrosée de fendant du Valais… Au douzième étage, protégée par une grille et un vigile armé, s’ouvre la porte vitrée de l’Ambassade de Suisse, dont les bureaux débordent, par un escalier intérieur, sur l’étage supérieur, inaccessible du palier.

Jean-Christophe s’installe en client sur le fauteuil blanc, style Teo Jacob, qui fait face aux agents de Swissair. Derrière eux, majestueux, un décor de chaîne des Alpes développe ses cimes immaculées et pures.

– Avez-vous eu la visite, à la mi-mai, d’un certain Alexis Jaccard. Voici sa photo. Il aurait pu prendre le vol Swissair sur Santiago du Chili ?

– Nous ne sommes pas autorisés à vous répondre. Un instant, Monsieur. Avez-vous une carte de visite ?

Jean-Christophe exhibe un bristol à en-tête de la Fédération. L’agent appelle un chef de service qui, finalement, prend contact avec le chef d’agence. Jean-Christophe est reçu. Il montre à nouveau la photo.

– On nous a déjà posé la question. Oui, M. Jaccard est venu vers cette date. Il était accompagné par un homme, jeune aussi, vingt-cinq ans à peu près. Il cherchait en effet une place pour Santiago. Mais nous n’avons que deux vols par semaine et nous étions complets. Je lui ai conseillé d’aller voir la Braniff ou Aerolineas. Je crois qu’il est allé à la Braniff, qui est juste en face.

A la Braniff, l’employé se dit dans l’impossibilité de vérifier immédiatement l’éventuelle réservation d’Alexis.

— Revenez demain matin, je vous dirai.

Entre-temps, Jean-Christophe apprend, à l’Ambassade suisse, qu’à la requête des autorités helvétiques, le gouvernement argentin a fourni la photocopie d’une réservation et d’un bulletin de passage, daté du 26 mai, sur la compagnie brésilienne Varig en partance pour Santiago. Fait invraisem­blable, Alexis Jaccard aurait présenté un passeport argentin (alors qu’il n’a jamais eu cette nationalité, et que son passeport suisse lui assure, sous ces latitudes, une enviable protection) et se serait prétendu commerçant. De plus, il a passé sa dernière nuit à l’hôtel Bristol le quatorze mai, les policiers sont venus chercher ses effets le 16 et il avait annoncé à Paulina son retour en Suisse le 17 ou le 18.

Nouveau passage à la Ligue Argentine des Droits de l’Homme. Rencontre avec des mères, des femmes de disparus. Jean-Christophe profite de son passage pour recueillir des témoignages, des accusations précises, sans rapport avec l’affaire Jaccard. C’est une façon de renvoyer l’ascenseur à ses hôtes et, de toute manière, il serait incompréhensible qu’un représentant de la Fédération internationale passe par Buenos-Aires sans effectuer un travail d’information à ce propos.

Pour ce qui concerne Jaccard, les avocats de la Ligue sont théoriquement d’accord d’aider Jean-Christophe. Mais ils ont peur et on les comprend. Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés ou ont disparu au cours des derniers mois.

– Ecoutez, je vous propose d’envoyer immédiatement les noms de ceux qui travailleront sur cette affaire à Kurt Waldheim, à New-York, et à Van Boven, à la Division des Droits de l’Homme et l’ONU à Genève. Je communiquerai aussi cette liste à l’Ambassade de Suisse. Est-ce que ça suffit ?

– Ecoute, répond Me X., si tu as une heure, je vais te montrer quelque chose. Viens, je t’emmène chez moi.

Me X est l’un des responsables du barreau de Buenos-Aires. Il habite dans un quartier de la périphérie nord.

– Regarde, la façade.

Elle est criblée de balles. Une ou deux rafales de mitraillette, sans doute.

– Tu vois ! Nous, on est d’accord de se battre. Mais tu dois faire plus pour nous protéger. Pendant. Et surtout après. Tu dois prévenir la police officielle, leur dire que tu fais appel à nous. De toute manière, il y a longtemps qu’ils connaissent ta présence à Buenos-Aires et même tes visites à la Ligue. Alors, ce qu’il faut, c’est les obliger à nous protéger, les rendre responsables de notre sécurité. Comme ça, ils ne pourront pas nous envoyer des barbouzes plus ou moins parallèles.

– D’accord.

– Et il faut engager une action judiciaire pour disparition d’un citoyen suisse. Ça, on s’en chargera.

A l’ambassade de Suisse, il y a – fait rare – un secrétaire qui a envie de se battre. Il se nomme Gérard F.. Un Vaudois d’Epesses. Il obtient de son Ambassadeur de s’occuper du cas Jaccard. Il se rend systématiquement, quelques heures après eux, dans les lieux où interviennent Jean-Christophe et les avocats de la Ligue. Histoire de montrer que la Suisse couvre. Il suspend aussi deux ou trois négociations de caractère économique et commercial avec le gouvernement argentin. Impossible, dit-il, de s’occuper de ces choses tant qu’un Suisse risque sans doute sa vie. Beau courage.

Retour à l’hôtel. Jean-Christophe est à Buenos-Aires depuis quatre jours. Dans le hall, deux hommes en civil, holster apparent sous la veste trop gonflée. Jean-Christophe prend l’ascenseur. Les deux hommes prennent l’ascenseur. Jean-Christophe sort au troisième. Les deux hommes sortent au troisième. Jean-Christophe avance dans le couloir de gauche. Pas un mot. Peur blanche.

Chambre 327. Les deux hommes s’arrêtent derrière Jean-Christophe, qui introduit la clé dans la serrure. Ils s’approchent encore, dans cet immense corridor désert, le bousculent sèchement, d’une bourrade d’épaules qui n’est pas destinée à provoquer la chute. Puis ils se retirent d’un mètre, font volte-face et s’en vont tranquillement en direction de l’ascenseur. Premier avertissement sans frais.

Dès le lendemain, après avoir prévenu F. des événements et de son départ, Jean-Christophe prend le premier avion de Lan-Chile pour Santiago. Ce n’est pas la fuite. Simplement, la première partie de l’enquête est terminée, le terrain devient glissant, l’effet de surprise ne peut plus jouer. Autant, dès lors, laisser fermenter le breuvage. Il reviendra dans quelques jours. En attendant, il va tâcher de suivre la trace d’Alexis Jaccard, citoyen argentin, commerçant, qui n’est certainement pas celui qu’il cherche. Histoire de prouver, si possible, la responsabilité argentine dans cette mystification.

Dans l’avion qui survole les Andes et qui, tout à l’heure, plongera dans l’étroite bande de terre coincée entre les sommets et le Pacifique, Jean-Christophe prend le temps. Celui de la terreur rétrospective. Celui des peurs à venir. L’Argentine est sans doute au monde, en ce mois de juillet 77, l’endroit où la vie humaine et les droits de l’homme ont le moins de prix. La sienne comme les autres. Un instant, il se croit dans le DC10 de Swissair en partance pour Zurich. Il entrevoit Martina. Les jumelles exultent lorsqu’il se penche sur leur landau double. Mais, dans quelques minutes, ce sera Pudahuel, aéroport de Santiago du Chili. Les lunettes noires du général Pinochet se substituent insensiblement aux images idylliques de l’enfance insou­ciante.

Santiago, Jean-Christophe connaît. Il y est déjà venu deux fois, la première pour tenter de visiter les prisons, peu après le putsch, la seconde pour organiser, avec la complicité du Vicariat, les cantines populaires. Il a de bons contacts et, très vite, il obtient qu’un des avocats du Vicariat l’accompagne. Il obtient des autorités chiliennes le nom de l’hôtel qu’Alexis Jaccard a indiqué comme destination sur sa carte de débarquement et d’immigration, à l’aéroport.

A l’Hôtel, Jean-Christophe demande à compulser le registre des entrées. Deux pages ont été arrachées. Celles du 26 et du 27 mai, justement !

– Avez-vous vu cet homme ?

Le portier regarde la photo, longuement. Il lève les yeux, croise le regard de Jean-Christophe.

– No senor. Nunca

Il a l’air sincère.

– Pero…

Et l’homme, en se dandinant derrière le comptoir, raconte qu’il a déjà eu deux visites à ce sujet, celle d’un policier chilien travaillant pour Interpol et celle d’un agent du service chilien de renseignements. Qui… avait… c’est bizarre… l’accent… argentin.

Jean-Christophe télégraphie à Genève et à l’ambassade suisse de Buenos-Aires :

« IDENTITÉ JACCARD NON CONFORME STOP PROBABLE AGENT SECURITE ARGENTINE STOP ENQUETE INTERPOL ET SECURITE CHILIENNE NÉGATIVE HOTEL APART SANTIAGO »

Le 17 juillet, la Tribune de Genève titre :

« Inquiétude : les gouvernements cherchent à brouiller les pistes. »

Jean-Christophe, lui, est de retour à Buenos-Aires. Cette fois, les événements vont s’accélérer.

D’abord, il rend visite aux principaux journaux, la Prensa (équivalent du Figaro des belles heures) et le Buenos-Aires Herald, publié en anglais. Impossible d’obtenir un article rédactionnel. Jean-Christophe se rend alors au guichet des petites annonces et parvient à faire insérer, dans les deux journaux, un encart publicitaire. Sous la photo d’Alexis, un texte : « Alexis Jaccard, 23 ans, citoyen suisse et chilien, a disparu le 14 mai 1977 de l’hôtel Bristol à Buenos-Aires. Sa famille et le gouvernement suisse le recherchent. Toute personne ayant eu de ses nouvelles ou l’ayant rencontré voudra bien avertir M. Jean-Christophe Sümi à l’Ambassade de Suisse, Santa-Fe 846. »

L’encart paraît le lendemain. A l’hôtel Columbia où Jean-Christophe continue d’habiter, le téléphone ne fonctionne plus dans la chambre. Des agents questionnent le portier à son sujet, les messages ne sont plus délivrés. Lorsque Jean-Christophe sort, il est aussitôt suivi, où qu’il aille, à pied ou en taxi.

Le surlendemain, en fin d’après-midi, il retourne à la Ligue argentine des Droits de l’Homme. Cette fois, les rôles sont renversés. C’est lui qui demande aux avocats de le protéger. Deux d’entre eux reviennent à l’hôtel – ils prennent un risque énorme – avec Jean-Christophe, constatent le dispositif policier. L’un d’entre eux monte avec Jean-Christophe jusqu’à la chambre. Le téléphone semble fonctionner à nouveau.

– C’est grave, je crois. Avec la nuit qui tombe, il ne faut pas que tu ressortes avec nous. On retourne à la Ligue, on s’organise et tu nous appelles dans vingt minutes. Mierda !

Sur le palier, le nervi de service a disparu. L’avocat repart. Jean-Christophe appelle à l’heure dite.

– Ne prends pas tes bagages. Seulement les papiers importants. Dans trois minutes devant l’hôtel. On sera dans une Ika noire, on ne sortira pas. Tu nous rejoins sans courir, on partira aussitôt. Le reste, je t’expliquerai plus tard.

Jean-Christophe descend, traverse le hall, suivi des yeux par l’un de ses cerbères. Il grimpe dans l’Ika (c’est la marque de Renault en Argentine), la voiture démarre. Aussitôt, une Falcon, noire aussi, la prend en chasse. Quatre personnes à bord. En civil. Les révolvers sont visibles. Jean-Christophe a vite compris. Lorsqu’il recueillait les témoignages des parents de disparus, il y a toujours ou presque, à un moment du récit, une Falcon noire…

Les avocats aussi ont compris. Ils filent, changent de cap sans prévenir, reviennent sur leur itinéraire. Bref, ils tournent dans le centre de Buenos-Aires, sans jamais s’arrêter vraiment. La circulation est dense, comme toujours. Impossible de prendre de la vitesse. A l’angle de chaque quadra, il y a un feu. Et, s’il n’y en a pas, c’est pire. Prudence. Ne pas avoir d’accident, surtout. Les policiers, alors, seraient fondés à intervenir malgré les passants. Tandis que, pour l’instant, ils attendent sans doute que les fuyards s’égarent dans une rue moins passante, moins éclairée. Heureusement, le chauffeur de la Ligue connaît toutes les embûches de la capitale. Finalement, il parvient à mettre trois ou quatre voitures entre la sienne et celle des poursuivants, il revient près de l’hôtel Columbia, à proximité de l’obélisque.

– Saute. Va t’enfermer dans ta chambre. Appelle l’ambassade. Et joins-nous dès que possible. On prend des dispositions.

Pas de course dans le hall, montée par les escaliers pour ne pas être enfermé dans l’ascenseur avec un sbire armé. Vite, dans la chambre.

Premier appel à l’ambassade. Il y a peut-être encore quelqu’un. Les Suisses ont ici une solide réputation de travailleurs.

– No ripuesta, Senor.

Que ça ne réponde pas ne signifie pas qu’il n’y ait personne.

– Una vez mas, por favor.

– Con mucho gusto. Momentito, senor. Hay ! Ocupado.

Bon, si c’est occupé, c’est qu’il y a quelqu’un. Jean-Christophe essaiera à nouveau dans cinq minutes, puis dix, puis vingt.

– Ocupado !

– No ripuesta.

– Ocupado.

Ou on le mène en bateau, ou le téléphone argentin fonctionne encore plus mal que d’habitude. Il essaie au domicile de Gérald F.

– J’ai eu juste le temps de m’enfermer dans ma chambre.

– Bon, ne bougez pas, je viens.

Le secrétaire d’ambassade arrive moins de dix minutes après, téléphone de la réception puis monte directement jusqu’à la chambre 327.

– Venez tout de suite.

Devant l’hôtel, le taxi avec lequel est venu le diplomate patiente.

– De vuelta, por favor.

Le chauffeur repart en direction du lieu où il a pris son client. A l’arrière, Gérard F.onjallaz explique :

– Je vous emmène chez moi. C’est tout près, en pleine ville. Il ne devrait rien se passer. De là, j’appellerai la résidence de Monsieur l’Ambassadeur.

Deux voitures, maintenant, suivent le vieux taxi déglingué et poussif. Se rapprochent. Deux Falcon noires…

A premier feu, l’une des deux donne un petit coup de pare-chocs. Presque amical. L’autre s’arrête à droite du taxi. Sourires énigmatiques. Nouveau départ, nouvel arrêt, nou­veau coup. Plus fort. Puis éraflure sur le côté. Dépassement. Freinage brusque. Départ. Le taxi reprend la tête. Nouveau choc.

Les Argentins ont le sang chaud. Surtout les portenos. Et plus encore les chauffeurs de taxis portenos. Pourtant, celui-ci ne bronche pas. Il encaisse les coups, ne klaxonne pas. Il est livide. Il sait que les poursuivants ne sont pas des noceurs en goguette.

– C’est là.

F. paie, descend le premier. Jean-Christophe le suit. Le taxi repart. L’une des Falcon est arrêtée à vingt mètres. F. sort de sa poche un calepin et un stylo, commence à noter le numéro de la plaque.

Le moteur gronde, les pneus crissent, le chauffeur fait grimper la Falcon sur le trottoir. Droit sur les deux Suisses. A fond. Jean-Christophe cherche des yeux un recoin où s’abriter. Rien. Le chauffeur se plante sur les freins, la Falcon stoppe à moins d’un mètre, les roues obliquent vers la rue, la Falcon repart lentement. Au volant, l’homme rit tout son saoul.

– Il ne faut pas que vous restiez ici ce soir. J’ai peur de représailles contre ma femme et mon gosse. Vous devez comprendre. Et, surtout, ça ne changerait rien. S’ils avaient voulu vous tuer ou vous enlever, ce serait fait. C’était plutôt, disons, un dernier avertissement. Je viens d’avoir l’ambassa­deur au téléphone. Il faut que vous quittiez l’Argentine le plus tôt possible, demain. Je vais vous raccompagner à l’hôtel, vous préviendrez le portier que vous voulez la note demain matin. L’information devrait suivre. Les gorilles sauront vite que vous partez. Ils ne devraient plus rien tenter contre vous.

Le lendemain, dans une voiture de l’ambassade, accompa­gné non plus par F. mais par l’attachée culturelle, Jean-Christophe repartait pour l’aéroport d’Ezeiza et s’envolait pour la Suisse.

Quelques semaines plus tard, une lettre lui parvenait à Genève. Ecriture de femme. « L’homme que vous cherchez est enfermé dans un appartement occupé par les forces spéciales, à l’angle de la Calle de Luna et de l’Avenida de Los Patos »

Jean-Christophe avait pris contact avec le Ministère suisse des Affaires Etrangères (Département politique), qui avait transmis, en code, l’adresse indiquée à l’Ambassade de Suisse à Buenos Aires. Jean-Christophe espérait que l’ambassa­deur avertirait la Ligue argentine des Droits de l’Homme. Il lui avait même présenté, à cet effet, l’un des avocats argentins, avec mission de le faire tenir au courant.

Mais l’ambassadeur, qui se croyait peut-être en poste à Londres ou à Washington, avait décroché son téléphone et avait, ingénument, suggéré à la police argentine d’aller voir elle-même sur place. Depuis lors, personne n’a jamais plus entendu parler d’Alexis Jaccard.

Ce fut pour Jean-Christophe un crève-cœur. Un autre avait précédé. Dès son arrivée à Genève.

A l’aéroport, deux femmes l’attendaient. Martina, qui avait amené les enfants dans le landau. Et Paolina, à qui Jean-Christophe ne pouvait, malgré sa certitude qu’Alexis était en vie, donner que peu d’espoir.

Paolina était repartie, seule, triste, digne. Jean-Christophe avait embrassé les jumelles, récupéré les bagages, puis il était monté à côté de Martina, dans la Lada grenat qu’ils avaient achetée après que Martina eût démoli la vieille Ami 8.

– Je ne te comprends pas, Jean-Christophe. Tu prends des risques. Des risques inutiles. Ce mec est mort, c’est sûr…

– Je ne crois pas. Je suis même certain du contraire.

– Même s’il est encore vivant, tu sais bien qu’on ne le sortira pas de là. Ni toi, ni personne.

– C’est mon rôle d’essayer, de tout essayer.

– Je ne te crois pas. Si tu es parti là-bas, c’est pour la fille. Comment déjà, Paolina ? C’est ça ?

– Tu es ridicule, Martina. C’est à croire que tu ne comprends rien à rien. Je fais ça parce que j’y crois, c’est tout.

– Tu mens.

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