Tête-à-tête chez les Igorots

 

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J’avais le choix. Attendre un hypothétique autocar avec l’espoir d’y trouver juste assez de place pour insinuer mon gros sac de cuir et ma solide carcasse d’Européen bien nourri, ou négocier avec un chauffeur de taxi le passage jusqu’au coeur des montagnes. Comme il me restait quelques sous et que le repas de midi, du chien bouilli et de la compote de feuilles de radis, ne m’avait pratiquement rien coûté, je choisis le luxe.

L’homme, appliqué à dessiner au couteau de nouveaux reliefs sur un pneu de secours particu­lièrement lisse, s’est empressé vers moi, servile et obséquieux. Mais, lorsque je lui ai montré la carte et indiqué la destina­tion, il s’est renfrogné. D’abord, m’a-t-il fait comprendre, la saison des pluies va commencer d’un jour à l’autre et, si les premières trombes effacent le chemin pendant que nous serons là-haut, il ne pourra pas ramener son bahut en plaine.  Enfin, pas avant sep­tembre ou octobre. Perte sèche (si l’on peut dire), trois mois de travail. Sans vouloir m’offenser, il se permettait de penser que je n’aurais sans doute pas assez d’argent sur moi pour le dédommager d’un tel manque à gagner. D’autant que là, sur la carte, figurait effectivement une route. Officiellement, elle existe bel et bien. Mais lui n’a pas le droit d’y aller. Et de toute façon, pourquoi irait-il se perdre là-bas alors que les premières hordes de malades belges arrivent par avions entiers et qu’ici, en ville, il gagne tout autant, simplement à les amener dans l’une ou l’autre de ces cliniques répu­tées où les médecins-sorciers prétendent purifier les corps, les vider de leurs miasmes, sans même inciser la peau.

Bref, pour me faire plaisir, et à condition que je ne sois pas trop pingre, il m’emmènerait. Mais jusque-là, vous voyez, oui là, sur la carte. A mi-chemin de l’endroit où vous souhaitez vous rendre. Mais pas un kilomètre de plus.

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Marché conclu. Pour un peu plus de cent kilomètres, il nous a fallu plus de trois heures. Parce que le chemin était de plus en plus sinueux, que le chauffeur craignait de se faire échar­per s’il frôlait un gosse dans un village, parce que les premières pluies avaient rendu la route glissante, parce que la grosse et vieille limousine américaine et ses pneus-savonnettes n’étaient guère adaptés au parcours, parce que les précipices, sur la droite du chemin, se faisaient de plus en plus vertigineux et, surtout, parce que le chauf­feur n’était jamais venu jusque-là et qu’en tout état de cause, il me jurait que jamais on ne l’y reprendrait.

J’ai tout de même obtenu qu’il s’arrête, une vingtaine de kilomètres avant notre destination, pour que je puisse observer, au beau milieu d’une paroi rocheuse absolument verticale, deux cercueils de bois noircis par les intempéries et accrochés là, on ne sait comment ni par qui, depuis plusieurs générations.

Enfin, nous sommes arrivés. Mon homme a coupé le contact avant même que la voiture soit immobilisée, profitant de la pente pour faire sa manoeuvre, moteur arrêté, et se mettre déjà dans le sens de la redescente. Je lui ai tendu la somme convenue, il n’a lâché son volant que d’une main pour prendre l’ar­gent, j’ai retiré moi-même mon bagage, claqué la por­tière. Déjà, la voiture était repartie sans un bruit et c’est seulement à une centaine de mètres qu’il a embrayé pour lancer le moteur. Une façon pour lui de ne pas irriter les esprits et de se persuader qu’il n’était jamais venu jusqu’ici.

Au village, il y avait un hôtel. Disons plutôt une maison en dur, qui acceptait les voyageurs de passage. Pancarte d’un bleu pastel, Kitchenette Hôtel. Dans le hall, un piano ! A croire que je me trouvais toujours en territoire civilisé. Je me trompais.

Le lendemain matin, je fis la connaissance de soeur Basile, une vieille missionnaire belge installée ici, seule blanche bien sûr, depuis plus d’un demi-siècle. Elle m’amena dans son école, une grande salle de classe, très propre et lumineuse, et un local plus sombre qui lui servait de bureau. Elle tenait à me montrer l’objet de sa plus grande fierté. Au-dessous d’une bibliothèque vitrée, il y avait un placard fermé à deux battants. Elle alla prendre la clé dans un bocal, se pencha vers le placard. A peine eut-elle fait tourner la clé que les deux battants s’ouvrirent comme si quelqu’un les avait poussés de l’intérieur.

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– Des Japonais, me dit-elle très fière. Les Igorots leur ont coupé la tête à la fin de la guerre. Ils ont fait bouillir les crânes. Lorsque la mâchoire s’est détachée, ils y ont percé un trou, ont passé un lacet de cuir et l’ont attachée à leur ceinture. Et les crânes sans leurs mâchoires, ils me les ont apportés. C’est la plus belle preuve de confiance et d’amour qu’ils pouvaient me donner.

Venant d’une religieuse catholique (« Tu ne tueras point »), vous admettrez que cela était un rien surprenant…

Plus tard dans la journée, le commandant militaire me montra, au centre du village, la cage de bambou en plein vent dans laquelle on enfermait les rares coupeurs de tête qu’on réussissait à prendre sur le fait. La cage ne servait plus depuis l’année précédente lorsque son prédécesseur, qui avait maltraité un prisonnier, vit descendre des montagnes des hordes de coupeurs de têtes. Leur chef autorisa les soldats à quitter, sains et saufs, le village. Quant au commandant de la place, les guerriers Igorots s’en saisirent et lui tranchèrent le col, après une cérémonie rituelle organisée dans un athor de fortune.

La leçon a porté. Les militaires ne s’aventurent plus en territoire igorot. C’est tout juste si, pour fanfaronner, le nouveau commandant m’a emmené dans sa jeep, en plein jour, à deux kilomètres du village. Par un de plus. C’était la limite de son pouvoir diurne. De nuit, il ne serait même pas allé, avec escorte, à plus de cinq cents mètres des placards japonais de soeur Basile.

Le surlendemain, j’ai finalement réussi à décider un des jeunes habitants du village à m’emmener à bord de sa minuscule camionnette sur la route interdite menant à l’est de l’île et, le jour-même, sans nous arrêter, nous traversions de part en part toute la province de Kalinga Apayao, c’est-à-dire le coeur du massif montagneux, jusqu’à Tabuk. Sans encombre.

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C’est au retour que nous avons frôlé le drame. En effet, sur ma demande, nous nous étions arrêtés à plusieurs reprises sur le bord de la Chico River, à Tomiangan puis à Lubuagan. J’avais rendu visite à quelques prêtres séditieux, réfugiés dans des ermitages où le gouvernement ne s’amuserait pas à venir leur chercher querelle. Nous avons parlé, parlé. Et les heures ont coulé. Mon chauffeur d’occasion semblait de plus en plus inquiet mais, sans doute du fait de son jeune âge, il n’osait pas interrompre l’entretien.

– Vous devriez dormir ici, m’avait dit le dernier prêtre rencontré, près de Bugnay. Ce serait plus sûr.

Inconscient du danger, j’avais décliné l’offre. Et nous avions repris la route, alors que le soleil disparaissait déjà derrière les montagnes. Le chauffeur, jusque-là attentif à ne pas brusquer la camionnette, s’était mis à conduire comme un fou. Entre deux virages et trois coups de frein, il me revenait en mémoire un détail que je n’aurais pas dû négliger. Les tribus de coupeurs de têtes, Igorots, Kalingas, étaient traditionnellement rebelles au pouvoir central. Leur rébellion s’était renforcée, radicalisée, avec l’arrivée d’opposants plus politisés, qui avaient structuré le mouvement au point que, dès la nuit tombée, cette armée sédi­tieuses des Huks, faite de guérilleros armés de mitraillettes et de coupeurs de têtes à peine vêtus d’un pagne mais bran­dissant de redoutables lances, reprenait possession de tout le territoire, route comprise.

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En théorie, ni mon chauffeur ni moi ne risquions grand-chose si nous étions arrêtés par les Hucks. Ils ne cherchaient vraiment noise qu’aux représentants du pouvoir central, militaires, fonctionnaires, prospecteurs miniers. Le problème, c’est que, sur les vingt kilomètres qui nous séparaient encore de la pension où j’avais déposé mon bagage,  les Hucks étaient associés avec les coupeurs de têtes de Sadanga, sur le flanc du mont Patok. Et que Sadanga était en guerre avec Betwagan, un match peu amical dans lequel Betwagan avait, pour l’heure, une tête d’avance. Et Sadanga une tête de retard.

Un score qu’il fallait absolument équilibrer pour que la paix puisse revenir entre les deux villages de coupeurs de têtes. Sadanga avait le besoin vital d’une tête Betwagan et cette tête était à quelques centimètres de la mienne, au volant de la camionnette.

Livide, elle était livide, la tête de mon chauffeur, qui venait de m’avouer son appartenance aux Betwagan.  Si les Sadanga nous arrêtaient maintenant, à la nuit tombante, sûr que sa tête à lui roulerait bien vite dans l’herbe et que ma tête à moi, allez savoir, l’y rejoindrait peut-être.

En ombre chinoise sur fond de crêtes et de crépuscule,  nous avons alors nettement distingué, planté sur la colline, le premier guerrier et sa lance. Puis le second. Puis le dixième. Ils étaient là, à vingt mètres au-dessus de nous. Comme des statues. Le chauffeur faisait des gestes de plus en plus brusques et nerveux. Si nous parvenions à atteindre la première maison de Bontoc, nous étions sauvés. La coutume interdit en effet de couper les têtes dans un village. La silhouette des guerriers s’estompait, la première maison apparut. Ainsi se terminait avec plus de peur que de mal, un redoutable voyage en tête à tête avec les coupeurs de têtes.

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