Jeudi 8 septembre
Le coffre est rempli jusqu’à la gueule, sachant qu’il ne faut rien laisser dans l’habitacle, pour ne pas attirer les voleurs. Nous emportons des vêtements d’été (il fait beau et chaud) et de mi-saison, ainsi qu’un gros sac marin plein de vêtements rendus exigus par mon embonpoint et qui feront la joie d’une ou plusieurs générations de Roumains ; un ordinateur accompagné de son scanner et de son imprimante (au cas où) ; la caméra et son trépied ; un enregistreur sonore , une poignée de livres dont celui de Doina Cornea ; un grand classeur contenant une trentaine de dossiers correspondant plus ou moins aux chapitres du futur livre ; la valise de Rodica ; son sac de cuir aux chaussures irntrouvables pour cause de taille enfant ; plusieurs kilos de café en grains, très cher et très mauvais en Roumanie ; pas de chocolat, hélas, il fait trop chaud ; une tripotée de médicaments en tout genre car, hormis le poids et le talent, je ressemble de plus en plus à un éternel mourant, Voltaire. Voilà, c’est tout ou presque.
Vendredi 9 septembre
Beaucoup de route sans beaucoup d’intérêt. Reliquat alpin jusqu’à Rosenheim, frontière allemande franchie sans même s’en apercevoir. Puis retour en Autriche, contournement de Salzburg, montée entre les collines avec vue sur quelques beaux lacs d’altitude, Mondsee, Attersee. Approche de Vienne, contournement sans fin par le sud. Une à une, les grandes villes ont rattrapé, phagocyté les boulevards de ceinture qui étaient censés les désembouteiller.
Auparavant, nous avons dû passer pas loin de Steyr, une ville dont le nom me rappelle à chaque fois mon enfance. Immobile dans le garage, double roue de secours greffée à la malle arrière, la veille voiture décapotable de marque Steyr était immobile depuis longtemps. Je ne l’avais jamais vue ailleurs. Un jour, on père avait oublié de mettre de l’antigel ou, plus exactement, de vidanger le bloc moteur. Hiver plus froid que prévu, le moteur avait éclaté, laissant s’écouler un mélange de glaçons et d’eau rouillée.
Mais mon père ne se résignait pas à se séparer de sa Steyr, symbole naguère luxueux d’une éphémère embellie et surtout, je n’en ai pris conscience que bien plus tard, provocation germanique à la face d’un village et d’un pays pour qui tout ce qui parlait allemand ne pouvait être que « boche ». D’où les méchants quolibets longtemps subis par ma mère, pourtant suisse et nullement allemande. A la Libération, elle s’était fait cracher au visage et avait même craint, sinon pour sa vie, du moins pour sa belle chevelure rousse.
Pour gagner leurs galons ou simplement donner le change, les résistants de la dernière heure se devaient alors de faire preuve d’un courage tout neuf en terrorisant des victimes expiatoires qui n’en pouvaient mais. Ma mère avait courbé l’échine mais, la paix vraiment revenue, mon père se faisait un devoir d’afficher une certaine germanitude automobile, loin de toute affinité avec le petit douanier autrichien de triste mémoire.
Entrée en Hongrie par Györ. Sur l’autoroute reste la silhouette d’un poste de contrôle. D’ailleurs, les formalités n’ont pas complètement disparu. On présente son passeport européen et tout se fait très simplement. L’autoroute continue, moins fréquentée, plus chaotique. Entre-temps, par téléphone, nous avions réservé une chambre dans la jolie petite ville d’artistes, Szentendre, au nord de Budapest, sur notre rive. Le nom figure sur un grand panneau, mais rien n’indique à quelle hauteur il faut bifurquer. Continuons sur la voie principale. Et voici, bien sûr, un nouveau panneau annonçant… la sortie de Szentendre. Demi-tour et enfin le chemin tant espéré. Entrée dans le village, sur les bords du Danube, caché par une longue digue. Accueil charmant pour un repas sans goût ni grâce, au son d’une musique de coiffeur distillé par un musicien presque endormi sur le clavier de son synthétiseur.
Samedi 10 septembre
Szentendre au petit jour. Charmant. Le grand tour de la veille, pour accéder à l’hôtel, n’était dû qu’à de successifs sens interdits, nous sommes bien à deux pas du Danube, en plein centre-ville, au pied de l’église et, surtout, à cent mètres du marché du samedi. Paysannes venues de leur village avec trois carottes, une poignée de poivrons, des prunes bleues, des œufs, quelques pots de miel, de gros haricots blancs, violets, bariolés destinés à être séchés, d’autres menues babioles. Les prix sont plutôt élevés, les vieilles clientes fouillent dans leur porte-monnaie pour payer deux légumes, un fruit, trois œufs.
Départ vers onze heures, traversée plus facile du centre de Budapest, mais signalétique toujours aussi déficiente. On finit par faire le tour de la ville avant de sauter sur l’autoroute E73. Douane roumaine comme naguère, avec tout de même un peu moins d’attente et pas de bakchich, du moins pour les étrangers. Pour les Roumains, il paraît que le simple passage d’un minibus coûte 5 dollars par personne, sous peine d’une attente de plusieurs heures et d’un contrôle complet des identités et des marchandises. Crochet à l’intérieur de la ville d’Oradea, la rue principale est défoncée par des travaux lourds mais retrouvera sans doute bientôt la magnificence des années vingt. L’immeuble de l’évêché, restauré et repeint de neuf, en est la préfiguration.
Le jour se termine, les villages et petites villes se succèdent, grisaille. Ulieacu de Cris, Negreni, Dumbrava, Gilau et enfin la banlieue de Cluj, circulation hachée, hésitante, choisissons l’itinéraire poids lourds, plus long mais plus évident. Ensuite, montée sur les hauteurs qui dominent la ville, je me souviens bien de ce chemin, dans l’autre sens, en 1990. En ville, il y avait encore les croix, les fleurs, les bougies en mémoire des martyrs, moins nombreux qu’on ne l’avait dit, d’une Révolution qu’on ne savait pas encore avoir été la mise en scène d’une pièce dans laquelle les acteurs ont tout de même saigné leur vrai sang et perdu leur vraie vie.
La route qui mène de Cluj à Alba Iulia a toujours été assez bonne mais elle s’est élargie, les voies, du moins au début, sont séparées. La nuit venue, la conduite reste assez sûre. Voici Turda, puis Aiud avec sa belle église fortifiée, de style austro-hongrois. Et enfin Teius, le seul lieu que nous avions pu identifier sur la carte, début 1989, lorsque OVR (Opération Villages Roumains) nous avait attribué, pour le protéger de la systématisation voulue par Ceausescu, le village de Stremt.
« Nous », c’est à dire moi, toute modestie bue. En mars, j’avais lu dans le Nouvel Observateur, un entrefilet signalant la création en Belgique, avec ramifications en France et en Suisse, de cette OVR vouée à protéger les villages roumains de cette destruction annoncée. J’en avais parlé au maire de mon village, Pascal Meylan, et je l’avais convaincu d’adhérer au mouvement. Nous avons donc été parmi les premiers villages de France à nous engager ainsi et, même si nous nous sommes ensuite durement affrontés, je garde à Pascal une vraie reconnaissance car ce voyage a complètement modifié la seconde partie de mon existence.
Teius. Il fait à peu près aussi sombre qu’au temps du communisme, lorsque Ceausescu rationnait l’électricité. Aujourd’hui, plus d’horaires imposés pour l’éclairage, mais les communes sont pauvres et tendent à ne pas remplacer les ampoules fatiguées, pour ne pas alourdir la facture.
Quand nous sommes passés ici avec deux camions et un minibus, en janvier 1990, il faisait un gris hivernal, les chaussées étaient gelées et défoncées, mais nous étions saufs ! Car nous nous prenions vraiment pour des héros. Par manipulation, mais nous ne l’avons compris que bien plus tard, Iliescu et ses « révolutionnaires » avaient lancé la rumeur d’une conspiration terroriste issue des plus sanguinaires forces de la Securitate. Il y en avait, disait-on, dans les recoins les plus éloignés du pays, et quand nous étions passés, en pleine nuit, dans le département d’Hunedoara, je me souviens que nous avions laissé une distance importante entre chacun des trois véhicules, pour permettre au premier de fuir par l’avant, ou au dernier de rebrousser chemin, en cas d’attaque. Mais il n’y en avait pas eu, bien sûr, pas plus qu’il n’y avait eu de véritable charnier à Timisoara.
A Teius, un embranchement prend à droite. Nous ne sommes plus qu’à trois kilomètres de Stremt. Je me souviens bien de notre première arrivée, voilà quinze ans, au début de janvier. Personne ne nous attendait, car les lettres que nous avions adressées au maire, au printemps 1989, ne lui étaient jamais parvenues et aucun contact téléphonique n’avait été possible.
L’effet de surprise avait été de courte durée, peut-être parce qu’un convoi belge était arrivé dans la contrée quelques jours avant nous. Si ma mémoire est bonne, nous étions cinq, Gaby Dunand, Jean-François Patriarca, Jacques Hottelier, Bernard Mulon et moi. L’un des camions appartenait à une entreprise divonnaise de fruits et légumes où travaillait Jacques. L’autre, plus petit, nous avait été confié par une société ferneysienne de location de voitures. Quant à l’unique automobile, c’était une Renault Espace appartenant à Bernard Mulon, orfèvre et maire adjoint à Ferney. La cargaison consistait en vêtements, couvertures et chaussures usagés, matériels divers pour enfants et nourrissons, quelques bicyclettes, des médicaments et du matériel sanitaire, apportés de tout le pays de Gex à la Maison St Pierre, où nous avions installé nos quartiers,
Les camions de cette première expédition avaient été rangés en face de la mairie de Stremt, à la hauteur du poste de police et de son unique policier. Une maman et sa fille étaient aussitôt venues nous chanter, en français s’il vous plaît, « En passant par la Lorraine ». Monica Stan enseignait la musique et le chant à Teius, sa fille Lacrima était encore écolière. Leur modeste maison, avec électricité intermittente mais sans eau courante, le puits étant dans la cour, fut toujours pour moi, lors de mes visites, le lieu où je me précipitais. C’est en serrant Monica dans mes bras, ou plutôt en me laissant serrer par elle, que j’ai appris, sensuellement, viscéralement, ce que peut-être l’affection des paysans roumains.
Leur minuscule maison comptait quatre autres personnes, le grand-père qui officiait comme tailleur dans le minuscule couloir menant à la cuisine, sa femme Ileana, affectueusement surnommée Bunica, grand-mère, douce comme un ange mais âpre au travail comme personne, Nellu, le mari de Monica, bellâtre grassouillet aux allures de soldat romain démobilisé, et enfin Cristian, que tous appelaient Cristi, gamin drôle et goguenard, avec qui mon fils Amalric et moi devions, plus tard, taquiner l’ablette dans la rivière et l’étang de Stremt.
Aujourd’hui, Bunicul, Bunica et Nellu sont morts, Monica est veuve et vit seule dans sa maison, Lacrima est devenue avocate à Cluj. Quant à Cristi, il vit à Alba Iulia où il s’apprête à devenir professeur d’éducation physique et viendra nous rendre visite dans deux ou trois jours.
Dimanche 11 septembre
Hier, samedi, nous sommes arrivés à la nuit et nous sommes rapidement endormis. Ce dimanche, nous sommes montés, en fin d’après-midi, jusqu’au monastère de Rimet. Rodica est très attachée à ce lieu où elle venait déjà alors que son père, Gheorghe, était encore ministre des Cultes, sous Ceausescu. Gheorghe continue d’ailleurs à y être invité plusieurs fois l’an. Il y est toujours accueilli avec le respect et le faste d’antan. On lui réserve la chambre de l’évêque et, avec la mère supérieure Ierusalima, il rédige les mémoires de ce lieu qu’il a largement soutenu, dans les années où la religion orthodoxe était à peine tolérée et les autres interdites.
Dans les années Ceausescu, le monastère se limitait à l’église originelle, rehaussée de plusieurs mètres pour lui épargner les dégâts répétés des crues, ainsi qu’à une maison, en surplomb, abritant la mère supérieure, ses adjointes directes, les abbés et les visiteurs de marque, à une autre maison, près de l’entrée de l’enceinte, pour les cellules et les ateliers de sœurs (peinture, tapis), et enfin un réfectoire et son énorme cuisine sombre et enfumée, entre l’église et la colline, la tradition voulant qu’après la messe du dimanche les pauvres bergers des montagnes proches soient invités à partager le pain et la soupe aux choux.
Aujourd’hui, le monastère a pour le moins doublé de surface et d’occupants. Au temps du communisme, les monastères étaient un peu le refuge où convergeaient, séparément, les hommes et les femmes qui ne se sentaient pas d’affinités avec ce régime d’où la religion était, du moins officiellement, absente. Après la Révolution, on aurait pu penser que le monastères allaient s’étioler et disparaître, faute de nouveaux candidats. C’est pourtant au début des années 90 que la mère supérieure a entrepris la construction d’une nouvelle église, trois ou quatre fois plus grande que l’ancienne.
Le gros œuvre a été terminé dans un délai très court et je me rappelle avoir vu ensuite des escouades de peintres d’art s’attaquer à la création de très belles peintures murales, pigments byzantins, feuille d’or et d’argent, tant à l’intérieur de l’église qu’à l’extérieur. Alors que, dans le monde entier, les monastères se vident progressivement de leurs occupants, que la messe dominicale n’attire plus guère que quelques vieilles, je pensais naïvement que cette nouvelle construction subirait le même sort. Pas du tout !
Les candidates ont continué d’affluer, poussées désormais à s’abstraire du monde extérieur, non pour fuir une société athée, mais pour échapper à un environnement ressenti comme hostile, dans lequel la vie quotidienne est, pour les pauvres, plus difficile encore qu’au temps de Ceausescu. Ici au moins, même si elles travaillent beaucoup et ne gagnent rien, leurs lendemains sont assurés, comme la quiétude de l’âme et le respect de leurs pareilles.
Lundi 12 septembre
Après un bref repas, excursion à Alba Iulia. Je vais à la rencontre de Sirius Puscas, le plus vif, le plus ingénieux, le plus inventif des Stremtois. En 1990 à Stremt, peu lui importait notre « charité ». Les autres villageois réclamaient des vêtements, des jouets, des colifichets. Lui voulait se rendre en France ou en Suisse, non pour émigrer, mais pour en rapporter à bon compte le matériel technique qui lui permettrait, ancien étudiant en mécanique, de réaliser ses ambitions de jeune adulte.
Dans la cour de la maison familiale, avec son père et son jeune frère Horia, Sirius bricolait déjà, au temps du communisme, la Dacia de quelques aparachiks locaux. Dans les mois qui suivirent la Révolution, son père avait ressorti d’un grenier le moulin à huile qu’il y avait conservé en secret après la confiscation des biens de production, au début des années cinquante, et s’était remis à presser les graines de tournesol que lui apportaient les villageois. Quinze ans plus tard, le moulin du père ne fonctionne plus, concurrencé à mort par les importations d’huile italienne plus ou moins vierge. Mais Sirius a fait son chemin.
A l’été 1990 déjà, il était venu à Genève pour tenter d’acquérir à bon prix du matériel agricole de seconde main puis s’était rabattu sur une fourgonnette. Pendant des années, ce fourgon a effectué des milliers de kilomètres, en livraisons locales ou en transports à plus longue distance. Mais Sirius ne s’est pas arrêté là. Lors de notre deuxième voyage OVR, nous avions apporté de France un appareil de radiologie destiné au dispensaire de Stremt. Comme nous savions que Sirius s’occuperait de son installation, c’est son nom que nous avions donné à l’entrée en Roumanie. Or, ce type de matériel relevait de l’agence atomique internationale, basée à Vienne, qui s’est empressée de signaler au gouvernement roumain le risque que son usage pourrait faire courir à la population. Des volées de policiers se sont alors succédé au domicile de Sirius, l’enjoignant de restituer la lampe isotopique du dangereux objet.
Sirius eut beau dire que l’appareil se trouvait au dispensaire et qu’il suffisait de s’y rendre pour s’en saisir, rien n’y fit. Et comme le maire d’alors, courageux à la manière des petits fonctionnaires roumains, s’était lavé les mains de tout ça en prétendant qu’il n’en avait jamais entendu parler, Sirius ne put qu’aller le chercher au dispensaire, le rapporter chez lui et le détruire devant les enquêteurs, alors même qu’un hôpital de Cluj, en manque cruel d’une lampe analogue, le suppliait de la lui céder. L’Agence Atomique, peu curieuse du démantèlement de la marine soviétique et de la vente clandestine de ses armes nucléaires, avait pour une foi appliqué les consignes à la lettre. Et c’est ainsi que les malades de Stremt et ceux de Cluj ne purent se faire radiographier avant longtemps.
A Alba Iulia, Sirius me conte ses vadrouilles constantes à la recherche du bon filon. Il est allé aux Etats-Unis. Sans intérêt. Puis en Chine. Passionnant. On lui offrait un pont d’or pour s’y établir, à mille milles de Pékin, afin de lancer une usine dont il ne nous dit rien. Mais la condition était que se femme et sa fillette s’y installent avec lui pour ce qui ressemblait à un exil définitif. Il n’y avait là-bas d’autre école que chinoise. Pour l’enfant, c’eût été l’abandon de la langue et de la culture roumaines. Sirius n’a pas hésité. Il a choisi de rester en Roumanie, où il se garde bien de mettre tous ses œufs dans le même panier. Il sait que rien n’est jamais acquis, qu’il lui faudra sans doute affronter demain ses associés de la veille, et peut-être tout recommencer à zéro. Il est prêt à tout pourvu que sa femme et ses enfants – il en a désormais deux – puissent espérer un avenir plus assuré. Malraux évoquait naguère ces « chênes qu’on abat ». Sirius, lui, ne se laissera pas déraciner.
Mercredi 14 septembre 2005
Une journée vraiment exceptionnelle. Départ de Stremt au matin. Un bon tiers de nos bagages restent à Stremt. Route sans encombre jusqu’à la longue montée au bout de laquelle le regard plonge soudain sur Cluj, la Kolosvar des Hongrois. Nous arrivons chez Doïna Cornea. J’ai en mémoire les images de la Révolution, la photo qui figure sur son livre et, surtout, le combat acharné qu’elle y relate. Je m’attends à trouver une grande et forte femme. Juste avant l’arrivée à Cluj, à gauche, une ruelle sans grâce, parsemée de trous et bordée de maisons mi-ville mi-campagne, avec leur palissade, leur porte de fer ajouré et leur jardinet ombragé de quelques arbres fruitiers.
La maison de Doïna n’échappe pas à la règle. Au bout du minuscule sentier, une toute petite bonne femme, fagotée à la va-comme-je-te pousse, le regard malicieux, la voix frêle, le rire presque enfantin, vient à notre rencontre. Trois marches de pierre, une porte de bois à laquelle s’accroche, un rien flétrie et écornée, la photo du roi Michel. Puis une espèce de hall cagibi donnant, à gauche, sur un bureau impeccablement rangé, sans vie mais lumineux, donnant sur le jardinet. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit du bureau de son mari, complice fidèle de toutes ses actions rebelles. Si le bureau est vide, c’est qu’il est mort et qu’en y menant quelque autre activité, Doïna aurait le sentiment de l’enterrer une deuxième fois, de la même manière qu’elle aurait l’impression de poignarder le roi Michel en retirant de sa porte la photo jaunie.
Quant au bureau de Doïna, dans lequel elle nous fait entrer et nous invite à nous asseoir, il est fait d’une épaisse table de bois parsemée de quelques dossiers défraîchis et de notes plus récentes, d’un lourd fauteuil haut perché, d’un canapé fatigué mais propret et d’une espèce de chaise longue recouverte de coussins et de lainages, espèce de selle de dromadaire si molletonnée qu’elle permet de traverser tous les déserts.
Rodica s’installe au bout du canapé et moi bien au centre, faisant face, de tout près, à Doïna qui ne s’en offusque pas, pas plus qu’elle ne se froisse du microphone que je tends vers elle. Ce long enregistrement constituera pour moi un fragment d’histoire, la possible matière d’un chapitre du livre et le moyen de ne rien oublier du fulgurant florilège de mots, d’anecdotes, d’instants magiques ou inquiétants qu’elle nous livre en vrac, de très bonne grâce et sans un seul répit, alors qu’elle nous avait prévenus au téléphone que de tels entretiens la fatiguaient, qu’elle nous accordait celui-ci pour ne pas vraiment refuser, et que nous devrions ne pas nous imposer trop longtemps.
Nous quittons Doïna comme si nous nous étions toujours connus. D’ailleurs, je parle ici d’elle en utilisant son seul prénom, indice d’une affection complice née très vite et que nous emportons, au seuil du jardinet, après l’avoir embrassée comme on embrasse, avec respect, amour et reconnaissance, la jeune grand-mère qui aurait relevé l’honneur de toute la famille roumaine.
Par l’intermédiaire de Gheorghe Iurca, nous avons réservé une chambre dans une pension du Maramures, à Botiza. La nuit n’est pas encore complètement tombée, nous en profitons pour amener chez elle une vieille femme qui a raté l’unique autocar de l’après-midi. La route devient très belle à mesure qu’on se glisse entre les collines. A la nuit tombante, arrêt dans le village de Cosbuc, du nom du poète roumain. Puis les villages redeviennent interminables, impossible de rouler trop vite, ne serait-ce que pour éviter les nombreux chars à chevaux, sans éclairage, utilisés jusque tard dans la nuit pour rentrer les foins avant les orages annoncés.
Botiza. Impossible de se tromper, la route ne va pas plus loin. Au bout d’un chemin de terre tiré entre maisons et jardinets, la pancarte de la Pensiune Manta et la silhouette massive et engageante de Maria, l’hôtesse du lieu. La petite cinquantaine, elle doit bien peser 120 kilos mais se déplace allègrement, nous ouvre la porte de cette jolie maison fleurie à deux étages, nous fait visiter les quatre chambres, à charge pour nous de faire notre choix puisque nous sommes ses seuls clients.
Jeudi 15 septembre
A la découverte de Botiza. Sur son côté nord, la rue est bordée de maisons inégales, dont certaines ont été récemment rehaussées d’un portail de bois sculpté, flambant neuf, preuve d’une relative opulence. La plus belle appartient à la sœur de Maria, notre hôtesse. Sur le côté sud de la route, la rivière Botiza se faufile entre talus, grosses pierres et frênes aux racines apparentes retenant bouteilles et sacs de plastique, rançon nouvelle d’une certaine consommation à l’occidentale. Mais l’eau est claire, une vieille dame y rince son linge et les écrevisses prolifèrent, paraît-il.
De fait, les habitants ne roulent pas sur l’or. Ne sont un peu à l’aise que les propriétaires d’un nombre suffisant de brebis ou les tenanciers d’une « pensiune « . Les brebis se trouvent actuellement dans les pâtures d’altitude, gardés par un berger auquel toutes le familles confient en commun leurs bêtes. C’est là-haut que se fabrique le fromage traditionnel qu’un villageois va quérir, à cheval, toutes les semaines. A noter que, pour se répartir les bénéfices de la vente, les villageois ont recours à un procédé plus compliqué mais sans doute plus juste que le simple calcul au pro-rata des têtes de bétail : à la fin du printemps, avant la montée à l’alpage, toutes les brebis sont réunies au centre du village et chaque propriétaire trait ses propres brebis. Les quantités de lait respectives détermineront la répartition, évitant ainsi que les propriétaires de brebis malingres ou trop vieilles ne reçoivent un peu de la part due aux meilleurs éleveurs.
Au-delà de l’unique pont, l’inévitable « Caminul Cultural » hérité des années Ceausescu, grande salle des fêtes plutôt décatie, dans laquelle les jeunes de l’ère communiste étaient censés trouver, à la campagne, les trésors culturels jusque-là réservés aux villes. Bien entendu, hormis dans quelques villages privilégiés, jamais ces édifices n’ont accueilli plus de quelques livres. Le Caminul Cultural a tout de même une fonction culturelle, mais locale. C’est là que se retrouvent les habitants pour les mariages, les baptêmes, les enterrements, les fêtes, les bals. Aujourd’hui par exemple, cinq femmes se sont installées sur la scène et confectionnent les gâteaux destinés aux deux cents personnes invitées au mariage qui doit être célébré après-demain dans cette même salle. Ce soir pourtant, toutes les victuailles devront être emportées car, demain, la salle est réservée pour un enterrement.
Le cimetière entoure et surplombe la vieille église de bois. Quel bonheur que les cimetières roumains ! Les tombes ne respectent aucun plan, certaines semblent abandonnées à la végétation tandis que d’autres, polies de neuf, portent des fleurs coupées, de petits rubans aux couleurs de la Roumanie, rouge jaune bleu, et des bougies telles qu’on en utilise pour les chauffe-plats. Mais surtout, le cimetière semble un pays de liberté, dans lequel on chemine à son gré parmi les fleurs pérennes et vagabondes, sans doute plantées jadis mais qui se sont survécu à leur propre guise, faisant éclore à hauteur d’homme des buissons de renoncules et autres marguerites, sans oublier les pruniers et les pommiers aux variétés anciennes, dont on ramasse ou grappille les fruits sans se soucier des morts, à moins que ce ne soit en leur honneur.
Du haut du cimetière, les bruits du village parviennent étouffés, moussus, ouatés. Le cri d’un berger, l’aboiement d’un chien, le rire d’un enfant, le cahotement d’un charroi, le ronron obstiné d’un tracteur ou d’un camion. Et soudain, tout proche, le bourdon profond et sonore des cloches que vient, chaque heure, tirer un villageois, sans compter les sonneries plus longues et différentes réservées aux naissances, aux mariages, aux décès. Là-bas, dans la rue principale et unique, un groupe avance lentement. En tête, quatre hommes portent un cercueil et son linceul, derrière lequel deux ou trois vieilles pleureuses lancent des cris stridents. La famille, tout de noir vêtue, forme un rang unique derrière lequel, plus ou moins endimanchés, chemine une cinquantaine de plus ou moins proches.
Le village de Botiza est en effet connu, loin à la ronde, par l’ensemble des frères Sicuta, une diminutif affectueux porté par quatre solides gaillards du nom de Sidau. Tous ne vivent pas au village mais Vasile, le second du groupe, y réside avec sa famille. Minuscule maison de bois, trois marches sur lesquelles patiente une paire de chaussures au fond desquelles sommeille un œuf. Le poulailler n’est pas loin et c’est là que les deux œufs sont le plus en sécurité, plutôt que dans la maison exigüe, plancher recouvert de tapis sur lesquels on ne marche qu’en chaussettes, où ils pourraient se casser et endommager à jamais l’unique trésor de la famille, ces tapis tissés de laines aux douces couleurs naturelles.
Abritant le père, la mère et leurs quatre enfants, la maison est vraiment très petite. Une simple pièce où cohabitent un long canapé servant sans doute de lit, une armoire de bois travaillé à la méthode d’ici, deux chaises sur lesquelles prennent place les violonistes de la famille, Vasile et son deuxième fils, tandis que l’aîné, à la guitare, et le benjamin, au tambour, s’installent sur un modeste tabouret. Debout sur le seuil du couloir, la mère et la plus jeune des enfants, une gamine de deux ou trois ans, attentive à la musique et qui se met, par instants, à danser avec sa maman. Beau moment.
Vendredi 16 septembre 2005
Ieud. Première surprise au-dessus du portail perçant l’enclos de l’église de bois « du bas » et de son cimetière : deux drapeaux complètent le drapeau roumain. L’un, jaune et blanc, porte la mitre papale. L’autre, noir pourtant une croix blanche, marque le deuil de Jean-Paul II, pourtant décédé depuis plusieurs mois. Nous sommes ien territoire gréco-catholique et les croyants entendent bien que cela se sache! Les orthodoxes, eux, sont repoussés bien plus haut, sur une colline chevelue dominant le quartier rom et enserrant un délicieux cimetière ombragé circonscrit par un chemin de croix un peu décati.
Retour à notre pied-à-terre de Botiza, collines, meules de foin sombres ou éclatantes, ruchers en longs alignements à l’abri d’une haie d’acacias, paysans travaillant leurs champs à la faux et au râteau, chars attelés d’un ou deux chevaux sur une route à parcourir au pas. Ion et Maria me font découvrir l’étable, deux vaches, trois cochons et une basse-cour.
Samedi 17 septembre 2005
Jour de marché à Botiza. De foire plutôt, les fruits et légumes ne représentant qu’une infime partie des marchandises proposées. En amont, à distance de la foule, deux ou trois tonneliers présentent leur production. Ici, on n’est pas en région viticole. Ils ont donc laissé les tonneaux chez eux, là-bas en Moldavie, et n’ont apporté que d’immenses récipients de bois lamellé, coniques, largement évasés sur le haut, dans lesquels les paysans des montagnes amoncellent les prunes bleues qui, en fermentant, donneront ce vin un peu aigre qu’on distille ensuite dans le fond des granges pour donner la fameuse tuica.
Cette année, la saison a été très décevante. Il y a pourtant autant de prunes mais le blé, les pommes de terre, les oignons, le foin n’ont donné qu’une très maigre récolte et les paysans, qui devront sans doute acheter à l’extérieur une partie de ce qui leur est nécessaire pour boucler l’hiver, n’ont pas d’argent à gaspiller pour de renouveler leur tonnellerie. De fait, à la fin du marché, lorsque nous traverserons de bout en bout ce village long comme un jour sans pain, nous n’apercevrons qu’une seule de ces vasques de bois déposée devant le portail d’un acquéreur.
Dimanche 18 septembre
Dernières photos de famille, Maria et Ioan Manta sur le seuil de leur maison. Première étape dans le village de Rozavlea, où les fidèles achèvent la construction d’une belle église de bois, puis arrêt plus prolongé à Barsana où nous attend Mère Filoftea. L’histoire de Barasana et la sienne sont intimement liées. Lorsque Rodica et ses parents allaient passer une partie de leurs vacances au monastère de Rimet, ils y rencontraient, parmi d’autres jeunes moniales, sœur Filoftea, toute jeune et affectueusement surnommée «Maica Fifi ». Lorsque je suis à mon tour venu passer quelques jours à Rimet, en 1991, elle était encore là mais, peu après, elle a rejoint l’évêque d’Alba Iulia, dont elle est devenue en quelque sorte l’aide de camp et la femme à tout faire.
Dès lors, son ascension a été fulgurante. Loin d’Alba Iulia, l’évêque lui a attribué le domaine de Barsana, une ancienne église abandonnée et décatie, entourée d’un grand champ inculte. En moins de dix ans, à la tête d’une petite douzaine de moniales, Maica Fifi a fait de ce lieu un des grands monastères du pays : immense église de bois à double niveau, bâtiments tout neufs mais déjà intégrés à l’ensemble, atelier, hôtellerie, musée, tour d’accueil, sans oublier la maison de la mère supérieure, notre Fifi.
Dans l’après-midi, nous quittons le lieu, cap sur Vadu Izei où nous avons réservé une chambre à la pension Doïna, deux kilomètres à l’écart de la route principale. Voici une église de pierre arborant le drapeau papal des gréco-catholiques, puis l’imposante réserve de planches brutes appartenant à une fabrique de meubles. Alors que s’interrompt le goudron, nous pénétrons dans le domaine de la Casa Doïna, une allée bordée de fleurs, un pont sur la rivière, un arbre à casseroles comme souvent dans le Maramures, puis deux maisons de bois, l’une récente, l’autre plus ancienne et noyée de vigne. Entre les deux maisons, les murs à peine secs et la poutraison d’un troisième bâtiment en construction.
Doïna Balasz, qui gouverne ce royaume, appartient à la nouvelle génération. La bonne trentaine, chignon décidé, pantalons et chaussures de sport, elle impose son rythme, nous escorte jusqu’à la maison sous la vigne. Un feu de petit bois y crépite déjà dans le foyer alimentant le grand poêle de faïence. Sur l’arrière, je me suis emparé du couloir donnant sur la réserve et je fais d’une large planche mon bureau. Tout est pour le mieux. Rodica, à la manière roumaine, est allée aux nouvelles. J’apprends ainsi que le mari de Doina est un peu trop porté sur la bouteille, qu’il a travaillé quelque temps en Israël mais qu’il est revenu ici fainéant comme une couleuvre.
Lundi 19 septembre
Au-delà de Sighet, voici la route menant à Craciunesti, une quinzaine de kilomètres, mais un chemin qui s’étiole au fur et à mesure que nous avançons. Sur la carte, aucun pont mais curieusement, de part et d’autre de la rivière Tisa faisant frontière avec l’Ukraine, les deux routes sont dans le prolongement l’une de l’autre, les deux petits villages se font face et plus loin, sur la rive nord, les localités ukrainiennes portent presque toutes de noms à consonance roumaine.
En roumain mais avec un fort accent, une vieille femme nous explique. Elle-même est d’origine ukrainienne mais, depuis la seconde guerre mondiale, elle n’est jamais allée chez ses cousins, de l’autre côté de la rivière. Une fois pourtant, elle aurait souhaité se rendre à l’enterrement d’une cousine mais, entre les deux villages distants d’à peine un kilomètre, le télégramme annonçant le décès avait pris plusieurs jours et, même s’il était arrivé à temps, la vieille dame aurait dû faire un détour de près de 300 kilomètres pour se rendre à la cérémonie.
L’alignement des deux routes, de part et d’autre de la rivière, n’est pas le fait du hasard. Il y avait naguère, ici comme tout au long de la rivière, de nombreux ponts bien suffisants pour permettre le passage des paysans et de leurs charrettes. Pendant le Deuxième guerre mondiale, lorsque Moscou a dénoncé les accords germano-soviétiques, l’Allemagne a bombardé les ponts pour empêcher le passage de troupes russes en direction de l’Allemagne et de ses alliés, dont faisait alors partie la Roumanie d’Antonescu. A la fin de la guerre, l’URSS a obtenu, à Yalta, que la partie roumaine située au nord de la Tisa lui revienne. Un contentieux que n’ont jamais oublié les Roumains, au même titre que celui de la Bessarabie. Et quand l’Ukraine a récupéré son indépendance, après la chute du communisme en URSS, elle n’a évidemment pas fait un geste pour rétrocéder les terres conquises à cette époque.
Cette situation pourrait bientôt changer. Elle devrait même avoir déjà changé. A proximité de Sighet, l’Union Européenne a en effet financé la construction d’un pont splendide, terminé depuis près de deux ans. Mais un conflit oppose les deux pays à propos de l’implantation et du statut des postes frontière. A chaque bout du pont ? Au milieu ? D’un côté plutôt que de l’autre ? De plus, l’Europe exige que ses frontières extérieures soient hermétiquement closes, ce qui revient à dire que le trafic international, en particulier de camions, pourrait passer le pont mais que les Ukrainiens, même d’origine roumaine, ne seraient autorisés à rendre visite à leurs cousins de Roumanie… Le pont reste donc fermé et gardé par des militaires en armes. Il est interdit de s’en approcher ou même de le photographier. Kafka est parfois un peu roumain.
Retour dans les environs immédiats de Sighet. Entre la voie ferrée et la route parallèle à la rivière Tisa, une grande prairie en contrebas, à peine marquée par quelques grandes croix de bois ou plutôt à ces portiques marquant l’entrée d’un monastère ou d’un cimetière, dans la tradition orthodoxe. Nous sommes aux confins de la Roumanie. Ce n’est donc pas un hasard si, à partir de 1948, le régime communiste roumain a choisi d’embastiller ici les prisonniers politiques dont le seul tort était de ne pas penser comme il fallait. Cette grande prairie marquée de quelques croix, c’était le lieu où les dépouilles de dizaines de prisonniers étaient enterrées, à la nuit tombée, dans une fosse commune ignorée de tous.
Deux des stèles rappellent qu’ont été jetés là des hommes comme Iuliu Maniu, politicien du Parti National Paysan, premier ministre en 1928, mort dans sa cellule de Sighet en 1953, et qui avait beaucoup œuvré pour le retour du roi Carol après son premier exil ; ou encore Dinu Bratianu, responsable du parti libéral, bête noire des communistes parce qu’il s’opposait à la collectivisation des terres . A l’époque, aucune inscription. Aujourd’hui, le nom, la date de naissance mais pas celle de la mort: les familles restaient sans nouvelles de leurs parents emprisonnés, de leur vivant et après leur mort. Et n’ont généralement pas retrouvé, après la Révolution, de documents permettant d’en savoir davantage.
A moins d’un kilomètre du cimetière des pauvres, au centre de la petite ville de Sighet, dans la rue portant désormais le nom de Cornel Coposu, un bâtiment jaunasse, apparemment semblable à la mairie voisine, abrite ce qui était alors la prison de la ville. Une prison sans histoire, réservée jusqu’en 1948 aux prisonniers de droit commun. Mais après la prise du pouvoir par les communistes, les premiers résistants de la région, les « jaquettes noires », prêtres, étudiants, intellectuels, prennent le maquis dans les montagnes proches. Arrêtés, ils constituent la première vague des détenus de Sighet, avant d’être envoyés dans d’autres établissements, loin d’ici, pour y être « rééduqués ». Ils sont alors progressivement remplacés par les anciens « dignitaires » des partis bourgeois (Maniu, Bratianu) ou par les évêques gréco-catholiques dont l’église vient d’être interdite. Sept d’entre eux mourront en prison.
A Sighet, sauf exception, pas de torture physique. Cette basse besogne a été préalablement exécutée par la Securitate, lors d’interrogatoires musclés qui se déroulent dans des locaux anonymes et inconnus de la population. Ici, la torture est autre, psychologique et physiologique. Isolement total, à peine dix minutes de « promenade » quotidienne sous l’œil des gardiens et des miradors, interdiction de parler ou de lever les yeux, pas de courrier, pas de visites, cellules sans chauffage, alimentation minimale, pas de médicaments ni de soins. Les plus jeunes résistent parfois. Pas les plus âgés. Ce sont eux qui seront jetés, augré des maladies ou de l’épuisement, dans la fosse commune du cimetière des pauvres.
Après la Révolution de 1989, la prison sera fermée et, quelques années plus tard, les écrivains Ana Blandiana et Romulus Rusan – qui sont aussi nos amis – se lanceront, avec l’Aide du Conseil de l’Europe, dans la réalisation d’un Mémorial aux victimes du Communisme. Le lieu est extrêmement émouvant, même si la présentation des différents thèmes de l’exposition, dans les cellules, ne fait volontairement pas appel aux grosses ficelles de l’émotion. Cellule après cellule, gros plan sur les familles déportées dans le Baragan, le travail forcé pour la construction du Canal du Danube…
Mardi 20 septembre
Dans une prairie, un chien blanc, comme errant, saute vivement entre haie et coteau. Impossible de l’approcher et seule une photographie nous confirmera après agrandissement que l’animal est la copie conforme de notre chien, adopté dans une SPA haut-savoyarde voilà deux ans. L’animal restait insensible à tout ordre lancé en français ou dans la plupart des langues que nous pratiquons un peu, anglais, allemand, italien, espagnol. Mais il a tout de suite réagi lorsque Rodica lui a dit Aici ! (ici), Jos ! (couché). Il a même fait mine de donner la patte lorsqu’elle lui a réclamé la Butsa. Pas de doute, ce chien trouvé dans les Alpes françaises était d’origine roumaine. Ainsi était levé le mystère de son tatouage, car il en avait un. Mais illisible et inconnu du vétérinaire de la SPA, pourtant informé de tous les tatouages d’Europe de l’ouest.
Et nous voilà imaginant l’histoire de ce long chien blanc, présenté comme un berger des Abruzzes. Affectueux, rapide, fuyant, il était venu des Carpates. Volé ou recueilli en Roumanie par des Tsiganes, il avait ensuite pris avec eux la route vers l’ouest et avait un jour fait étape en Haute-Savoie. Là, comme à son habitude, il avait fugué pendant quelques heures. N’avait-il pas pu retrouver le campement ? Ses maîtres avaient-ils repris leur route sans attendre son retour ? Ou bien, dans sa fuite, avait-il été renversé par une voiture, ce qui expliquerait la luxation de la hanche dont il est affecté et qui le fait courir sur trois pattes lorsqu’il revient, exténué, d’une nouvelle expédition nocturne ?
Mercredi 21 septembre
Sapinta. Le village au joyeux cimetière. Lorsque j’y étais venu la première fois, voilà une douzaine d’années, des femmes filaient encore sous le proche de leur maison. Aujourd’hui, certaines sont assises au même endroit mais se contentent de papoter. A l’approche du cimetière et de son église, quatre ou cinq estancos présentent de belles dentelles et des tapis aux teintes de gris et de vert. L’une de ces baraques sert aussi de buvette pour les paysans locaux.
Sur ce cimetière, tout a été dit, écrit, montré. Le lieu, que fréquentait volontiers Ceausescu, était et reste sublime. Pensez ! En 1935, un villageois nommé Ion Stan Patras se met à graver sur la croix de bois de chacun des défunts un dessin colorié relatant un moment particulier de sa vie, de ses passions, de ses travers.
Les croix sont uniformément peintes d’un bleu qu’on ne voit qu’ici. Le haut relief, peint de couleurs vives, insiste avec humour sur le goût prononcé pour l’alcool de prunes, l’amour porté aux femmes par un bellâtre sur le retour, une vie passée derrière le comptoir d’une épicerie, la sévérité d’un maître d’école ou l’assiduité d’une paysanne à son rouet.
Chaque croix porte aussi, au-dessous du haut-relief, un texte gravé consacré au défunt, à ses travers ou à telle anecdote ayant marqué la mémoire du village. Le choix des dessins et des textes fut jusqu’à 1977 le privilège du seul Ion Stan Patras. Désormais, près de l’église, une croix ni plus grande ni plus petite que les autres présente, le portrait joyeux, engageant, fraternel, d’un homme portant chapeau de paille : Ion Stan Patras.
Jeudi 22 septembre
Dans un village voisin où s’affrontent orthodoxes et gréco-catholiques, des prêtres de chacune des confessions, plus sages que leurs collègues, avaient décidé, en accord avec leurs paroissiens, de « partager » l’unique église, originellement gréco-catholique puis annexée par les orthodoxes après l’avènement des communistes, d’une manière particulièrement inventive : un dimanche, ce serait le prêtre orthodoxe qui officierait, le prêtre gréco-catholique étant présent dans l’église parmi les fidèles des deux cultes et, le dimanche suivant, le prêtre gréco-catholique officierait à son tour, en présence de son collègue orthodoxe. Le premier dimanche, tout s’est bien passé mais, les jours suivants, l’évêque orthodoxe de Baia Mare est intervenu fermement pour interdire de telles pratiques. Il n’y eut donc jamais de deuxième dimanche, ni de messe dite par le prêtre gréco-catholique en présence de son collègue orthodoxe.
A Vadu Izei, la situation est également tendue. Les orthodoxes, qui occupaient depuis 1948 l’église originellement gréco-catholique, y sont restés après 1990, malgré les réclamations des gréco-catholiques finalement sortis de l’ombre. Quelques années plus tard, ils ont décidé de construire une nouvelle église orthodoxe. Lorsqu’elle a été terminée, ils y ont transféré leur culte mais, pour empêcher les gréco-catholiques de récupérer l’ancienne, ils l’ont purement et simplement détruite, persuadés que leurs adversaires n’auraient pas les moyens de bâtir la leur et resteraient ainsi sans lieu de culte. Ils se sont trompés : la nouvelle église gréco-catholique est pratiquement terminée. Pas sûr qu’à Vadu Izei, la guerre des religions soit terminée pour autant.
Vendredi 23 septembre
De Vadu Izei à Vama. Longue route, fastidieuse mais belle. Splendides passages d’altitude, quelques bolets frais achetés à une Tsigane sur le bord de la route, puis une descente en pente douce jusqu’à Viseu de Sus. Petite étape pour rechercher la gare d’où part le dernier train à vapeur forestier de Roumanie – et peut-être d’Europe. Elle se trouve tour au fond de la vallée, aux confins imprécis du village et de la montagne. Les locomotives sont absentes, travaillant sans doute sur chacune des deux voies qui desservent la montagne. La clôture s’entrouvre, laissant apercevoir quelques entrepôts, quelques herbes folles, beaucoup de crasse et, sur une des voies, une fourgonnette d’antan dont les pneus ont été remplacés par des roues métalliques adaptées à l’écartement des voies.
Nous souhaitions prendre place à bord du train mais pas de celui, touristique, qui fait l’aller-retour une fois par jour à la belle saison. Non, dans celui qu’utilisent les bûcherons, le lundi matin pour gagner leur lieu de travail, le vendredi soir pour en redescendre, et chaque jour de la semaine pour acheminer jusque dans la vallée les énormes billes de sapin qui font la richesse de la région. C’est impossible aujourd’hui. Nous reviendrons.
La route reste somptueuse, même si les forêts de grands sapins cèdent peu à peu la place à des prairies d’alpage dans lesquelles paysans et paysannes font à la faux et à la fourche les foins nécessaires aux durs et longs hivers. Au sud, nous apercevons, culminant à plus de 2300 mètres, les Monts Rodnei. Au col Prislop, nous quittons la Transylvanie pour entrer en Bucovine et en Moldavie. Désormais, les rivières filent devant nous. Les villages infimes se succèdent, voici Carlibaba et peut-être ses quarante voleurs, Cicanesti et, finalement, Iacobeni où nous rejoignons la route principale.
Il ne nous reste plus qu’une vingtaine de kilomètres pour atteindre Vama, petit bourg qui disparaît dans la nuit naissante. La Casa Alex devrait nous servir de base pour la visite d’une première salve de monastères peints, jusqu’à Putna, tout au nord de la Bucovine, à deux pas de la frontière ukrainienne.
Samedi 24 septembre
A une vingtaine de kilomètres de Vama, le monastère de Voronet, considéré comme un des plus beaux de Moldavie, ne nous laissera pas un souvenir impérissable même si, à cette saison, les touristes ne s’y bousculent plus trop. L’enceinte en est exiguë, ce qui explique sans doute pourquoi les vues de l’église et des peintures manquent singulièrement d’air et de recul. Mais surtout, ce qui apparaît ici et se retrouvera plus loin, c’est le côté suranné et affairiste de ces entreprises que constituent les monastères. Tout n’y est qu’argent et que vente : un prix pour l’entrée, un autre pour le droit de photographier, un troisième pour celui de filmer. Sans compter les multiples objets proposés au visiteur, prospectus en trois ou quatre langues (ce qui est bien), cartes routières, icônes plus ou moins maison, chapelets, etc.
Dans tout cela, point de religion, c’est en athée que je le constate en le regrettant presque. Certes, une ou deux moniales sont agenouillées et prient dans l’église tandis que dans le jardin, une autre passe en portant une casserole de soupe au chou. Mais l’ensemble reste froid, comme sans âme. Sans doute après tout ma déception vient-elle du fait que j’en avais trop attendu. Tant il est vrai qu’hormis Rimet, en plus de trente ans de Roumanie profonde, je n’avais jamais eu à ce jour l’occasion de m’approcher d’un monastère peint. Peut-être aussi le syndrome Rimet y est-il aussi pour quelque chose. Là-bas, les moniales gagnent de l’argent, c’est vrai, mais elles travaillent beaucoup (agriculture, tapis, icônes), ne font payer d’entrée à personne mais au contraire, après la messe du dimanche, accueillent à table tous les fidèles qui le souhaitent ou en ont besoin.
Au milieu de notre tournée des monastères, halte dans le petit village de Ciprian Porumbescu, du nom du compositeur roumain, dont une œuvre est devenue quelque temps l’hymne national roumain. Le musée, qui fut Casa de Cultura pendant le communisme, appartenait auparavant à un vieux boyard hongrois, mort et enterré ici sans enfants ni héritiers. Or, voilà que des gens de Budapest se sont récemment fait connaître et qu’ils réclament, au nom des nouvelles lois roumaines, la restitution de ce lieu effectivement splendide, surplombant une vallée encore intacte et les eaux claires d’une petite rivière. Ils ne sont pas eux-mêmes les descendants des propriétaires et ignorent sans doute tout de Porumbescu, dont la tombe se trouve au cimetière local parmi celles de ses ancêtres. Ainsi, dans son propre village, Porumbescu risque de n’avoir plus ni mémorial ni musée. Quant à notre guide, il ne semble pas encore complètement résigné au sort qui lui est promis, devenir retraité une deuxième fois.
Face à la cuisine, au bord d’une rue en pente ne débouchant sur rien et accueillant force oies, poules et canards, une maison comme les autre abrite discrètement l’église des Adventistes. Comme quelques autres sectes, ils ont pris leur envol après 1990. Ils baptisent à tout prix. Par exemple, ils promettent un travail provisoire et illicite en Espagne, pour quelques mois, à condition que l’heureux bénéficiaire se convertisse. Et ça marche !
Reprenons la grande route qui mène vers l’Ukraine. A quelques kilomètres, bifurcation à droite et, un peu plus loin, voici le monastère de Dragomirna et son église. Avec 42 mètres de haut, elle est la plus haute de Moldavie. Sa largeur de 9,60 m seulement la rend particulièrement élancée. Comme si les bâtisseurs, aux premières années du XVIIème siècle, avait eu l’intuition des formes modernes d’un Modigliani ou d’un Giacometti.
Dimanche 25 septembre
Le monastère de Moldovita est l’un des établissements monacaux les plus anciens, d’une grande importance historique; depuis des siècles, il surveille la frontière de la Moldavie du Nord, sur un plateau bordé par deux ruisseaux, la Moldovita et la Ciumârna. Le voïvode Petru Rares, grand amateur d’art tout comme son père Étienne le Grand, fit construire l’actuelle église en l’an 1532. L’inscription votive originale, en slavon, est gravée dans la pierre, à gauche de l’entrée, sur la façade sud de l’église. À cette même époque, Rares fit entourer l’église de remparts et de tours qui lui confèrent un aspect de forteresse.
C’est à Radauti que nous terminons la journée. Pour Rodica, Radauti a toujours signifié ville de ploucs. C’est ainsi qu’on en parlait à Bucarest, quand par hasard on en parlait. Mais la ville, moyenne, proprette, fleurie, vaut mieux que ça. Sur la route de Siret et, donc, de l’Ukraine, elle est à l’image de ces confins d’empire où les guerres, les invasions, le commerce ont mêlé des populations d’origines diverses. Il reste ici, en particulier, une synagogue et quelques familles juives, les rares à n’avoir pas été déportées et exterminées. Il reste aussi la plus vieille église de pierre de Roumanie, construite en 1359 sur un plan roman. Il y fait sombre et des siècles d’encens et d’exhalations humaines ont recouvert les icônes d’un voile de crasse et d’ombre mais le lieu, petit, ne manque pas d’âme et quelques vieilles y passent, agenouillées, la fin de la journée.
Sur le chemin du retour, un détour par Solca. Nous nous engageons dans la rue centrale pour tomber face à la lourde muraille du monastère, devant laquelle se sont regroupés une cinquantaine de villageois plus ou moins endimanchés. Devant la grille fermée de ce qui fut, avant faillite, une importante fabrique de bière, un orchestre de trois personnes, synthé, saxo et trompette, beugle sur des haut-parleurs saturés quelques danses paysannes, dans une indifférence quasi-générale, sauf un couple touchant, la soixantaine, lui en blouson marron et chapeau fripé, elle en vieille robe prince de Galles et pantoufles bleues, qui tourne à en perdre haleine et en redemande lorsque les musiciens ont la mauvaise idée de s’interrompre. C’est la saison des mariages, célébrés lorsque moissons et foins sont enfin rentrés, et c’est bien sûr un mariage qui fait patienter ces villageois jusqu’à l’apparition des mariés, riches de leur double promesse sanctifiée par un pope grandiloquent et machinal.
L’attente s’éternise, les enfants s’impatientent et certains commencent à courir entre les adultes. Trois d’entre eux, plus effrontés, mènent le bal. La foule est à la fois réprobatrice et complice. Comment ne pas sourire, en effet, devant les farces du plus brun des trois garçons, sept ou huit ans, qui se révèlera d’ailleurs être une fille. Leur père, un rien édenté, les encourage d’une grimace tandis que la mère, plus sensible au regard des gens sages, s’efforce de les calmer. Tous sont tsiganes et néanmoins villageois à part entière, ce qui ne va pas de soi. La mère finit par obtenir de ses trois monstres qu’ils s’assoient au bord du trottoir, devant leurs parents, le temps d’une photo que je promets de leur envoyer.
Mardi 27 septembre
Grand départ après quatre jours de halte en Bucovine. Ce soir, nous serons repassés en Transylvanie mais la route est longue est biscornue. Soudain, Rodica sursaute et me demande de m’arrêter. Elle vient d’apercevoir un panneau indiquant le lieu où, jeune enseignante, elle a passé dès 1971 de nombreux étés dans un camp de Pionniers. J’imaginais qu’elle aurait gardé de cette période le souvenir maussade d’un embrigadement collectif. Pas du tout. Elle est émue aux larmes. Nous franchissons la voie ferrée et le portail sans gardien, au-delà de deux plaques contradictoires : Bienvenue-Welcome et Interdit aux personnes étrangères. Le lieu n’a guère changé. J’ai l’impression que, si des gosses se trouvaient au camp, Rodica pourrait quasiment reprendre du service.
Monastère de Humor. Il faut laisser la voiture sur une placette et gagner à pied, par une allée bordée d’étals de broderies et de vêtements de bergers, traditionnels et usagés, un petit monastère à dimensions très humaines, délimité par une simple enceinte de bois et associé à une haute tour de pierre, témoignage d’époques troublées. Dans l’allée, Rodica s’intéresse aux vêtements paysans anciens. A Voronet, elle a déjà acheté une veste de berger à broderies sur peau. Ici, ce sera une pelisse paysanne, cuir à l’extérieur et longue fourrure de mouton à l’intérieur. Beaux objets, dont la particularité est d’avoir été portés. Les personnes âgées se défont des trésors de leur dot ou de leur vie, par besoin le plus souvent. Que faire ? Ne pas acheter ces objets ne les empêcherait pas de l’être par d’autres. Dès lors que leurs propriétaires ont franchi le pas et extirpé de la lourde armoire familiale ces témoignages d’une vie en voie de disparition, rien ne les y fera plus rentrer.
Au sortir de là, brève halte sur le bord de la route. Une demi-douzaine de paysannes vendent miel, compotes et confitures. Rodica raffole de ces miels parfumés, autant que des confitures de prunes noires ou de griottes plus noires encore. Nous emporterons finalement un plein carton de bocaux, achetés à égalité à chacune des vendeuses.
Il n’est plus temps de lambiner. Nous devons rapidement quitter cette large et monotone plaine moldave et, après Piatra Neamt, nous attaquer aux premiers reliefs, qui deviennent progressivement aussi escarpés et abrupts que des massifs alpins. Les gorges de Bicaz sont aussi étroites que peuvent l’être des routes serpentines de Haute-Provence. Hélas, peu avant le col, les rares esplanades permettant de contempler, en direction du ciel, de sublimes falaises, ont été consenties à une kyrielle de vendeurs d’artisanat plus ou moins régional, implantés à la queue-leu-leu dans des baraques de menuiserie encore fraîche.
Et là, surprise : parmi les prospectus et colifichets, une carte imprimée sur papier d’art, celle de la Grande Roumanie, semblable à celle que nous avions déjà trouvée, un rien effarés, dans une librairie de Pecs, en Hongrie. Là-bas, c’était déjà choquant, comme peut l’être à Tel-Aviv une carte du Grand Israël englobant la Palestine et la Jordanie ainsi qu’une partie de la Syrie et du Liban. Y figurent des pans entiers de la Croatie, de la Serbie et de la Slovaquie, quelques arpents de l’Ukraine mais surtout l’ensemble de la Transylvanie roumaine, d’Oradea à Cluj en passant par Brasov et Timisoara.
Selon cette carte-ci, nous nous trouverions ici Hongrie ! Un peu comme si la carte de l’Allemagne englobait, outre l’Autriche et quelques territoires de l’Est, l’Alsace et la Lorraine. La Hongrie, qui cautionne et parfois soutient de telles publications et un tel état d’esprit, représente un véritable danger, trop négligé par les Européens. On reproche à juste titre à la Turquie de refuser de reconnaître Chypre mais on serait bien avisé de mettre un bémol au nationalisme hongrois, que je n’ai cessé de ressentir lors de deux voyages en Hongrie, l’année dernière, alors que le pays venait d’entrer dans l’Union Européenne.
Un peu plus haut encore, voici le Lacu Rosu, le lac rouge, dont je ne veux pas savoir de quel nom les Hongrois l’affublent. Le moment est d’autant plus beau que les eaux sombres, de modeste superficie, reflètent entre les sapins l’intense lumière rouge du sommet dénudé de la montagne, inondé par le soleil du soir.
La chaîne des monts Hasmas ainsi franchie, voici après une belle descente celle des monts Giorgeu, moins spectaculaire mais presque aussi escarpée. Et enfin Gheorgheni, gros bourg que nous contournons par le nord-est, à peine le temps d’apercevoir, sur le bord de la rue menant à Toplita, la façade arrondie d’une synagogue revêtue de signes hébraïques. Les Juifs, interdits de terre, se mettaient au service de puissants boyards, propriétaires de domaines immenses dont ils confiaient la gestion à ces mêmes Juifs qui, devant rendre comptes et finances au maître, ne pouvaient qu’être ressentis comme des exploiteurs par les paysans. D’où l’aversion dans laquelle ils les tenaient. Mais ce ressentiment, à la différence d’autres pays d’Europe, ne s’est jamais traduit par des pogroms. Donnons-en acte aux Roumains et aussi, pourquoi pas, aux maîtres hongrois de l’époque.
Cinq kilomètres plus loin, Lazarea, un village au nom roumain mais entièrement peuplé de Hongrois ou plus exactement de Sicules, branche spécifique du peuple hongrois. La nuit tombe, mais pas suffisamment pour masquer la grise indigence de ce village long de plusieurs kilomètres et large d’à peine cent mètres. Un panneau, Info-Turism, et un chemin de terre, à gauche, jusqu’à une maison d’allure banale, de plain-pied, marquée elle aussi par ce même panonceau. Nous avons annoncé notre venue par téléphone. Rapidement, un jeune homme nous ouvre le portail sur une cour sans voiture. Il se prénomme Lehel, parle français et roumain bien qu’il soit de culture hongroise.
C’est lui qui nous guide jusqu’à une chambre cachée derrière une cuisinette. Les lieux viennent manifestement d’être abandonnés par d’autres occupants mais pas par des touristes de passage puisque leurs brosses à dents sont restées dans le minuscule cabinet de toilette. Non. C’est la famille Papp tout entière qui vient de se réfugier dans la modeste cabane occupant l’arrière de la cour. Ils seront trois, cette nuit, la mère et ses deux enfants, à dormir dans une pièce unique pour pouvoir nous louer une chambre à quinze Euros. Nous leur laisserons bien plus, prétextant l’usage supplémentaire d’une petite pièce voisine à usage de bureau. Malgré les apparences un rien bourgeoises, nous sommes ici dans une famille pauvre.
Lehel a vingt ans. Il étudie le marketing à l’Université hongroise de Cluj. Ce que gagne sa maman, veuve, avec la location de deux chambres pendant l’été, sert à payer l’année de colocation de son fils. Pour le reste, il fait des petits boulots et veut monter avec sa copine une société de coursiers à vélo, dans la ville de Cluj au début, au-delà ensuite. Nous parlons de son projet, de l’obligation d’exactitude, des relations avec les coursiers pigistes, du risque de concurrents émergeants en cas de succès de son projet. Si ça ne marche pas, il tentera peut-être sa chance à Budapest, où il a déjà passé plusieurs mois.
Mercredi 28 septembre
Douche froide en pays sicule. Un indice aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Nous accueillant pour la première nuit dans sa maison vide, Emma Papp avait tenu à informer Rodica, identifiée comme Roumaine que, la nuit suivante, l’autre chambre serait occupée par des Hongrois. Elle lui demandait si cela ne la dérangeait pas mais, à sa question, on pouvait comprendre que cela risquait surtout d’indisposer les Hongrois. Et que ça la gênerait sans doute aussi de montrer aux Hongrois qu’elle-même parlait roumain en accueillant des touristes roumains…
Gheorghieni. Le seul feu rouge est en panne depuis toujours, la place centrale, proprette, est entourée de bâtiments à l’allemande, certains décatis, d’autres restaurés, d’autres encore remplacés par des immeubles modernes ou rénovés, inutile insulte à un passé qui a dû être prospère. Rodica se souvient de la silencieuse violence qui marqua longtemps, dans cette région autonome hongroise, les contacts entre Roumains et Hongrois, qui refusaient obstinément de répondre en roumain ou de servir, dans les magasins, des clients parlant roumain. Nous nous rappelons aussi les journées passées ensemble à Tirgu-Mures, en 1990, lors d’affrontements ethniques qui avaient fait plusieurs morts. C’est d’ailleurs à cette occasion que nous avions aperçu pour la première fois l’homme à la barbe blanche, Voican Voiculescu, âme damnée d’Iliescu et Roman, ordonnateur du procès et de l’enterrement des Ceausescu et, sans doute, manipulateur des événements de Tirgu Mures. Descendus de leurs villages respectifs, paysans hongrois et roumains avaient finalement regagné leurs fermes en laissant quelques-uns des leurs sur le carreau.
Sur la pointe des pieds, Rodica est entrée dans une banque, puis dans une boulagerie, puis dans une échoppe pour téléphones mobiles, puis dans un grand bazar. Certaines vendeuses parlent le roumain avec un mauvais accent, certes, mais toutes le parlent. Elles font appel à une collègue si un mot leur manque. Rodica est ressortie rassurée. Ici au moins, la guerre des langues appartient au passé.
Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Nous n’aurions jamais dû, de retour à Lazarea, visiter le château. D’abord parce que, malgré quelques restaurations faites à la va-vite, il n’est encore que ruines et décombres. Ensuite parce que, traversant les ruelles à sa recherche, nous n’avons pu obtenir de personne la moindre réponse en roumain. Les plus âgés qui, au temps du communisme, étaient pourtant tenus de le baragouiner, gardaient le silence et un gamin à vélo, appartenant à la jeune génération autorisée à n’étudier le roumain que comme langue « étrangère », s’est contenté de répondre, provoquant : Nu stiu romanesc (je ne sais pas le roumain) en se retenant de cracher par terre. Plus tard dans la journée Rodica s’est rendue seule dans le centre du village. Elle avait besoin de quelques menus objets mais nulle part on n’a voulu accéder à sa demande, nulle part on ne l’a servie.
Ce comportement est suicidaire pour les habitants. On l’a vu, même pour travailler dans un magasin de Gheorghieni, le patron pourtant hongrois exige que ses employés puissent s’exprimer en roumain. Même chose s’ils veulent avoir un quelconque avenir à Cluj ou Bucarest. Pour ces enclavés de l’intérieur, prisonniers d’eux-mêmes, le seul espoir se trouverait donc en Hongrie. Si cette région se trouvait à proximité immédiate de la frontière hongroise, leur attitude pourrait relever d’un plan prémédité pour le rattachement à leur patrie originelle. Mais ils sont ici comme naufragés abandonnés sur un îlot hongrois perdu dans l’océan roumain.
Jeudi 29 septembre
En route vers Sighisoara, nous faisons halte à Odorheiu Secuiesc, que la vendeuse des Gorges de Bicaz nous avait indiqué comme le lieu d’impression de la fameuse carte de la Grande Roumanie. Nous craignons le pire mais ne verrons que le meilleur. Au centre-ville, une mairie aux couleurs de l’Europe et, dans les magasins, des gens presque aussi serviables qu’à Gheorghieni. Petit tour du côté de la gare et du marché où quelques Tsiganes à chapeau nous interpellent pour nous vendre je ne sais quel Bon du Trésor. Le lieu est plutôt sale, les raisins assaillis de guêpes, les légumes fanés. La saison a été pauvre, les légumes sont médiocres et chers, les clients rares. Le marchand auquel nous achetons quelques prunes nous en révèle l’origine. Il semblerait que des bandes de Tsiganes assaillent les paysans au sortir de leur ferme, les obligeant à leur vendre leurs produits à petit prix, quand ils ne les leur volent pas tout bonnement, sous la menace.
Sighisaoara, Schässburg, Segesvar. A l’entrée de la ville, le panneau est rédigé en trois langues, roumain, allemand, hongrois. Usines à l’abandon, immeubles sans âme. Ceausescu voulait donner un travail et un logement à tout le monde. Louable intention. Hélas, les usines sont aujourd’hui presque toutes abandonnées, et les immeubles dans un piètre état. Je me souviens du début des années 70, quand tout fonctionnait ou semblait fonctionner. C’était pour les Roumains un nouvel âge d’or. Il n’en reste que décombres.
Les abords de Sighisoara sont cataleptiques mais la ville est assez plaisante. Les vieux jouent aux cartes sur les tables du jardin public, les jeunes rient ensemble ou s’émeuvent, solitaires, en lisant leurs messages sur un téléphone portable. Les ruelles menant vers la vieille ville sont fleuries, la vigne grimpe jusqu’aux étages et encorbelle les balcons. Un con au crâne rasé fait rugir sa Yamaha 1000 sous un porche bientôt millénaire. Dans la Cetatea, à l’ombre de la grande tour à horloge, un Vlad Tepes plutôt facétieux contemple ses ouailles et ses adeptes. A l’origine du mythe de Dracula, Tepes est partout, et surtout dans la maison qui aurait abrité sa naissance. Son père, Vlad Dracul, vivait ici à la date présumée de la naissance de celui qu’on nommerait avec terreur « l’Empaleur . La maison abrite désormais un restaurant appartenant à une américaine folle de Dracula. Peu lui importe la vérité historique. Parmi les nombreux prospectus proposés, celui d’une agence de voyages qui, en divers lieux du pays, propose des nuits d’épouvante dans des hôtels pour riches gogos.
Vendredi 30 septembre
De Sighisoara à Biertan, une trentaine de kilomètres, plein ouest. Paysages vallonnés. A Sarosu pe Tarnave, architecture typiquement « saas » (saxonne). Le village été presque entièrement abandonné par ses habitants allemands, après 1990. Les Tsiganes les ont remplacés et l’état de maisons comme des rues s’en ressent. Pour les Tsiganes, même sédentarisés, une maison semble n’être qu’un abri de passage, dans lequel rien ne compte sauf le toit. Sans contester le droit des Tsiganes au logement, il faut constater que tout un patrimoine est en train de disparaître irrémédiablement. La faute aux autorités roumaines ? Peut-être. Mais la faute, surtout, à ces Allemands installés dans la région depuis plus de huit siècles et qui, alors même que la liberté se profilait enfin après la chute de Ceausescu, ont choisi de regagner une Allemagne avec laquelle ils n’avaient guère de liens, mais qui présentait l’avantage d’un niveau de vie incomparablement supérieur à celui de la Roumanie. Certains le regrettent aujourd’hui, dit-on, et voudraient revenir ou en tout cas récupérer leur maison. Même s’ils en ont le droit, ce qu’ils trouveront à Sarosu pe Tarnave ne sera que ruines et que remords.
Biertan, qui se nommait aussi Birthälm, est inscrit depuis 1993 au patrimoine mondial de l’Unesco et, en été, les autobus s’y pressent. Le replat sommital de la colline ne doit pas compter plus de 100 mètres carrés. C’est pourtant là, à l’abri de hautes fortifications, qu’a été construite, tout en hauteur et en style gothique, l’église fortifiée. La première trace de l’implantation remonte à 1283 tandis que cette église a été édifiée sur les ruines d’une basilique catholique entre 1490 et 1524. L’évêché évangélique luthérien de Transylvanie y eut son siège de 1572 à 1867. L’autel a été peint par des artistes de Vienne et de Nuremberg. Mais le plus inattendu est sans doute la porte de la sacristie. Beau bois sculpté côté nef et épaisses planches côté sacristie, où était gardé le trésor, ce qui explique la présence d’une invraisemblable serrure à machines, complexe et résistante à souhait.
Dans le village, un édifice pas comme les autres, la « Bastille matrimoniale » (Ehegefängniss). On y enfermait, avec un lit, une table, deux chaises et quelques ustensiles de cuisine, les époux désireux de se séparer. Ils ne pouvaient en ressortir que lorsqu’ils avient renoncé à leur projet. Méthode efficace : il n’y a eu à Birthälm, en 300 ans, qu’un seul divorce. Mais l’effet de la Bastille était surtout préventif. Dans cette société puritaine, on redoutait d’être enfermé là, au su de tous, et la plupart des couples en bisbille se rabibochaient avant même d’y être enfermés. Quant à ceux qui y étaient tout de même amenés, ils se retrouvaient en couple comme au premier jour de leur mariage, avec le confort en plus et sans la pression des travaux agraires ou de l’entretien des enfants. Nombreux parmi eux recommençaient à s’aimer.
Lundi 3 octobre
Nous avons quitté Stremt, traversé Alba Iulia où j’ai revu la façade de l’hôtel Transilvanei où nous avions habité aux premiers jours de l’après-Révolution. A Sebes, les façades germaniques portent à nouveau quelques inscriptions en allemand mais le parc public accueille surtout des Tsiganes à chapeau noir. Nous n’avons pas le goût de faire halte à Sibiu, chargée d’histoire mais dont nous préférons garder un précédent souvenir. Quelques kilomètres plus loin, nous choisissons de passer par Brasov plutôt que par Pitesti. Dans un des premiers contreforts des monts Fagaras, nous achetons à un berger installé sur le bord de la route quelques-uns de ces fromages qu’on ne trouve que dans la région, fumés ou enserrés dans un épais tube de bois.
L’Olt à peine franchie, première grande tristesse dans le petit village de Cincsor, dont l’église fortifiée ne devrait pas tarder à s’écrouler et dont les murailles, à moitié mangées d’indifférence, marquent le centre d’un cercle de maisons basses dont on devine encore les couleurs pimpantes. Troupeau d’oies blanches et menaçantes, aboiement agressif d’un chien heureusement retenu par la barrière bancale d’une cour débarras, regard des rares habitants, renfrognés et vaguement inquisiteurs. Les Allemands ont quitté en 1990 leurs terres ancestrales et les autorités d’alors, sans doute soucieuses de loger des miséreux mais aussi de glaner leurs voix et d’éloigner leurs nuisances, y ont installé des familles tziganes. En moins de dix ans, ces villages autrefois prospères et proprets sont devenus des bauges en décomposition. La faute aux autorités complaisantes ? Aux Allemands déserteurs ? Aux Tsiganes irrespectueux ? Non. La faute à l’Histoire, tout simplement.
Encore treize kilomètres et nous voici à Viscri. Le Routard en parle, le guide OVR de Martine et Jean Bovon aussi. Moment d’intense bonheur, comme si l’épanouissement ne pouvait être qu’au bout de l’épreuve. Oh, bien sûr, la rue qui monte presque droite entre deux rangées très éloignées de maisons contiguës à l’allemande, est à l’image de la route qui nous a amenés jusqu’ici, ravinée de terre et d’ornières, chahutée par quelques gamins, des canards et des oies. La population est comme absente, le village presque désert, mais les maisons peintes de fraîches couleurs vives, bleu, vert, jaune, ont les apparences de la sage opulence.
Dans le seul magasin, que vient ouvrir une jeune femme blonde qu’après qu’un maçon à truelle l’a appelée par-dessus le mur, rien à vendre ou presque. Un vieux métier à tisser occupe le centre de la modeste pièce au parquet de bois sommaire, des gants, bonnets et chaussettes aux laines écrues pendent à quelques présentoirs, le rebord des fenêtres offre quelques poteries bleues. Tout ça est charmant mais rien ne nous tente vraiment. Rodica fait l’emplette d’une paire de gants. Et nous parlons. La jeune femme, originaire du village voisin de Bunesti, est venue ici pour épouser le garçon de son cœur, un jeune paysan. Les chaussettes sont tricotées par un groupe de femmes du village et exportées jusqu’en Allemagne. Les bénéfices concourent en partie à la restauration du village mais les grands travaux sont financés par des mécènes avec le soutien de l’Unesco, qui a classé Viscri au patrimoine de l’humanité comme elle l’a fait pour Biertan. Toutes les façades de la rue centrale et de celle, pavée de boulets et montant vers l’église fortifiée, ont été restaurées ou sont en cours de l’être. Mais l’intérieur des maisons est souvent resté en l’état, cette partie des travaux restant à la charge des propriétaires. On se trouve donc un peu face à un décor de théâtre, qui devrait pourtant retrouver complètement vie dans les années à venir.
Tout cela, on le doit d’abord à une petite bonne femme, rayonnante et enthousiaste, qui nous interpelle d’une fenêtre dans la rue de l’église. Elle se nomme Caroline Fernolend. Elle est une des rares descendantes des Saxons originels à avoir choisi de rester. Depuis des années, elle se battait pour sauver son village mais sa chance, ce fut de réussir à y intéresser le prince Charles, grâce à qui de grands sponsors ont décidé de débloquer des fonds. Aujourd’hui, tout n’est pas gagné mais l’élan est sans doute irréversible. Caroline nous fait grimper dans sa Dacia. Voici une maison massive, un porche sous une tour de défense et, au-delà, l’église au fronton de laquelle ont été inscrits les noms – allemands – des morts des deux guerres mondiales.
Le plus intéressant est dans le revers de la muraille, entre l’église et le monde extérieur. Ici, chaque famille disposait d’une cellule dans laquelle elle pouvait faire provision de grain et de lard. Quand les ennemis – souvent les Tatars – s’approchaient trop, les familles se réfugiaient à l’abri des murailles et pouvaient tenir un siège de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, grâce aux vivres accumulés et à un passage secret permettant d’accéder à un puits, plusieurs mètres en contrebas. Aujourd’hui, les familles sont parties mais les coffres à grains sont toujours là.
Mardi 4 octobre
Sur la route qui nous ramène à la vallée, une théorie de femmes à fichu ramasse les pommes de terre sous le regard indifférent d’un christ peint sur tôle. Un tracteur rouge et fumant dépasse fièrement le char tiré par un cheval et guidé par un jeune paysan. Cela ressemble à la fable du lièvre et de la tortue. Dans l’état où sont les tracteurs et au prix qu’atteignent les carburants, pas sûr que le moteur damera avant longtemps le pion au quadrupède.
A Carta, nous nous engageons sur la route du Transfagarasan qui sera fermée dans quelques jours, le 15 octobre, pour ne rouvrir qu’au milieu de printemps. Elle commence en pente douce, bordée de peupliers ronds, mais serpente dès les premiers sapins et s’enfonce ensuite entre des vallées successives s’ouvrant sur la vallée centrale, large, imposante, et dominée là-haut par des sommets qui culminent à plus de 2500 mètres. Ce passage, initialement ouvert par Ceausescu avait pour but de ménager un réduit où ne pourraient pas pénétrer les envahisseurs russes !
La route est quasiment déserte, à peine deux ou trois voitures jusqu’au petit replat où frissonne la dernière vendeuse de souvenirs. Grand soleil mais air de plus en plus frais. Le thermomètre de bord indique six degrés. Au sommet, on sera sans doute pas loin de zéro. Les sapins disparaissent, laissant place à des flancs abrupts à la cassure desquels pousse une herbe maigre et frisée, d’un vert très thé, avec de minuscules scintillements électriques. La route déplie ses zigzags, accrochés à la roche, comme les segments d’un mètre de charpentier. Quelques roches jonchent le goudron. On est prié de ne plus klaxonner, pour éviter les vibrations qui pourraient faire s’en décrocher de nouvelles. Enfin. une esplanade. Nous avons atteint le col, à 2000 mètres et des poussières.
Balea Lac. Une grosse femme emmitouflée a déployé ses cartes postales pour des clients qui se font attendre. Le lac n’est pas cette simple mare au bord de la route. Le paradis doit se mériter. Il faut monter encore avant de plonger dans un miroir métallique et sombre entouré de rochers abrupts. Une auberge vient au bord de l’eau rompre le sortilège mais le lieu a quelque chose de magique qui justifie que de petits groupes de randonneurs aguerris se donnent rendez-vous, à la belle saison, à Balea Lac.
Un tunnel d’altitude, quelques centaines de mètres, et nous voici sur le versant sud, moins mystérieux, moins romantique mais majestueux tout de même. C’est la Valea Caprei, la Vallée des chèvres. La roche se mêle à la caillasse, on se croirait au sommet du Ventoux ou dans les contreforts de la Drôme alors que, de l’autre côté, on était franchement dans les lacets interminables et resserrés des grands cols alpins. Nous ne sommes pourtant pas encore tirés d’affaire, partis que nous étions de si haut. Nous descendons, certes, mais lentement, par paliers montagneux. Toujours aussi peu de circulation mais finalement, dans l’entrebâillement des sapins, une surface bleue autrement plus vaste et plus claire que Balea Lac. Quelques pins méditerranéens ont enseveli le maigre parapet sous leurs aiguilles odorantes. Le bleu des eaux, ciselé des toupets des pins, prend des allures de calanque méditerranéenne et, au-delà, le vert plus sombre et plus dense des milliers de sapins ferait plutôt penser à un fjord norvégien. Nous sommes au bord d’une retenue artificielle, la plus garde de Roumanie, dont le haut barrage se trouve encore loin, une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau mais près de trente en suivant les caprices de petits cours d’eau qui viennent apporter leur obole à la fée électricité.
Cette fois, nous plongeons vers la civilisation. Nous avons définitivement quitté la Transylvanie et ça se voit, ça se hume. La misère, partout présente, est plus visible ici, les maisons plus sommaires, l’air comme plus poussiéreux. Les kilomètres qui nous séparent de Curtea de Arges dont décatis et essoufflés. Même l’entrée dans cette petite ville, qui fut pourtant l’une des premières capitales princières de la Valachie et où reposent les rois de Roumanie.
Le centre de Curtea de Arges tient en deux rues parallèles, animées par des volées de lycéennes joyeuses et désinvoltes prenant pourtant le soin de se signer en passant devant la croix marquant l’entrée du monastère. La légende veut que la construction de l’église, au XVème siècle, ait été compromise par des glissements de terrain, des inondations et autant d’incidents qui amenèrent l’architecte à enjoindre son maçon, Manole, de sacrifier, en offrande à Dieu pour le bon achèvement des travaux, la première femme qui se présenterait à lui. Manole travaillait lorsque se présenta la première femme. C’était la sienne, qui venait lui apporter son repas ! Cas de conscience tragique. Manole ne balança pas. Le sens du devoir fut le plus fort. Il emmura vivante sa pauvre épouse, dont les cris puis les sanglots finirent par s’estomper. Alors, les murs s’élevèrent plus facilement, les inondations cessèrent, les glissements de terrain s’interrompirent et l’église fut bientôt bâtie et consacrée. Mais on dit que sur la façade extérieure de la nef, là où l’épouse de Manole périt pour que naisse l’église, une tache aux couleurs de sang apparaît parfois, comme venue du fond des âges.
Mercredi 5 octobre
Lorsque nous avions franchi les Carpates, l’an dernier, à bord du fastueux Orient Express, il faisait nuit mais, au petit matin, une vieille dame anglaise, frétillant de fierté et d’une pointe d’angoisse, nous avait confié : – J’ai vu les lumières du château de Dracula. C’était physiquement impossible mais la lumière de Dracula reste si vive dans les esprits, surtout anglo-saxons, que la passagère en avait été littéralement transportée !
Bran. Le village est petit et contourne en arc de cercle le promontoire sur lequel est bâti le château. Devant nous, une kyrielle d’échoppes en plein vent, dont la moitié au moins proposent des «souvenirs» de Dracula, T-shirts, masques, parchemins, tandis que d’une grosse bâtisse de bois récente, portant les armoiries du vampire, nous parviennent les sons rauques de l’épouvante. Nous pourrions nous croire à la fête foraine. Nous y sommes.
Tout se calme heureusement après l’entrée, payante, du domaine lui-même. Il faut dire que le prix élevé fait un peu le tri entre touristes et curieux. Au-delà du pontet enjambant un ruisseau, le long escalier mène jusqu’au seuil du château. Nulle trace historiquement avérée du passage de l’Empaleur. La seule ruine remontant à son époque se résume à quelques pierres sombres autour desquelles le château a été construit bien plus tard. C’est donc plutôt dans la maison de la reine Marie et de sa fille, la princesse Ileana, que nous pénétrons. La fin de la monarchie et quarante ans de communisme sont passés par là. Pour la plupart, les meubles ne sont pas ceux de la reine mais y ressemblent d’autant plus qu’ils ont été rassemblés au vu des photos prises à l’époque. Même la princesse Ileana, qui est revenue ici voilà quelques années, peu avant sa mort, s’en est montrée émue.
Inquiétant dans sa pierre brute, l’escalier dérobé stimule l’imaginaire et tranche avec les autres pièces policées et confortables. Dans la cour intérieure, le puits et une treille montant vers les modestes fenêtres font penser à un décor de village provençal. Mais la reine était fière du pays où l’avait appelé son mariage. Si le roi Ferdinand n’est guère présent ici, les couleurs et les arts roumains y tiennent leur rang. Le poêle de faïence est un enchantement presque oriental. On se prend à imaginer la reine Marie, portant le vêtement traditionnel des campagnes roumaines qu’elle affectionnait tant, fredonnant quelque mélodie romantique venue tout droit de l’âme de son pays d’adoption.