Tout change, rien ne change. Je viens de retourner, après trente ans d’oubli, dans l’estancia argentine où j’avais fait mes premiers galops de gaucho, quelque part aux confins de la Terre de Feu et de la Cordillère des Andes.
Les collines de la Santa Julia sont toujours aussi pelées, les chevaux roux ou pommelés descendent en ligne directe de ceux qui m’emportaient à travers la pampa et, dans l’estancia, il me semble que le temps s’est arrêté. Dans le grand salon d’acajou, portant un toast à ses ancêtres basques, l’estanciero Don Bernardo, aîné et copie conforme de Don Alejandro, son père qui fut mon patron, porte un toast à ses invités venus tout exprès de Buenos-Aires. La photo de Jean XXIII trône toujours à la même place, comme si deux fumées blanches n’avaient pas depuis lors marqué les heures du Vatican.
Sous les arbres «ombus», le capataz dressant à la longe un jeune criollo n’est autre que le fils du capataz d’alors et porte le même chapeau, la même ceinture tressée et les mêmes éperons. Les peones indiens sont les enfants, peut-être les petits-enfants, de ceux avec lesquels je poursuivais les troupeaux dans la poussière du puelche, le vent d’est qui annihile toute volonté. En selle, il faut toujours deux journées entières pour faire le tour de la propriété, deux journées entières aussi, à plus de vingt personnes, pour rassembler les quatre-cents veaux, les décorner, les marquer au fer, balafrer d’une rapide escoussure le cartilage de leur oreille droite, prélever d’un couteau sûr les testicules que nous dévorerons tous ensemble, sous la lune, avant une nouvelle nuit brève et une nouvelle journée tout aussi démesurée.
Si, plutôt que l’aîné de notre modeste famille française, mon arrière-grand-père en avait été le cadet, sans doute aurait-il dû se résoudre à émigrer et peut-être aurait-il un jour abordé aux rivages du Rio de la Plata, apportant avec lui sa langue, sa culture, ses certitudes, ses chromosomes. Quatre générations plus tard, que resterait-il de son héritage? Les chromosomes sans doute, la langue peut-être. Mais comment aurions nous évolué ? Nous serions-nous adaptés à ces autres latitudes, aux immensités sans fin, à la dureté du climat, aux dictatures successives dont l’écho assourdi parvenait parfois jusqu’au bout de la pampa?
D’un Tchouktche de Sibérie nous pouvons apprendre l’art de graver la dent du phoque, d’un Indien guatémaltèque le martèlement spasmodique de la marimba, d’un hougan haïtien les arcanes du vaudou. Ces compagnons-là nous resteront pourtant à jamais étrangers comme nous leur resterons à jamais étrangers. Dans l’Argentine des gauchos, les êtres que nous rencontrons sont presque toujours de lointains cousins, des parents inconnus, d’autres nous-mêmes qui nous réapprennent, aujourd’hui, un mode de vie, une forme de pensée, un sens de l’honneur qui étaient ceux de nos ancêtres communs, du côté de la Savoie ou des Pyrénées. Tout change, rien ne change.