05. De Gorée à la Martinique

 

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De Gorée à Fort-de-France
(23 juillet-10 août)

Sur la route des esclaves, le départ était, autrefois, le moment le plus dramatique. Gorée ne fut certes pas le lieu de plus fort transit. Pourtant, des milliers et des milliers d’esclaves y furent amenés en captivité, le temps que se présente au mouillage un navire négrier dont les cales ne fussent pas déjà pleines de « bois d’ébène » acheté à d’autres captiveries du littoral.

Les ultimes transactions se terminent. Pas d’argent ni de chèques, bien sûr, seulement des denrées de troc. Les toiles imprimées, fabriquées à Nantes, sont particulièrement prisées. Les négociants africains réclament aussi des fusils, de la verroterie, de l’alcool, des barres de fer. En 1769, selon la comptabilité du navire négrier Pompée, un esclave adulte, de sexe masculin, en bonne santé, s’échange contre un fusil et quatre barils de poudre, ou contre deux mesures de tissu bleu et blanc (« guinée ») et un autre d’étoffe fantaisie (« liménéas »), ou encore contre quatre barils d’eau-de-vie.

Les femmes valent généralement moins que les hommes. Quant aux enfants, les négriers ne se bousculent pas pour les acheter, même à bas prix, s’ils n’ont pas atteint une bonne dizaine d’années et que leur musculature ne laisse pas présager pour très bientôt la force de travail d’un adulte. C’est pourquoi, lors de leurs razzias à l’intérieur des terres africaines, les roitelets africains ont pour habitude de faire tuer les enfants de moins de six ans. S’ils sont plus âgés, les enfants sont emmenés en captivité mais, la plupart du temps, séparés de leurs parents et vendus quelques années plus tard, après de menus services rendus à la captiverie et lorsque leur taille fait enfin d’eux une marchandise négociable.

De la cour intérieure de la « Maison des Esclaves », par l’unique porte basse donnant sur l’océan, ce n’est pas aujourd’hui un quelconque navire négrier qu’on aperçoit, mais la silhouette rassurante du Ven­dredi 13-Messager de Nantes. Au temps de la traite des Noirs, un navire de ce tonnage aurait emporté plus de deux cents esclaves, hommes enchaînés et alignés tête-bêche pour en entasser le plus possible dans la cale, femmes et enfants regroupés à l’arrière dans des conditions un peu moins inhumaines.

Ce samedi 22 juillet 1989, deux cents ans après la Révolution française qui, une première fois, tenta d’abolir l’esclavage, deux Noirs seulement figurent parmi les quinze enfants qui s’apprêtent à embarquer à bord du Vendredi 13-Messager de Nantes, et ces deux petits Noirs, Mamadou-le-Sénégalais et Gilles-le-Martiniquais, sont les égaux de leurs treize camarades.

Au fil des années, l’esclavage a fini par être officiellement aboli partout dans le monde. Mais il subsiste des zones d’ombre et de honte, comme l’apartheid d’Afrique du Sud. Ailleurs, la misère et l’injustice ou la guerre maintiennent des hommes, des femmes et des enfants de toutes races dans un état de dénuement ou de peur qui est presque aussi révoltant que le fut l’esclavage. Comme au temps de la traite des Noirs, des enfants sont menacés, battus, violés, terrorisés, séparés de leurs parents, tués. Contre de telles infamies, le combat doit être universel et le trois-mâts qui, maintenant, se profile dans l’unique embrasure océane de la « Maison des Esclaves » en est un vivant et émouvant symbole.

Pour cette seconde étape, les passagers du Vendredi 13-Messager de Nantes seront singulièrement privés d’événements. Le temps n’en sera que plus long. Sur la route des esclaves, le moment où la terre africaine disparaissait aux yeux des Noirs en route pour l’inconnu était souvent l’occasion de révoltes ou de suicides. Mais les quinze enfants et leur équipage partent de leur plein gré. Il n’y aura donc pas le plus petit grincement de dents lorsque la ligne jaune de la terre africaine aura été engloutie dans le bleu de l’océan tropical.

Les enfants m’avaient promis que, dans la mesure du possible, chacun tiendrait son carnet de route et qu’ainsi leurs récits mêlés pourraient avantageusement se substituer aux miens. Hélas, il n’est guère facile d’écrire sur un trois-mâts en perpétuelle gîte, d’autant que la table de la cuisine constitue le seul lieu propice à l’écriture ; comme l’ont amplement montré les épisodes de la première traversée, il n’est pas question de sacrifier la cuisine à la littérature. Bref, le seul des enfants à avoir tenu un véritable carnet de route fut Anne-Laure. Certes, ce carnet était également destiné à la publication dans un hebdomadaire suisse, ce qui représentait pour elle une certaine obligation.

ANNE-LAURE : JOURNAL DE BORD

Samedi 22 juillet. Marchandages. Derniers petits achats, dernières cartes postales. A bord, beaucoup parmi nous pleurent. Nous nous étions fait des amis et, surtout, Hieng ne continue pas avec nous. Elle a trop souffert du mal de mer pendant la première partie du voyage.

Dimanche 23 juillet. Nous avons quitté Gorée et l’Afrique dans la nuit. A bord, Jérôme nous manque. Derrière sa caméra, on le sentait tellement complice. Nous étions très inquiets de la venue de deux nouveaux moussaillons, Ammar et Chouky. Le groupe allait-il bien les accueillir ? En fait, leur gentillesse fut le moteur de l’amitié du groupe pendant toute la traversée vers Fort-de-France. A signaler aussi, deux nouveaux cas de varicelle. Piotr, l’une des premières victimes, est horrifié car il n’a jamais entendu parler de cette maladie dans son pays. Généralement, il est plein d’entrain et a une grosse voix. Maintenant, il est à plat et, les rares fois où il parle, il a une toute petite voix. Luan est habituellement très gai mais, depuis quelque temps, il parle de ses parents et de ses frères qui sont restés au Vietnam. Ses parents ont l’air de beaucoup lui manquer. Il reste tout seul au milieu de tout le monde. Avant, il était comme mon petit frère, nous discutions de notre pays, de notre famille, mais maintenant, il ne me parle plus non plus. Avec la varicelle, il se balade toujours avec un coussin sur la tête. Il est à bout.

Aujourd’hui, nous avons pêché une daurade coryphène. Je ne suis pas en forme. Ce doit être un coup de cafard. Nous avons fêté l’anniversaire de David.

Lundi 24 juillet. David a la varicelle. Je vais y passer aussi, sans doute. J’ai très mal dormi. J’ai dû sortir dans le cockpit tellement il faisait chaud dans la cabine. Je me suis recouchée dans le couloir, par terre, c’était plus frais. J’aurais envie que tout le monde soit de bonne humeur.

Mardi 25 juillet. Les journées sont brûlantes, les nuits tièdes. De minuit à 3 heures du matin, je me suis endormie sur le pont.

Mercredi 26 juillet. J’ai pris le quart de nuit de 3 à 6 heures. J’ai barré pendant deux heures environ. Ce n’est pas très divertissant mais, au moins, je suis réveillée et, avec Laurent qui n’arrête pas de raconter des histoires et Marc qui essaie de m’apprendre à m’orienter en regardant les étoiles, le temps passe plus vite.

Jeudi 27juillet. Les nuits sont courtes. Pourtant, moi qui ai besoin de sommeil et qui adore les grasses matinées, je ne me sens même pas fatiguée. En prenant notre goûter, nous avons vu une énorme tache noire dépassant des nuages. C’était le volcan d’une des îles du Cap-Vert. Impressionnant et très beau.

Ce soir, j’étais très triste, je ne sais pas pourquoi. J’ai pleuré presque toute la soirée. La traversée va être longue.

Vendredi 28 juillet. Calme plat. Croisé un cargo.

Samedi 29 juillet. Nous avons changé de fuseau horaire et, naturelle­ment, c’est le quart où je suis qui a eu une heure de plus à faire. Quatre heures au lieu de trois. Ce matin, c’était marrant. A l’avant du bateau, des slips de toutes les couleurs flottaient au vent.

Nous avons changé les quarts. Cette fois au moins, je suis avec Ambre. Mohammed n’arrête pas de faire le fou. Le soir, quand quelqu’un essaie de dormir et que Mohammed est dans les parages, c’est impossible. J’en ai fait l’expérience.

Piotr a retrouvé sa grosse voix. Il recommence à imiter les vaches et d’autres animaux. Le coup de soleil en forme de rectangle, qui est sur mon ventre depuis une semaine, ne s’améliore pas.

Dimanche 30 juillet. Ce soir, je suis obsédée par les dîners de maman, les gâteaux, les pâtisseries. Ça me manque. C’est vrai qu’ici on ne peut pas, dans le frigo, prendre des fruits à volonté.

Lundi 31 juillet. A midi, on n’a que de la salade. C’est le soir qu’on a le repas principal. J’aurais envie d’une grillade, d’une glace capuccino, de thé glacé. Oh là là, je rêve. Je me vois déjà grimpant sur les cocotiers à Fort-de-France.

Mardi 1er août. Ce matin, avec Karine, nous avons pris une douche à l’eau de mer avec du shampooing pour homme, ça sent bon. Enfin un repas chaud, une omelette. Mais il y en a trop peu car on a dû jeter beaucoup d’œufs à la mer. Ils étaient pourris. En revanche, on peut manger autant de bananes qu’on veut. Il faut les finir avant qu’elles ne se gâtent.

Mercredi 2 août. Ambre s’est jointe à nous pour la douche matinale. Ensuite, nous nous reposons à l’abri des voiles en regardant la mer et en imaginant notre arrivée au port. L’ambiance n’est pas toujours très bonne. Certains trichent aux cartes.

Jeudi 3 août. Avec Ambre, nous avons décidé de faire la cuisine. Nous feuilletons un livre sur les pains. Ça ressemble plus à des gâteaux. On n’a jamais goûté ça. On verra bien. On a pris les ingrédients et monopolisé la cuisine. Ambre a dû malaxer la pâte car je n’avais pas assez de force. Avec la pâte, on a aussi fabriqué une maquette du Vendredi 13 et des tresses.

Vendredi 4 août. J’ai pris le quart de minuit à 3 heures. Ensuite, je me fais un malin plaisir de réveiller les autres quand c’est leur tour. On ne mange pas assez, il me semble, et pas très sainement. Je manque de calcium. Mes ongles ont des taches blanches. Il n’y a pas de fruits. Il paraît que j’ai un peu trop tendance à me plaindre.

Samedi 5 août. Le soir, on a fait la fête. Avec deux play-back de Madonna, Gregory est encore plus sexy que la première fois. On a changé les quarts. Je suis avec Yvon et Marc, et avec Karine. Parfois, nous aurions bien besoin d’un peu d’affection. Sophie, la photographe, a compris ça. Piotr, le Polonais, nous a fait une fabuleuse spécialité de chez lui, à base de pommes de terre. Un délice.

Dimanche 6 août. Le spi est tombé deux fois dans la journée mais il n’y a pas de casse. Philippe a dû monter au sommet du mât. Moi, j’aurais le vertige. Nous sommes impatients d’arriver en Martinique. Les fruits exotiques, les cocktails : le rêve.

Mardi 8 août. On a fait le grand lavage du bateau. On a sorti les matelas, passé l’aspirateur, lavé le carré, fait l’inventaire de la nourri-ture. C’était très fatigant et, en plus, il faisait très chaud.

Mercredi 9 août. Aujourd’hui, Alex et Jérôme étaient censés venir à notre rencontre à bord d’une vedette. Mais, à cause du mauvais temps, c’est impossible. Dommage. Peut-être nous survoleront-ils un peu plus tard, en avion, pour prendre des photos.

Jeudi 10 août. Nous sommes arrivés au port ce matin. Des enfants sont passés devant nous dans des bateaux en chantant des chants de la Martinique. L’accueil était très chaleureux, mais moins qu’à Gorée. L’océan est vert transparent, avec de longues traînées violettes et bleu pâle. Fabuleux.

Le bateau, qui avait été entre Nantes et Gorée un véritable confessionnal, ressemble plus, entre Gorée et Fort-de-France, à une cour de récréation. Les enfants réclament le droit à l’enfance et l’enfance ne consiste pas seulement à ressembler aux adultes ou à leur faire plaisir. Pourtant, surtout parmi les plus grands, certains continuaient à songer au but principal de ce voyage, la remise d’un manifeste aux Nations unies. Pour cela, il était important de réfléchir aux termes de ce manifeste — c’est ce qui devait se faire à l’étape de Fort-de-France —mais aussi de participer au maintien et au renforcement de la cohésion à bord. Telle fut la préoccupation des plus grands et, en particulier, de Sami.

Sami n’a pas tenu de véritable journal de bord. Il a préféré observer, réfléchir, agir et se souvenir. Ses notes, il ne les a mises au net que bien plus tard mais elles trouvent naturellement place ici, à l’heure où le Vendredi 13-Messager de Nantes aborde aux rivages chamarrés de la Martinique.

SAMI : CARNET DE ROUTE DE GORÉE À FORT-DE-FRANCE

Les quatre premiers jours de notre voyage, j’étais presque tout le temps malade : mal de ventre, vertige et envie permanente de vomir. Philippe a dit que c’est une saloperie que j’ai mangée à Gorée. Malgré ma maladie, je participais régulièrement aux travaux du bateau. Je participais à toutes les manoeuvres et je prenais régulièrement tous les quarts de jour et de nuit.

Pendant cette partie entre Dakar et le Cap-Vert, nous n’avions presque pas de vent. Mais deux jours après avoir passé les îles du Cap-Vert, nous avons rencontré les alizés : vents forts et favorables pour le spi. Notre vitesse était bonne et nous étions en train de récupérer notre retard. Mais ça n’a pas duré longtemps. Quatre jours de bon vent et c’est tout. Car à partir du huitième jour le vent faiblit et il y en avait juste assez pour faire avancer le bateau. Ce qui doubla les manœuvres entre empannage et dépannage : il fallait hisser les focs, les descendre, envoyer le spi, les grands génois, etc. Et à toutes ces manœuvres J’étais présent. Cette fois, c’était un plaisir de participer aux quarts de nuit, de l’aube, de faire les manœuvres car J’avais appris les principes de navigation et je connaissais la nécessité et l’utilité de ces travaux.

Comme notre traversée demandait de suivre toujours le même cap, nous eûmes le même ciel étoilé toutes les nuits, dans la même position que la veille. Philippe et Laurent nous avaient appris à repérer les étoiles et à nous repérer par rapport à elles. Je trouvais ça tellement passionnant que j’ai presque tout appris sur ces étoiles.

Durant cette partie, notre pêche n’était pas bonne. Nous n’avons attrapé qu’une seule daurade, mais à cause de la grande vitesse plusieurs autres poissons ont réussi à s’échapper : au moins une dizaine. Ce qui nous manquait le plus c’était la nourriture d’Alex. Mais dès le second jour je participai à la préparation de tous les repas. Comme nos légumes et fruits pourrissaient, nous devions manger tous les jours des salades et des fruits du Sénégal, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni fruits ni légumes verts. Ça nous a pris six jours. Puis nous avons préparé des trucs avec les boîtes de conserve.

Au début je faisais la cuisine avec l’un des adultes. Mais ensuite je la faisais tout seul. J’ajoutais mes connaissances orientales à la cuisine occidentale et tout le monde appréciait mes plats. Ils disaient : « Sami veut remplacer Alex. » Et j’étais très heureux de faire la cuisine, d’autant plus que tout le monde me félicitait après chaque repas. Philippe eut l’idée de faire un concours de cuisine. Alors, nous avons décidé de faire chaque jour le goûter nous-mêmes à partir de recettes prises dans un livre à gâteaux. Ce furent Ambre et Anne-Laure qui commencèrent. Elles ont préparé des anneaux juifs, très bien réussis. Puis vint mon tour avec Pham. Mais nous, notre idée était plus originale.

Avec une pâte de pain enrichie que j’ai un peu modifiée, J’ai fait un bateau de trente-cinq centimètres avec trois grand-voiles, que j’ai servi dans une mer de chocolat fondu avec de petits pains dorés en forme de poissons. Et j’ai appelé mon bateau le Vendredi 13 et ce fut une surprise pour tout le monde vu la ressemblance entre mon bateau et le vrai Vendredi 13. Et en le servant nous avons chanté « joyeux anniver­saire » pour Yvon et le Vendredi 13. Après mon succès avec ce bateau vint le tour de Piotr. Il décida de nous faire des pancakes à la manière polonaise.

La veille, Piotr avait préparé pour le dîner un plat de patates râpées et frites à l’huile. Mais en râpant les patates à la main il obtenait plus de jus de pommes de terre que de pommes de terre râpées. Alors il me demanda de l’aider vu que le dîner de tout le monde en dépendait, alors je lui ai râpé les patates au robot Moulinex. Et ce fut une réussite et un plat délicieux avec la confiture de fraises. Le succès de la veille encouragea Piotr à faire le dessert du lendemain. Il commença donc à préparer ses pancakes à 9 heures du matin. Avec lui et suivant ses indications, nous mélangeâmes de la farine avec deux litres de lait, du sel et du sucre. Et Piotr me demanda de séparer seize jaunes d’œufs des blancs. Il voulut faire monter les blancs et en faire de la mousse mais ne réussit pas car les œufs n’étaient pas frais.

On a dû jeter les blancs par­dessus bord. Là, Piotr fut désespéré et ne savait que faire avec ses seize jaunes d’œufs et un demi-kilo de farine dans deux litres de lait. Je lui demandai alors de me confier ces ingrédients et de seulement faire ce que je lui dirais de faire. Alors j’ai diminué la dose de lait, ajouté de la farine et, ayant un mélange assez sucré, j’ai fait frire dans les poêles en couches fines et j’ai obtenu des trucs qui ressemblaient aux crêpes, servies avec du chocolat fondu. La situation était sauvée.

Durant la deuxième partie du voyage, l’ambiance n’était pas très bonne. Les relations entre les enfants allaient de mal en pis. Gerson et Karine se haïssaient. David, Grégory et Mohammed ne s’entendaient plus du tout. Karine et Anne-Laure signèrent une alliance. Ambre et Méhret formaient le camp opposé.

Les hommes d’équipage, surtout Philippe et Marc, furent déçus du comportement de la plupart des enfants, surtout les filles et les petits qui ne faisaient aucun effort pour participer aux quarts à la barre, aux manoeuvres, etc. La lassitude, la fatigue et le cafard n’étaient pas étrangers à cette situation. En ce qui me concerne J’ai réussi à garder l’amitié avec tous les enfants et plusieurs fois les adultes me dirent qu’ils étaient satisfaits de mon comportement.

Shuki fut mon meilleur ami durant cette partie du voyage. Il m’invita chez lui. Israël. Je lui promis de lui rendre visite en Israël dès que je retournerais au Liban, et de le ramener avec moi pour passer une semaine chez moi.

En général, j’ai aimé cette traversée, j’ai essayé d’en profiter le plus possible et je suis satisfait de mon comportement et de toutes les nouvelles choses que j’ai apprises sur la voile, les étoiles, etc.

Mercredi 9 août

Jérôme et moi étions arrivés à la Martinique quelques jours plus tôt et nous avions fait la connaissance d’une cinquantaine d’enfants, invités par Médecins du Monde à Fort-de-France comme d’autres l’avaient été à Gorée. Avec eux, nous étions allés visiter des villages de l’intérieur et répondre à l’engouement suscité dans toute l’île par l’aventure des enfants du Vendredi 13 et le projet de Convention. Mais nous gardions aussi un oeil sur la météo et un autre sur le téléphone. Les communications radio, déjà difficiles pendant la première étape, étaient en effet devenues quasiment impossibles et nous étions inquiets. Que se passait-il à bord ? Quand le bateau arriverait-il enfin ? Pourquoi avait-il tant de retard ?

Nous tenions à être les premiers, non seulement à l’accueillir à Fort-de-France, mais aussi à partir à sa rencontre. Hélas, il est facile de croiser un navire à quelques milles du rivage et de le rater, sans même s’en apercevoir, surtout si l’on ne peut pas communiquer par radio. Il nous fallait donc commencer par localiser le trois-mâts. D’autres navires l’auraient-ils aperçu et auraient-ils, à l’aide d’une radio plus puissante, fait part à terre de leurs observations ?

Nous en étions encore à réfléchir au meilleur moyen de situer le Vendredi 13 lorsque nous apprîmes que Philippe Facque avait réussi, par radio, à donner de ses nouvelles et à indiquer qu’il tenterait d’appeler la permanence de Médecins du Monde, à Fort-de-France, le lendemain à midi.

Dans l’un des hôpitaux qui dominent Fort-de-France, MDM-Antilles dispose d’un local de plain-pied, d’un bureau et de deux téléphones. Des médecins et des bénévoles s’y succèdent et répondent, à longueur d’année, aux appels et aux demandes de la population. Le lendemain, à midi, nous étions au rendez-vous et, après une bonne demi-heure d’attente, nous eûmes finalement la communication avec Philippe Facque, à bord du Vendredi 13. Le bateau n’était plus qu’à une cinquantaine de milles et, malgré un incident de voilure, il devait arriver au port le lendemain soir ou le surlendemain matin, au gré des vents. Philippe promit de rappeler le lendemain à midi, ou, en cas d’impossibilité, à 19 heures.

Mais, le lendemain, la radio resta muette. La veille, nous avions obtenu la position exacte du bateau, aussi nous attendions-nous à ce que le Vendredi 13 aborde la Martinique par le sud, par le détroit de Sainte-Lucie, plutôt que par celui de la Dominique, au nord. Nous décidâmes donc d’aller nous mettre en poste à l’extrême sud-est de l’île, dans la baie de Sainte-Anne. Contacté par des amis, le capitaine d’un bateau mixte haïtien, le Pavane, avait accepté de nous emmener à la rencontre du Vendredi 13 dès que celui-ci aurait à nouveau donné signe de vie.

Nous pensions que leur émetteur BLU était en panne (il donnait déjà des signes de faiblesse entre Nantes et Gorée) mais que l’émetteur VHF, de plus courte portée, fonctionnait. Dès que l’équipage allait se trouver à une distance assez proche, il appellerait le port de Fort-de-France. Il nous suffisait donc de prendre place à bord du Pavane, mouillant à Sainte-Anne, de nous préparer à une nuit brève et de nous mettre à l’écoute sur la même fréquence. Nous pourrions ainsi lever l’ancre, lancer le moteur et voguer à sa rencontre.

C’était compter sans Yvon, qui navigue depuis des lustres dans les parages et qui sait, par expérience, que le port de Fort-de-France ne commence à répondre en VHF qu’à partir de 6 heures du matin. Pourquoi, dans ces conditions, Yvon aurait-il pris la peine d’utiliser la radio de bord avant que Fort-de-France soit en mesure de lui répondre ? C’est donc quelques minutes après 6 heures que, sur notre poste récepteur, nous entendîmes la voix d’Yvon qui appelait la capitainerie et qui donnait sa position :

— Nous sommes à trois milles plein sud de Sainte-Anne. Vitesse cinq noeuds. Serons à Fort-de-France vers 10 heures.

Le Vendredi 13 était donc là, tout près de nous, filant plein ouest au large de la pointe d’Enfer. Jean-Louis, le capitaine du Pavane, mit aussitôt le moteur en marche et entreprit de relever l’ancre. Au même instant, au-delà de la pointe de Dunkerque, curieux lieu-dit pour un relief caraïbe, apparut un minuscule point blanc dans la brume du matin : le Vendredi 13. A la longue-vue, le doute n’était pas possible. C’était bien lui et, à l’avant de son premier mât, le vent gonflait le grand spi. Il allait nous falloir pousser les machines si nous voulions le rattraper avant son arrivée à Fort-de-France.

Dérisoire, sans doute, cette course-poursuite à quelques encablures de la côte, alors qu’il n’y avait plus de craintes à avoir quant au bateau et à ses passagers et que, en supposant même que nous parvenions à les rattraper, nous ne disposerions que de quelques dizaines de minutes, une heure tout au plus, pour nous retrouver à bord et effectuer, avec les enfants et l’équipage, la fin de l’étape.

Il aurait été tout aussi simple de revenir sur la terre ferme, de sauter dans une voiture et d’aller attendre le bateau au port. Mais nous voulions être les premiers à les voir, à les entendre, à les embrasser, à leur sourire. C’est peut-être ça, l’amitié. En outre, compte tenu du retard accumulé et des avaries, cette étape risquait d’être la dernière à bord. Pour le cas où les enfants rejoindraient New York en avion, nous voulions encore une fois, ne serait-ce que quelques instants, nous retrouver avec eux sur ce bateau sans lequel la confiante fraternité des enfants n’aurait pu éclore et se développer à ce point.

Trois heures plus tard, à bord du Pavane, nous étions enfin parvenus à la hauteur du Vendredi 13 tandis que, déjà, se profilait devant nous Fort-de-France et que nous avions laissé, sur tribord, le rocher du Diamant, promontoire solitaire et inquiétant dans lequel les Anglais creusèrent un véritable réseau de fortifications, à quelques centaines de mètres de la côte, lors de l’occupation de 1804.

Qu’il était beau, ce Vendredi 13 ! En nous approchant, nous prenions conscience de ne l’avoir jamais vraiment observé auparavant. Lorsque nous nous trouvions à bord, nous en avions une vision forcément limitée et subjective et, lorsque le Vendredi 13 se trouvait à quai dans le port de Nantes ou dans celui de Dakar, ou au mouillage en face de Gorée, amputé de sa voilure, il était comme entravé, arrêté. Il lui manquait les voiles et le mouvement. Il était un peu comme un albatros posé sur le sol, maladroit et dérisoire. Alors que là, sous un ciel radieux, sur un océan à peine agité de quelques vagues, il nous apparaissait majestueux, élancé, prêt à affronter les pires éléments.

Au fur et à mesure que nous nous rapprochions, les enfants nous faisaient de grands signes et Mohammed agitait la tête, couronné d’un immense chapeau de paille aux allures mexicaines. Quand nous avons enfin sauté à bord, nous sommes tombés dans les bras des uns et des autres. Nous étions avides de nouvelles. Que s’était-il passé au cours de cette si longue traversée ? Chacun se portait-il bien ? Quels étaient ceux qui avaient attrapé la varicelle ? Comment avaient-ils vécu cette étape ? Et surtout, comment Ammar et Shuki s’étaient-ils intégrés au reste de l’équipe ?

Alors, dans le brouhaha des retrouvailles, quelques images du voyage revinrent à la mémoire des voyageurs. Philippe avait hâte d’arriver. Les enfants avaient envie de raconter les meilleurs moments.

Sami : Le plus important pour moi, c’était d’être sur un même bateau avec Shuki et Ammar. Un Israélien. Un Palestinien. Mes deux meilleurs amis. Nous sommes restés tout le temps ensemble, ce qui prouve bien que, si les adultes sont des fous qui font la guerre, les enfants veulent vraiment la paix.

Shuki : Nous avons discuté de la Convention et des droits de l’enfant. Nous avons réfléchi pour savoir comment aider les enfants qui doivent travailler très tôt pour nourrir leur famille. Et puis, il y a la drogue. Avant, je disais qu’il fallait mettre les enfants drogués en prison. Maintenant, je sais qu’il faut les aider.

Ammar : Ce que j’ai aimé, c’est le savoir-vivre dans un groupe s’entraider, faire la vaisselle. A part ça, les plus beaux moments, c’était la nuit, quand on se retrouvait pour les quarts.

Philippe Facque : Au départ, les enfants qui avaient fait la première étape étaient très soudés et rechignaient à l’idée de voir arriver Shuki et Ammar, mais ces deux-là se sont intégrés parfaitement, barrant très bien et prenant les quarts très régulièrement. Les adultes, qui étaient un de moins, ont dû travailler un peu plus pour faire avancer le bateau dans le petit temps. Nous avons aussi eu quelques problèmes techniques mais, dans deux ou trois jours, nous aurons oublié tous nos ennuis et il ne restera que les bons souvenirs.

Méhret : Le plus important, c’est la rencontre entre Sami, Ammar et Shuki.

Mohammed : C’était long, mais c’était super. Hier soir, pendant le dîner, Mamadou a reçu un poisson volant dans son assiette. Il a cru qu’il était passé par un hublot mais, en réalité, c’est Sophie qui le lui avait lancé.

David : Le moment le plus drôle, c’est sans doute lorsque Piotr a voulu faire des pancakes. Nous avons eu un problème. Les oeufs étaient complètement pourris et nous ne savions pas quoi faire avec la farine et le lait.

Piotr : C’est Sami qui a sauvé la situation. Mais nous étions vingt et un et il n’y avait de la pâte que pour vingt. Comme c’est moi qui avais eu l’idée, je n’ai pas eu de crêpe.

Grégory : Tout a été beau, vraiment. On n’allait pas vite mais c’était bien. Et puis on a refait une soirée, un peu comme le 14 juillet. J’ai de nouveau imité Madonna et j’ai eu encore plus de succès que la première fois.

Mamadou : Le plus beau, c’était les quarts de nuit. De Nantes à Gorée, on se couchait  parfois tard, mais on ne se réveillait jamais en pleine nuit pour prendre le quart. Cette fois, nous nous sommes souvent réveillés à 3 heures du matin. C’est une expérience vraiment enrichis­sante.

Gilles : Il y a eu la soirée, l’anniversaire de Philippe, celui de Karine. Nous avons aussi continué à travailler sur les droits de l’enfant. Une heure chaque après-midi.

Luan : J’ai attrapé la varicelle. J’étais malade. Je n’avais pas envie de parler avec les autres. J’étais toujours dans ma bannette mais, un jour, Philippe est venu me chercher, il m’a mis à la barre et j’ai appris à conduire le bateau et je n’ai plus eu honte de ma varicelle. Tu as vu, j’ai tout plein de trous blancs parce que je me suis gratté. On m’a dit que je ressemblais à un panier de petits pois. C’est vrai ?

Karine : Quand nous étions tous ensemble à jouer aux échecs sur le pont, c’était comme si nous n’étions pas sur un bateau, comme si nous étions à la maison. C’était bien.

Anne-Laure : Le meilleur moment, c’est l’arrivée.

Gerson : Para mi, el viaje fue fantastico, parce que jamais de ma vie je ne reverrai tant de pays, et que je ne voyagerai peut-être plus jamais en bateau. Et puis il y a tous ces amis, que je n’oublierai pas. Aprendi un poquito francés : « Merci beaucoup, comment ça va ? »

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