Les singeries de Gibraltar

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Pendant plus de quinze ans, de 1969 à 1985, les familles ne purent se parler (par gestes) que de part et d’autre d’une double clôture de treillis et de barbelés. Tout passage était interdit, dans un sens comme dans l’autre. Et pourtant, nous n’étions ni à Berlin, ni à la frontière des deux Corée, ni même entre Mexique et Etats-Unis. Non, cela se passait à l’extrême sud de l’Europe occidentale, entre l’Espagne de Franco et le territoire britannique de Gibraltar.

Pour tenter de se retrouver, il fallait prendre un bateau, gagner l’Afrique et revenir en terre d’Europe par un autre navire, dans un autre port, un autre pays. S’il s’agissait de funérailles, le défunt avait tout le temps d’être enterré avant l’arrivée de son lointain parent.

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Depuis lors, les choses se sont un peu arrangées. Plusieurs milliers d’Espagnols vont travailler chaque jour dans l’enclave anglaise et, d’ailleurs, les deux territoires appartiennent à la même Europe politique. Sauf que…

… Sauf que l’Espagne fait partie de l’Espace Schengen mais pas la Grande-Bretagne ni, du coup, Gibraltar.

L’Espagne voudrait-elle récupérer Gibraltar comme l’Argentine avait tenté de la faire pour les Malouines, avec le succès que l’on sait ? Ou bien les incroyables chicaneries imposées à tous les voyageurs, frontaliers compris, à leur entrée en Espagne, sont-elles effectivement causées, comme l’affirme Madrid, par le risque d’immigration clandestine et, surtout, l’interdiction récemment faite aux pêcheurs espagnols de mouiller dans les eaux britanniques ?

Pour en savoir plus sans risquer d’attendre trois à six heures dans la file d’attente, au retour de Gibraltar, mieux vaut laisser sa propre voiture à La Linea-de-la-Concepcion, dernière ville espagnole au contact direct du territoire anglais, prendre un taxi jusqu’aux abords de la frontière et franchir à pied les différents contrôles.

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A l’aller, tout est simple, même si les voitures et autres mobylettes doivent patienter quelques minutes pour passer d’Espagne en Grande-Bretagne. Peut-être aurions-nous dû faire de même… Oh que non ! Il suffit d’observer, patientant pour franchir la frontière dans l’autre sens, la cohorte ininterrompue de vélos, de motos et de voitures, comme figée par les contrôles espagnols qui ne laissent passer, au mieux, qu’un véhicule à la minute !

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Le jour de notre visite, en septembre 2013, une délégation venue de Bruxelles tentait de se faire une idée de cette situation ubuesque avant d’entreprendre des négociations avec l’un et l’autre camps. De toute manière, le déblocage n’est sans doute pas pour demain.

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Nous voilà donc franchissant à pied, sans encombre, la distance séparant les deux postes-frontière. Aussitôt après, première cabine téléphonique au rouge éclatant. Nous sommes à Londres, ou presque. Sur la grille d’un large espace entouré de hauts murs, une plaque en anglais, «British Forces Gibraltar».

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A l’arrêt, un enfournant au compte-gouttes une longue file de clients. Miracle : ici comme en Espagne, on roule à droite. Sinon, sûr que le flot automobile aurait dû patienter quelques heures à la frontière…

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Nous voilà à bord mais le bus ne démarre pas. Aucune des nombreuses voitures non plus, d’ailleurs. Un peu plus loin, le rond-point semble complètement mais personne ne klaxonne, comme si cela ne pouvait servir à rien.

De fait, ça ne servirait absolument à rien. Le feu est au rouge depuis de très nombreuses minutes et ne passera au vert que bien plus tard. En cause, un croisement difficile. L’unique route vers le centre-ville, là-bas, au pied de l’immense rocher bonasse et menaçant à la fois, doit en effet céder le passage à un véhicule très particulier. Un avion de British Airways…

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L’axe de la route croise en effet celui de la piste, à angle droit. Les avions, heureusement rares, sont évidemment prioritaires. L’avion vient de s’immobiliser près de la tour de contrôle, le feu passe enfin au vert. Les véhicules embraient enfin. De part et d’autre du bus, les deux tronçons de la piste puis, à chaque bout, la mer. Gibraltar est d’abord un gigantesque porte-avions !

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Pour mieux saisir les circonstances et l’atmosphère, aurions-nous dû passer une ou deux nuits à Gibraltar ? Même pas. Le territoire est minuscule, à peine 6,5km2 dont plus de la moitié est occupée par le rocher, haut de plus de 400 mètres, royaume des singes.

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Oui, vous avez bien lu : des singes ! Et sauvages, par-dessus le marché. Des macaques d’une espèce rare (Magot) et menacée d’extinction. Il en reste une bonne cinquantaine à Gibraltar et plus aucun, du moins en liberté, dans les montagnes d’Afrique du Nord.

Haute d’une bonne soixantaine de centimètres, ils semblent ne pas se soucier de l’homme mais ne se laissent pas approcher. Il est interdit de les nourrir mais ils se chargent eux-mêmes de faire un sort à nos détritus. En ville, nous en avons vu un qui se glissait jusqu’à l’intérieur d’une poubelle pour en rapporter peux de bananes eu emballages de sucreries.

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Leur vrai royaume est là-haut, au sommet du rocher et de sa réserve naturelle. Ils ont bien failli disparaître et c’est la Deuxième guerre mondiale qui les a sauvés. La légende disait en effet « Quand les singes partirons, les Anglais partiront aussi ». Ne voulant en aucun cas prendre un tel risque, qui aurait affaibli la Grande-Bretagne dans son combat contre l’Allemagne nazie, Churchill ordonna qu’il n’y ait jamais moins de 35 macaques sur l’île. A ce jour, l’ordonnance est toujours respectée et les Anglais sont toujours à Gibraltar.

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Ils y sont toujours, à preuve les portraits d’Elisabeth et le nom des pubs. Mais leur langue est bizarre. Le spanglish, doux et improbable mélange d’anglais et de castillan, avec des intonations hébreuses et maltaises ! On parle la spanglish (naguère appelé yanito) mais on ne l’écrit pas, sauf une fois par semaine à la dernière page du journal local, Panorama. Exemple : Pepe, cierra the window que entra mucho cold, please.

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Quant à nous, il ne nous reste qu’à cerrar the door, dejando Gibraltar y sus monkees, hasta the next vez.

Gibraltar, septembre 2013

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3 réflexions sur « Les singeries de Gibraltar »

  1. J’ai des souvenirs de Gilbratar, quand jeune adulte et bien avant 1969, je suis rentré pour la première fois de ma vie sur un territoire qui relevait de sa gracieuse majesté. Les bobbies sous le casque noir des policemen anglais faisant la circulation alors très fluide et s’évertuant à cacher leur accent espagnol en vous répondant en anglais pas tellement fluent, la bière qui changeait de la cerveza voisine, le cricket joué par des purs britishs aux moustaches blondes ou rousses et ces fameux singes qui chapardaient tout ce qu’ils pouvaient en vous sautant dessus, en fouillant dans vos poches et on avait tout intérêt à bien fermer portières et fenêtres des voitures.

    De l’autre coté de la Linea, c’était Franco et ses excès, sa censure et sa guardia civile. Quel plaisir de lire enfin une presse non bâillonnée. L’Espagne où on achetait les cigarettes à l’unité, tandis qu’ici, on pouvait acheter des cartouches qui devaient être détaxées ainsi que les alcools et bien d’autres objets de consommation.

    La piste d’avion était fermée par ces fameux feux rouges, la vie avait les avantages espagnols, l’humeur décontractée des anglais, heureux de vivre -et bien- sous un beau soleil. Il ne me semble pas que le passage de la Linea était long, mais il faut dire que tous les passages des frontières étaient plus longs que maintenant.

    Bravo pour cet article.

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