Imaginez une quinzaine de gosses de douze à seize ans, venus d’une quinzaine de régions du monde, Belgique, Cambodge, Érythrée, États-Unis, France, Guatemala, Israël, Liban, Maroc, Martinique, Palestine, Pologne, Suisse, Sénégal, Vietnam.
Imaginez que ces enfants aient vécu des moments de grand bonheur ou d’infini malheur, que Grégory-le-Français soit membre d’un conseil municipal d’enfants, que David l’Américain vive confortablement à Greenwich Village, qu’Ambre-la-Belge ait des parents exemplaires, qu’Anne-Laure l’Helvète passe ses hivers au pied des pistes, que Gilles-le-Martiniquais soit l’image du bonheur, que Mamadou-le-Sénégalais vive sans eau ni électricité, que Shuki l’Israélien supporte mal la politique de son pays, qu’Ammar-le-Palestinien soit en exil, que Piotr-le-Polonais vive la pénurie, que Mohammed-le-Marocain soit à cheval entre deux cultures, que Gerson-le-Guatémaltèque ait grandi dans la rue, que Sami-le-Libanais ait passé son enfance dans les caves de Beyrouth, que Hieng la-Cambodgienne ait vu les Khmers rouges assassiner des parents, que Luan-le-Vietnamien ait été récupéré in extremis en mer de Chine…
Imaginez que tous ces enfants se retrouvent sur une goélette de l’espoir, un trois-mâts de coureurs des mers, le fameux Vendredi 13, et qu’ils embarquent à leur rythme sur la route qui était autrefois celle des esclaves, de la traite des Noirs, du trafic de « bois d’ébène », du commerce triangulaire dont on sait que Voltaire lui-même ne dédaignait pas de toucher les dividendes : Nantes, Afrique, Antilles, Amérique.
Imaginez que ces quinze gosses ne soient accompagnés que d’une demi-douzaine d’adultes, quatre marins, un médecin, un journaliste. Et que ce journaliste ait le privilège, pendant près de deux mois passés à naviguer avec eux ou à rencontrer aux escales les enfants du Sénégal ou des Caraïbes, de partager l’histoire d’amour de ces quinze petits navigateurs. De les observer. De les écouter. Et de transcrire pour d’autres enfants, d’autres adultes, leurs rires et leurs inquiétudes, leurs drames et leurs espoirs, leurs passions et leur tendresse.
Ce privilège sera le mien, à l’invite de Médecins du Monde et sous la rassurante protection d’un homme de sagesse et de respect, Philippe Facque, skipper du Vendredi 13-Messager de Nantes.
Je serai le témoin discret de ces enfants. Je glânerai leurs silences, d’abord, leurs mots, ensuite. Ils se raconteront, échangeront leurs joies et leurs douleurs. J’ai trois fois leur âge mais je crois n’avoir jamais été aussi heureux. Je les en remercie et j’espère ne pas les décevoir.
Bien sûr, leur voyage n’est qu’une goutte d’eau pacifique dans un océan de violence et d’injustice. On continue de se pilonner à Beyrouth, de se haïr en Afrique du Sud, de se battre en Palestine, de se morfondre dans les camps de réfugiés du monde entier. Mais il y a désormais un embryon de paix, fait d’une quinzaine de gosses et de tous les amis qui les attendent aux escales. Un embryon qui ne demande qu’à vivre et à grandir.
A priori, rien ne prédisposait chacun de ces quatorze enfants à cette véritable croisade destinée à attirer l’attention des adultes sur le drame quotidien et insoutenable de milliers, de millions d’enfants, aux quatre coins de la planète. Rien, sinon le hasard, la chance et la volonté. C’est en effet le double hasard d’un bicentenaire et du calendrier de l’ONU qui a fait naître l’idée de cette croisade en 1989 ; c’est la chance qui a fait de chacun un membre de cette expédition ; et c’est leur volonté qui leur permettra, sans doute, de franchir en deux mois les écueils d’un voyage qui ne sera pas de tout repos.
Le Vendredi 13, rebaptisé pour l’occasion Messager de Nantes, est un bateau mythique, construit pour la course. Il a participé à de nombreuses transatlantiques et donné à Jean-Yves Terlain ses premiers titres de gloire. Aujourd’hui, affrété spécialement par Médecins du Monde, ce trois-mâts goélette de trente-neuf mètres entreprend un nouveau voyage avec, à son bord, quatorze enfants et sept adultes. Ce ne sera ni une croisière ni une partie de plaisir. Les enfants partent pour une véritable croisade et les adultes n’ont qu’à bien se tenir.
En ce bicentenaire de la Révolution française et de sa Déclaration des droits de l’homme, les enfants n’ont toujours, eux, aucun droit. Ils sont les premières victimes de la folie, de la cupidité ou, tout simplement, de la misère des adultes. De dangereux illuminés les embrigadent de force au premier rang de guerres sans merci ; d’avides trafiquants les vouent au rôle infâme de passeurs ou de consommateurs de drogue ; d’autres leur apprennent le vol comme on enseigne les bonnes manières; dans les rues de Bogota ou de Guatemala City, la violence est reine ; à Patpong, à Bangkok, et en Europe même, des milliers d’enfants sont en situation de travail souvent forcé ou obligés de mendier dans les rues ; des enfants sont livrés aux fantasmes sexuels de clients qui sont aussi, parfois, des parents , la pauvreté transforme des centaines de milliers d’enfants en travailleurs forcés, sans droits ni dignité ; la guerre, la maladie, la brutalité en font des orphelins ou des laissés-pour-compte. Il est temps que cela cesse.
En un demi-siècle de palabres, à l’ONU ou sous les lambris genevois de la défunte Société des Nations, les adultes n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord sur le respect des droits des enfants. Bientôt l’ONU devrait enfin accoucher d’une véritable Convention des droits de l’enfant. Mais combien de pays la ratifieront-ils ? Et combien de gouvernements la feront-ils respecter ? Alors, comme ce fut déjà le cas au temps des croisades, ce sont les gosses qui vont montrer du doigt la faiblesse, la lâcheté et l’indifférence de ces adultes auxquels ils voudraient surtout ne pas ressembler.
Les adultes, eux, ne restent pas insensibles à cette croisade. Peut-être même souhaiteraient-ils, inconsciemment, y participer. Sur les quais de Nantes, les badauds attendent le Vendredi 13. Le choix du bateau ne s’est fait que quelques semaines avant le départ. D’autres noms avaient été prononcés, mais c’est finalement sur celui-ci que Philippe Facque a jeté son dévolu. Le trois-mâts se trouvait quelque part dans les Caraïbes. Il a fallu lui faire traverser l’Atlantique en catastrophe puis lui imposer une grande toilette à Lorient. Du coup, les enfants sont arrivés à Nantes avant lui. Ils avaient quitté Paris le 27, au lendemain de l’entrevue que leur avait accordée Danielle Mitterrand.