SAMEDI 18 DECEMBRE
Voyage en compagnie de Rodica, qui se rend traditionnellement chez ses parents à cette époque, et à qui je me suis joint. De Zurich à Bucarest, l’avion (plutôt petit, un Fokker 100) est plein à craquer, du moins dans sa partie économique. Hormis un ou deux Suisses alémaniques déjà ivres, les passagers sont en majorité roumains. Un homme du nom de Nicola, cheveux blancs en bataille, barbe de trois jours et lunettes ovales, m’a reconnu et me propose de me faire faire le tour des musées de Bucarest. Dit travailler pour le Ministère de la Culture. Nous verrons bien.
Devant nous, un Roumain dans la quarantaine, habitant Montréal, parle avec son voisin, un citoyen de l’ex-Moldavie soviétique. Ils ont la même langue mais se parlent alternativement en français et en anglais, comme si, malgré le sujet roumain de leur conversation, ils refusaient en quelque sorte de se reconnaître roumains. Ce qui me rappelle une vieille chanson des Compagnons de la Chanson, Sarah. Etrange…
Les montagnes des Carpates sont couvertes de neige et même un partie de la plaine est encore blanche, mais pas à proximité de Bucarest. Voilà une quinzaine de jours, il a fait jusqu’à moins 25 degrés. Mais aujourd’hui, c’est quasiment le printemps, plus 12 degrés. Apparemment, le nouveau bâtiment de l’aéroport. Contigü à l’ancien, n’est toujours pas en service, mais l’ancien a été quelque peu rénové. Les cabines des policiers sont d’aluminium et d’aggloméré blanc, il y a pour la douane une file « rien à déclarer » et une autre. Les formalités sont rapides, y compris l’obtention d’un visa (31 dollars, moins cher me semble-t-il qu’à l’ambassade). Dans le hall, file habituelle de chauffeurs proposant le service de leur taxi plus ou moins clandestin. Mais il n’y a guère de touristes et, donc, guère de clients.
Hormis les panneaux publicitaires de bord de route, rien n’a changé le long de la route de l’aéroport et rien, en particulier, quant aux immeubles nés de la « systématisation », sur la gauche. Ils ne sont pas si laids, mais les toilettes sont toujours au fond du jardin et les bâtiments non terminés en décembre 1989 sont restés en l’état. Même chose pour les grands bâtiments à destination commerciale commencés au premier grand croisement. Routes aussi défoncées, trottoirs aussi peu éclairés, comme d’ailleurs les rares fenêtres allumées. Rue Stefan Cel Mare, la porte métallique d’entrée claque toujours aussi sec, les escaliers sont toujours aussi poussiéreux et les deux ascenseurs aussi poussifs mais tous deux fonctionnent, ce qui était rare autrefois. Dans l’appartement, rien de neuf et, vers dix heures du soir, il y a de l’eau chaude pour la douche. Situation inespérée.
A la nuit largement tombée, partons vers le centre, en quête de quelques aliments et conserves destinés à Stremt. Beaucoup de magasins sont déjà fermés, y compris à proximité de l’Intercontinental et de la place de l’Université. Quelques petits estancots sont encore ouverts. On y trouve des boîtes de conserve italiennes, de l’huile Lesieur française, des pièces de voitures. L’étiquette des prix est révisée chaque jour ou presque, pour tenir compte de l’inflation. Actuellement, un dollar vaut 1600 Lei après en avoir valu jusqu’à 1800 (avant les fêtes, beaucoup de gens changent leurs réserves pour acheter quelques cadeaux). Au temps de Ceausescu, le change privilégié pour les touristes était d’un dollar pour 12 Lei et, juste après la Révolution, d’un dollar pour 50 Lei. Lors de mon dernier passage (Pâques 92), pour le retour du roi Michel, les premiers billets de 500 Lei venaient de faire leur apparition. Aujourd’hui, les billets de 5000 Lei sont fréquents, même si le revenu moyen est de 80.000, le salaire minimum de l’ordre de 30.000 et la retraite des vieux de 15.000 à 20.000 (10 à 15 dollars).
Dans une rue adjacente au Boulevard de la République, la queue devant un magasin largement illuminé, Panipat, pan comme pain, pat comme pâtisserie. Derrière l’éventaire, une demi-douzaine de jeunes serveuses en tenue jaune, un peu à la manière des vendeuses de McDonald. On achète ici des éclairs au chocolat, des pommes en pâte. Pour un occidental, les prix semblent bas, une cinquantaine de centimes pour une petite pièce. Mais avec le pouvoir d’achat d’ici, c’est à se demander qui peut se payer ça. Devant le magasin, un jeune garçon en guenilles salive rien qu’à voir une jeune vendeuse vider un récipient de son reliquat de crème à la vanille. Pas d’agressivité de la part des pauvres, seulement de la résignation. Renseignement pris, le magasin appartient à un ancien sécuriste. Le chiffre d’affaires quotidien est de l’ordre de 3000$ mais, pour 14 heures par jour, quatre jours par semaine, les filles touchent 50.000 Lei, entre 25 et 30$. Il y a ici tous les ferments pour une révolution, au mieux socialiste, au pire militaire.
Le monde marche sur la tête. Théo était médecin. Il l’est toujours mais a renoncé à son art. Avec deux amis, a créé une société dont la première action a été de monter une station-service privée. En quelques mois, les voilà millionnaires, en Lei, certes, mais avec tout de même, semble-t-il, un bénéfice annuel de plusieurs centaines de milliers de dollars. Mais n’ont sans doute pas compté l’amortissement de la mise initiale, ni les impôts à venir, ni surtout la concurrence qui pourrait survenir demain. Ici, chacun rêve de devenir millionnaire du jour au lendemain. Voir à ce sujet la montée et la chute de Caritas, basée à Sibiu, et qui a fait la boule de neige dans l’admiration populaire et avec la complicité tacite du gouvernement, jusqu’à la chute qui a ruiné des centaines de milliers de petits épargnants.
Avec le papa de Rodica, parlons dans la rue du procès de Ceausescu, dont j’ai revu récemment la bande témoin. Je me demandais si Ceausescu connaissait des membres du tribunal. Oui, deux au moins, le Général Victor Atanasie Stanculescu, devenu depuis lors ministre de l’Armée, et Virgil Magureanu, professeur à l’université du Parti et membre de la Securitate, devenu directeur du SIR dès mars 1990. Il y avait aussi Gelu Voican Voiculescu, que Ceausescu ne connaissait sans doute pas, que j’ai revu ensuite à Tirgu Mures et qui est aujourd’hui ambassadeur à Tunis. On dit que Voican aurait pu tuer lui-même Ceausescu.
Le soir, pour le dîner, redécouvert les goûts de la cuisine roumaine, du chou blanc (varza) pas encore assez aigre, du porc fumé, de la saucisse grasse et une espèce de pâté de foie, très goûteux, ressemblant un peu à la caillette de la Drôme (Lebar, venant du mot allemand Leber). Et aussi des poivrons rouges, ronds, épépinés et coupés en quartiers, stérilisés dans de l’huile et un peu de vinaigre (gogosari)
DIMANCHE 19 DÉCEMBRE
A 17 heures, rendez-vous à l’appartement de Ionut, tout proche, avec sa maman, grâce à qui j’avais retrouvé Rodica en 1990. Je ne me rappelle pas si j’y étais déjà venu. Dans l’entrée, les murs sont encore déchirés, souvenir du tremblement de terre. Au cinquième, l’appartement est assez petit, deux pièces tout de même, dont une occupée par les libres et dossiers de Ionut qui, marié en France, ne reviendra sans doute jamais autrement qu’en visite. Dans le salon, deux canapés extensibles, une télévision noir blanc qui fait de véritables huppes des cheveux des participants, un vieux poste de radio si large qu’il entre difficilement dans le meuble. Il fait plus froid qu’à la rue Stefan Cel Mare mais il est toujours possible d’allumer la cuisinière.
Dans le, hall du rez-de-chaussée, trois chiens vagabonds, attirés depuis longtemps par une dame qui les nourrit. Ils sont les gardiens bruyants du lieu mais il suffit de leur parler pour qu’ils ouvrent la voie.
LUNDI 20 DECEMBRE
En route vers Stremt, avec étape à Sibiu. Départ vers 9 heures. Avons choisi de passer par Pitesti. La route n’est pas la plus belle, mais permet de faire rapidement et sans fatigue les 100 premiers kilomètres, puisqu’il y a une « autoroute ». Aux pompes à essence, les queues sont moins importantes qu’autrefois. Le nombre des voitures d’origine étrangère a considérablement augmenté. On voit même des Mercedes dernier modèle. A l’achat, cela représente environ 80 ans de salaire moyen. Mafias en tous genres, la Roumanie est en train de se gangréner. Société à deux vitesses, le fossé de la pauvreté s’est approfondi, élargi. Il y a là tous les ingrédients d’une explosion sociale. Mais le peuple roumain est tellement fataliste et tellement admiratif de ceux qui ont réussi, quelles que puissent être les voies de cette réussite.
Voir à cet égard le succès, aujourd’hui interrompu faute de gogos, de Caritas, une entreprise basée à Cluj et dont le système en boule de neige équivalait, en pire, à celui de la défunte IOS. Après 6 mois, le dépositaire touchait 8 fois sa mise. La télévision a montré complaisamment un jeune affairiste arabe qui remplissait le coffre de sa voiture de liasses de dollars. Plus de 10 millions de Roumains ont cotisé. Les premiers ont gagné et, généralement, on rejoué tout ou partie de leur mise. Finalement, depuis novembre, Caritas ne propose plus que de rembourser la somme en lei initialement déposée ce qui, compte tenu de l’inflation, représente une perte importante. Et rien n’indique même que cette promesse puisse être tenue. La pyramide, la boule de neige, est arrivée à son terme et le gouvernement n’a rien fait pour l’empêcher, ni pour sauvegarder les maigres économies de ses citoyens, ni pour enrayer un processus qui a dû augmenter de plusieurs dizaines de points l’inflation galopante. Et aujourd’hui ce même gouvernement désigne désigne à la vindicte ceux qu’il dit être les trois responsables des ennuis du pays: Caritas, le roi et Petre Roman!
A Pitesti, les torchères continuent de brûler parmi des éléments industriels d’un autre âge, les chevaux de fer continuent de pomper de qui reste de pétrole. Dans les rues de la ville, beaucoup de monde, à se demander s’il y a encore quelqu’un dans les usines. Remontée lente jusqu’à Rimnicu Vilcea, où je me rappelle m’être arrêté en 1971 et avoir goûté au saucisson local. Puis descente vers Sibiu. Bref tour de ville à pied. La rue centrale n’a pas changé, les échoppes sont toujours aussi tristes, c’est pourtant ici une des villes les plus riches. Encore des noms allemands et, contre le mur de la poste, les emballages neufs de centraux téléphoniques digitaux Siemens. Le kilo de saucisson coûte plus de 10.000 Lei, soit 7$ mais, surtout, le cinquième d’un salaire moyen! Dans les cabines en plein vent, les combinés téléphoniques sont assujettis par de lourdes chaînes rouillées… A la station-service, peu d’attente pour faire le plein de diesel (env. 40 cts le litre). Il y a même une pompe pour l’essence sans plomb!
Départ pour Alba Iulia et Stremt à la nuit tombée, très périlleuse du fait de nombreux véhicules sans feux. Arrivée chez les Stan à 19 heures. L’accueil est toujours ce qu’il fut au premier jour, expansif, débordant, un peu fou, tendre et profond. Lacrima est devenue une femme. Monica n’a plus de quoi s’offrir de la teinture; ses cheveux frisés passent au gris. Dans la pièce voisine, les grands-parents travaillent toujours douze heures par jour derrière une machine à coudre, à fabriquer des costumes et des manteaux comme ils n’en posséderont jamais eux-mêmes.
De là, passage rapide chez les Puscas, où nous resterons pour les quatre nuits à venir. La cour est toujours aussi encombrée de voitures plus ou moins réparables, de machines anciennes, de déchets de ferraille. Beaucoup de lumière, y compris une lampe forte du côté de l’atelier, preuve d’une certaine aisance à une époque où l’usage inconsidéré d’éclairage peut représenter jusqu’à la moitié d’un salaire. Retrouvailles avec tout le monde. Sirius bien sûr, 31 ans, ingénieur, qui est resté chez nous à Ferney plusieurs semaines, que nous avons même emmené à Vidauban et qui a réussi, au deuxième voyage, à repartir avec un camion Mercedes (au premier voyage, il avait emmené un petit bus Fiat très usagé offert par Nino). Sa femme Mena, jolie fille au visage angélique, prend peu à peu la place de la mère derrière les fourneaux. Leur fille Anda, 4 ans, visage rond, dents abîmées et petits yeux timides et effrontés à la fois; Tudor, alias Teddy, garçonnet blond de deux ans, drôle, curieux, complice; Horie, le frère de Sirius, plus jeune que lui, et que j’avais un des premiers rencontrés lors de la « mission » de janvier 1990, leur mère Lolly, grosse dame énergique et ouverte; leur père Liviu, qui a cessé de boire depuis trois ans et s’active sans répit dans la petite fabrique d’huile de tournesol qu’ils ont ensemble (re)montée au fond de la cour, dans un petit local où elle existait déjà, avant le communisme. Tous les mâles de la famille sont bricoleurs et inventifs. La maison est une des seules à posséder le chauffage central (au bois), l’eau courante chaude et froide (grâce à une pompe installée dans le puits) et même une parabole pour recevoir les satellites de télévision…
MARDI 21 DECEMBRE
Matin passé à tuer le cochon, tout près de chez Monica, dans la maison située en face du jardin de la grand-mère. Traditionnellement, chaque famille élève au moins un porc, généralement deux. Le premier au moins est abattu dans les jours précédant Noël. Le rendez-vous est pris vers huit heures dans la famille de Ioan Daramus. Outre sa femme Maria « Chica », leur fille Minerva qui a épousé un Ioan (est-ce lui qui est retraité des chemins de fer?). L’autre fille a épousé un moustachu prénommé Florin et a donné naissance à Florinel (8 ans) et Georgiana (4 ans et demi).
Avant tout, il faut passer à table dans la petite cuisine aux murs recouverts de motifs religieux. Grattons (jumari), saucisse au foie (lebar, de l’allemand Leber, mais qu’on appelle plutôt ici Caltabos), fromage de tête (toba), boudins (singerete), lard gras (slanina). Avec de bonne tuica et un vin à peine rouge, aigrelet, presque imbuvable.
L’exploitation comporte des moutons, une vache, la basse-cour et deux porcs, ainsi que quelques champs et un verger. Aujourd’hui, les deux porcs seront abattus. Vers neuf heures, on allume le feu sous une grande cuve de cuivre, dans la cour, pour faire chauffer de l’eau. Puis les hommes vont choisir un premier porc, 120 kilos environ, pelage clair, qui se trouve avec son congénère noir dans une espèce de boiton à mi-vent installé dans un angle de la cour. On lui attache une patte avant, une patte arrière, et on le tire de son refuge. Il hurle, bien sûr. Au milieu de la cour, très vite, le père lui plante dans le cou un long couteau. Brièvement, l’animal crie encore plus fort mais, très vite, son râle s’éteint tandis que coule le sang, recueilli sans trop de conviction dans une cuvette émaillée. A peine a-t-il terminé ses ultimes soubresauts que les hommes le renversent sur une échelle qui va servir de civière pour l’amener au beau milieu du chemin public, devant la maison.
L’animal est là sur le flanc, Floninel joue à s’asseoir sur sa poitrine, les hommes apportent une bouteille de butagaz qu’ils déposent dans une bassine où ils trempent un linge qui sera ensuite disposé sur la bouteille, pour augmenter la pression du gaz et pour homogénéiser le débit. La bouteille de gaz dessert un long tuyau qui se termine par une espèce de lance-flammes. D’une allumette, un homme enflamme un bout de journal qu’il présente devant la bouche de l’instrument, une longue flamme jaune s’élance, puis le réglage la rétrécit et la bleuit. La flamme s’approche du porc, les premiers poils s’enflamment, odeur âcre, le porc peu à peu noircit Les enfants donnent un peu la main mais surtout, se servent de la lame d’un canif pour prélever le bout des oreilles ou l’un des 14 tétons, qu’ils prennent goulument en bouche et mâchent consciencieusement.
Une vieille femme passe, inquiète: elle a perdu son cochon, qu’elle devait tuer demain. Il lui semble impossible qu’elle ait laissé le boiton ouvert et pourtant…. elle monte jusqu’au bout du chemin, en revient dépitée. Demain, on découvrira le cochon dans une famille connue pour ses rapines, qui déclarera avoir trouvé l’animal dans la rue et l’avoir adopté.
Pendant ce temps, Ioan découpe les pattes arrière et les détache (mais sans prendre la cuisse, comme on le fait pour disposer de jambons entiers) puis entaille également, à un niveau analogue, les pattes avant, qui sont seulement retournées et vous permettre, lorsqu’on l’aura mis sur le ventre, de maintenir l’animal en équilibre solide. C’est en effet par le dos que le porc est travaillé: double entaille de part et d’autre de la colonne, coups de hache pour détacher les côtes, la colonne est retirée avec une partie de la tête. Les deux flancs s’ouvrent sur les entrailles, on extirpe le foie, les intestins… puis on détache en épaisseur fine les côtes, qui seront salées et fumées. Reste toute l’épaisseur de la peau, du gras et de la chair molle. Ici, tout servira: même les os nus seront fumés, pour servir ensuite à la préparation d’une soupe de légumes ou de haricots.
Peu avant midi, cap sur l’école. C’est la fête de Noël qui se prépare. Une soixantaine d’enfants, quelques parents, sont groupés dans une unique salle de classe. Discours de Rusu (long) et du maire (court), puis poèmes, chansons, sketches. Cristi Stan est le plus applaudi en ivrogne. Pas de séparation de l’Eglise et de l’Etat: le père Silvesan est présent et la plupart des chants sont religieux, sous la houlette de Monica.
MERCREDI 22 DÉCEMBRE
Le matin, expédition au marché d’Alba Iulia, près de la Cetate, dans la ville haute, à proximité de l’hôpital des Frumm, à qui nous ne rendons pas visite. Le marché est bien moins approvisionné et achalandé qu’en été 1991. Pas de vendeurs russes et pratiquement pas de bibelots. Petites têtes d’ail, carottes difformes, fromage blanc, pommes de terre. Longue queue devant le kiosque vendant des oeufs, qui coûtent pourtant 15 cts suisses la pièce. Belles pommes assez semblables aux franc-roseaux d’antan. En ville, les bâtiments dont la construction avait été interrompue par la Révolution tombent en ruines.
A Stremt avec Sirius, découverte plus précise de l’huilerie. Machine la plus importante, la presse a été confisquée deux ou trois ans après l’avènement du communisme. De toute manière, eu égard à la nationalisation de tous les moyens de production, il n’aurait plus été possible de fabriquer de l’huile et encore moins de la vendre. Liviu se souvient de ce temps et, surtout, il se rappelle encore les secrets qui permettaient d’extraire par chauffage un maximum d’huile (env. 45%) sans pour autant lui donner le goût d’oxydation généralement lié à de telles températures. Ici, tout sert: l’enveloppe des graines sert à faire le feu, le reliquat est utilisé, sous forme de galettes solides, pour la nourriture des porcs. Une véritable petite usine intégrée.
A noter que Sirius a toutes sortes d’activités: il a monté à Alba Iulia une entreprise d’installation de paraboles TV. Il s’occupe de l’huile et fait du transport grâce au camion Mercedes qui porte encore la plaque d’immatriculation du pâtissier genevois auquel il l’a acheté.
JEUDI 23 DÉCEMBRE
Vers 11 heures, allons prendre Dana (Timis) à Teius. Elle vient avec nous (et ses deux garçons dont l’aîné restera à Stremt) au monastère de Rimet. Les travaux sautent aux yeux. L’église est terminée mais l’entrée à clocher (toaca) semble être en cours de relèvement d’un étage et on édifie en ce moment, près de l’entrée, une demi-douzaine de nouveaux ateliers de couture. Les soeurs semblent s’en plaindre puisque, du fait de ces investissements, leur solde se monte à quelques centimes seulement par mois. La mère supérieure, à qui nous voulions demander pour Ionut l’autorisation de venir tourner avec une équipe de TV, est partie pour la journée. Bref repas de carême près du réfectoire: purée de pommes de terres sans lait ni beurre, plat aux allures de curry de veau mais confectionné en fait à base de coings! Pas vraiment mauvais.
Le soir, dîner à Galda, toujours en compagnie de Rodica et de Dana, mais sans les enfants, chez le prêtre de Galda, le père Ioan Draghici, petite barbe pointue à la Bruggmann jeune, grosse femme drôle prénommée Doïna, un des deux fils, un peu écrasé, présent. Repas excellent, composé une fois de plus de cochonnaille. Une vieille voisine couverte d’un fichu noir vient chanter deux chansons d’autrefois, religieuses. Le père et sa femme chanteront aussi, mais ce sera moins prenant. A noter que Galda, aux premiers temps de la collectivisation, avait prêté aide et alimentation à des irréductibles retranchés dans la montagne. Il y avait eu des exécutions et des déportations, ce qui me rappelle la rencontre avec le vieux Gliga, lors de notre première visite à la mairie, en avril 90.
VENDREDI 24 DECEMBRE
Retour à Bucarest via Brasov. Pas de « motorina » à Alba, ni à Sibiu où nous avions pourtant fait le plein à l’aller. Finalement, en trouverons presque par hasard à une pompe proche de Brasov, sans même devoir faire la queue… Passage par Sinaïa et, près de Brasea, devant la station d’essence appartenant à Theo. Laide.
A Bucarest, la nuit menace. Vers 19 heures, des groupes d’enfant viennent contre quelques sous chanter à la porte des Colinde de Noël (Craciun). Plus tard, nous allumerons les lampes électriques du sapin et les baguettes à étincelles, sans doute fabriquées ici car elles hésitent longtemps à prendre feu. Gheorghe entonne à son tour quelques chansons graves, reprises avec hésitation par Octavia et Rodica.
SAMEDI 25 DECEMBRE
Visite de début de soirée chez Sebastien Ionescu. Il me rappelle que, lors de notre dernière rencontre en 91 à l’Athénée Palace, je m’étais moqué de lui parce qu’il ne voulait pas croire que des élections puissent être organisées dans un pays ne disposant pas d’ordinateurs… Je lui avais alors donné mes pronostics, exacts à deux ou trois points près, pour les résultats d’Iliescu et des principaux partis politiques.
DIMANCHE 26 DECEMBRE
A 18 heures, rendez-vous avec Ana Blandiana et son mari, Romulus Rusan, chez eux, rue Transilvanei. Ana a essayé de nous dissuader de prendre la route la plus directe et la plus simple, pour nous éviter un choc prévisible. Nous l’avons pourtant choisie et avons reçu le choc annoncé. Passé la place de la Victoire, où trône le bâtiment du gouvernement, on entre dans une zone quasiment centrale et pourtant totalement dévastée. A début, les bâtiments dont la construction avait été interrompue après la Révolution, et qui ressemblaient encore voilà deux ans à des chantiers abandonnés, ont aujourd’hui des allures de ruines. Ensuite, ce sont des terrains vagues encombrés de gravats, sur plus d’un kilomètre de part et d’autre, et la nuit, qui rend les trous de la chaussée périlleux, ne confère à ce tableau qu’un aspect plus inquiétant encore.
Retrouvailles avec Ana et Romulus. Nous les aimons et ils nous aiment, je crois. Je ne les avais pas vus lors de mon dernier passage, lors de la visite du roi Michel. Romulus a un peu vieilli mais ses quelque deux mètres rendent ses années distantes. Ana, qui aura 52 ans l’an prochain, n’a pas changé. Le visage semble un peu moins fatigué, un peu moins inquiet, qu’il n’était lors de notre dernière rencontre, alors que la presse de droite appelait quasiment à l’exécuter et que, dans son propre village, les gens informés par la seule télévision l’insultaient. Aujourd’hui, elle est devenue présidente de l’Alliance Civique (pour six mois) mais semble donner à son action politique moins d’importance.
Ana et Romulus nourrissent en revanche le projet de transformer la prison de Sighet, « prison des ministres », prison d’extermination entre 1948 et 1964, en musée et centre de rencontre. Sighet se trouve près des frontières ukrainienne et hongroise, à l’ouest des Maramures. Symboliquement, le lieu est bien placé mais, pour d’éventuels visiteurs, il est certainement d’un accès difficile, loin de tout, avec des communications généralement déficientes. Sighet a aussi la particularité d’être la ville natale d’Elie Wiesel, prix Nobel de la Paix. A cette occasion, la ville de Sighet avait demandé au gouvernement de classer sa maison monument historique mais Ceausescu lui-même s’y était opposé, blessé de n’avoir pas lui-même reçu ce prix auquel il aspirait tant.
Evoquons la possibilité d’un reportage TV, soit pour la TSR, soit pour une agence. Ce magazine pourrait porter soit sur Sighet seulement, soit sur la répression politique au temps de Gheorghiu-Dej. Il faudrait retrouver d’anciens prisonniers de Sighet et les emmener sur place pour recueillir leur témoignage, ainsi que les veuves de prisonniers morts en prison, rencontrer d’anciens gardiens (à Sighet?) et l’ancien directeur, interroger d’éventuels prisonniers étrangers, ou des prisonniers internés dans d’autres prisons, encore en fonction (Jilava). Voir le cas de Coposu, littéralement emmuré pendant trois mois dans une cellule au point d’y perdre provisoirement la vue et la parole. Retrouver aussi Lena Constante, femme du musicologue Harry Braun et amie de Patrascanu, auteur d’un livre en France, mais qui semble être revenue vivre à Bucarest. Contacter Ticu Dumitrescu, président de l’association des anciens prisonniers politiques, obtenir copie de Puterea si Adevarul, qui en faisant l’éloge de Ceausescu dénonçait la répression de son prédécesseur, ainsi que celle d’un document TV roumain, Mémorial de la Douleur, de Lucia Hosu.
Ana s’est aussi mise en quatre pour préparer un repas pantagruélique, semblable en mieux à ce qui se fait à cette époque: cochonnaille, volaille, etc. En fin de soirée, convenons de nous retrouver mardi matin, jour de mon retour à Ferney, pour aller visiter leur maison dans le petit village de Comana.
LUNDI 27 DECEMBRE
Rien fait ou presque. Il est vrai que mes douleurs de tête sont de plus en plus violentes, surtout la nuit, et que je dois me lever une demi-douzaine de fois. D’où une certaine fatigue au matin. Durant les insomnies, je lis beaucoup, pour la première fois depuis longtemps. Redécouvert Roger Vailland avec enchantement (Un jeune homme seul, les mauvais coups, la Loi) et un peu Saint-Exupéry (Vol de nuit).
A la fin de la matinée, petit tour dans le métro jusqu’à la station suivante, Victorie. Des dizaines de stands vendent surtout des livres, mais aussi des friandises, des fruits, du pain. Le métro n’est pas aussi sale que les rues. De conception française, il est même moins inquiétant que certaines lignes du métro parisien. A certaines stations, des groupes de Tsiganes vêtus de blouses encore blanches ou de peaux de bâtes, avec tambour, harmonica et accordéon, jouent en avance les airs de la nouvelle année, pour se faire un peu d’argent. Dans l’indifférence quasi-générale.
MARDI 28 DECEMBRE
Vers 9 heures, Romulus et Ana viennent nous chercher rue Stefan Cel Mare, avec leur Lada 1500. Il pleut mais nous partons tout de même, direction sud, pour Comana. En 1977, lors du tremblement de terre, Ana se trouvait hors de leur appartement bucarestois mais Romulus, lui, a été pris dans l’effondrement du bâtiment. Il a été, parmi une centaine de morts, l’un des six survivants et a passé huit heures sous les ruines. C’est à cette époque que, ne voulant plus vivre dans un immeuble, ils ont d’abord loué une maisonnette à Comana, puis ont acheté la maison. C’est là, ainsi que dans des chambrettes des Carpates, qu’Ana a écrit l’essentiel de son oeuvre.
Comana se trouve à une quarantaine de kilomètres de Bucarest. Les habitants sont, pour la plupart, liés par un travail dans la capitale, mais le village a conservé son aspect champêtre. La rue principale est goudronnée, les autres chemins non. A l’entrée du village, un monastère renaît. Il a été fondé au XVIè siècle par Vlad Tepes, plus connu en Occident sous le nom de Dracula. De cette époque subsistent le couvent en mauvais état et quelques bribes de l’enceinte fortifiée.
L’église au centre, reconstruite en 1750 par Serban Cantacuzène, fut sous tutelle grecque jusqu’en 1864 et a été largement touchée par le tremblement de terre de 1977. Au temps du communisme, le lieu avait été école ménagère. Depuis 1990, des moines se sont attaqués à sa réhabilitation, avec l’aide (matériel et ouvriers) d’une grande entreprise roumaine (Megavision?). Une douzaine de religieux y habitent désormais. Ils ont coulé des dalles, construit une cuisine, un réfectoire et, dans l’église même, un ancien autel vient d’être installé. Devant la terrasse de style Cantacuzène, une rivière voir filer les oies grises et blanches. Parmi les jeunes moines, pas mal de contestataires dont l’un, rougeaud et malin, était à Brasov en 1987, où il fut copieusement battu, puis participa à la Révolution avant d’être à nouveau battu lors des deux descentes de mineurs. Récemment, il est allé manifester contre la condamnation à mort d’un Roumain de Bessarabie mais, à sa grande surprise, il n’a pas été battu..
La maison est dans un chemin à peu près impraticable, gorgé de boue. Elle est tout en long, jolie malgré l’hiver sale, et sans doute généreuse en été. A l’entrée, au-dessus de la cuisine, vient d’être reconstruit un grenier, transformé en petit bureau pour Ana, qui n’aime écrire qu’en hauteur. Murs blancs, fenêtres du bleu qui indiquait les serfs, cette partie ressemble à une maison de poupée, ou plutôt à un dessin d’enfant. Plus loin, donnant sur l’ouest, une longue coursive à claire voie, abritée et protégée par une barrière de bois et une porte à mi-hauteur, du même bleu. Par cette porte, on accède au salon, petit et composé de deux pièces réunies. Cheminée blanche à foyer haut, banquette peinte à la chaux, murs blancs et meubles sombres et simples, il y a quelque chose d’un salon provençal traditionnel.
La maison se termine par une espèce d’appentis au toit à un seul pan, une resserre sans intérêt particulier. Intéressante en revanche la cahute qui se trouve plus loin. Construite en bois, elle est couverte de chaume ou plutôt de roseaux, et le premier étage, situé à un peu plus d’un mètre de hauteur, était un grenier avant qu’Ana n’en fasse son minuscule bureau, qui sera bientôt remplacé par le premier étage de la maison d’enfant, dès que l’ouvrier, qui a déjà été payé mais a sans doute tout bu, daignera terminer la balustrade et les plinthes. Pour nous occidentaux, il n’y aurait là que pauvreté à détruire. Ana et Romulus, eux, aiment leur maison et en sont fiers. Ils ont raison.
Brève visite à leur voisin, Marin, 55 ans environ, peut-être un peu plus. Toute sa vie, il a travaillé à Bucarest, à l’usine d’allumettes. Levé à 3h45, il quittait la maison pour la gare à 4h30, prenait le train à 5h15, arrivait à Bucarest à 6hl5 pour prendre un tram qui le menait à son usine juste pour 7 heures. En 34 ans, il n’a manqué le travail qu’une fois, quand il a raté le train. Il est aujourd’hui à la retraite mais sa femme, qui travaillait dans la même usine, est devenue chômeuse avant d’être mise d’office à la retraite anticipée.
Sur le chemin du retour, parlons du père d’Ana. Il était prêtre orthodoxe en Transylvanie. En 1979, il a été arrête parce qu’il avait dit que « l’interdiction de l’église gréco-catholique n’est pas à l’avantage de l’église orthodoxe mais à celui des communistes », et pour avoir manifesté une philosophie opposée aux intérêts du parti (ses sermons étant théistes alors que la philosophie officielle était le matérialisme dialectique…). Condamné à 8 ans de prison, il fut enfermé à Aiud, Jilava et à nouveau Aiud. Libéré en 1964 grâce à l’amnistie de Ceausescu, il n’a pas pu être réintégré dans l’église orthodoxe, qui flirtait largement avec le pouvoir. Deux mois plus tard, pour rendre service à sa femme qui avait préparé un cirage à base de paraffine et d’essence, il le posa sur le feu pour l’homogénéiser… et se consuma.
En 1991, après la venue des mineurs, le journal Adevarul (ancien Scinteia, proche du pouvoir et non de l’extrême droite) écrivit que le père d’Ana Blandiana s’était suicidé parce que sa fille avait refusé de le recevoir dans sa maison! A propose de l’autre article incitant les tenants de « l’âme roumaine » à la tuer, Ana tenta de déposer plainte pour incitation au meurtre mais, dans les quinze jours au cours desquels une telle action eût été licite, ne trouva pas un seul avocat pour prendre sa défense. Par ailleurs, pour revenir à son père, Ana a retrouvé une condamnation signée par un juge qui ne fut autre, bien plus tard, que le juge du « procès » de Ceausescu.
Ana et Romulus nous ramènent à 1h30 du matin à l’appartement de Stefan Cel Mare. Une heure plus tard, Eugen vient m’y quérir et me dépose à l’aéroport. Formalités simples. L’aéroport est en cours de rénovation. Un jour, peut-être, la Roumanie ressemblera à une démocratie européenne.