01. Vive le tout à l’égout !

 

Les cabinets sont au fond de la cour. Au fond à droite. Adossés au mur grisâtre derrière lequel s’entassent les cellules vétustes de cet ancien couvent recyclé, ils profilent sur le crépi maussade les premières ombres du printemps revenu. Une simple grille de fer, qui chante à chaque ouverture, protège les prisonniers lorsqu’ils y cherchent quelques instants d’isole­ment. Et seule l’obscurité relative qui règne en cet endroit malsain empêche les gardiens, plantés en pleine lumière au milieu de la cour, d’observer l’intimité hâtive des utilisateurs.

Les lieux sont donc, pour le moins, inhospitaliers. Pourtant, le va-et-vient est incessant. Une trentaine des quelque cent détenus préfère de toute évidence l’ombre des cabinets malo­dorants à celle, plus paisible, des galeries donnant sur les cellules. Et ceux qui s’apprêtent à s’y isoler, s’agglutinent en groupes animés devant les grilles rouillées. Décidément, la vie carcérale avilit le caractère et le sens des révolutionnaires les mieux trempés…

La vie des politiques est enviable. Leurs cellules restent ouvertes de huit heures du matin à dix heures du soir. Ils se retrouvent par affinités, au fil des jours qui n’en finissent pas, ils parlent, fument, rient et lancent parfois, en guise d’exor­cisme, quelques perfidies à leurs matons. Franco est mort en novembre et, même si la monarchie de Juan-Carlos montre encore les dents, les gardiens prennent un pari sur l’avenir : l’Espagne retrouvera bien, un jour ou l’autre, un semblant de démocratie. Il sera prudent de ne pas figurer parmi les oppres­seurs livrés à la vindicte.

Pourtant, voilà moins d’un an, les prisonniers se sont retrouvés quatre-vingt-six entassés au fond d’un seul cachot. Soixante jours de punition, pour avoir entamé une grève de la faim à la suite des condamnations à mort de Burgos, Barce­lone et Madrid. Ils étaient encore au cachot lorsque l’annonce des premières exécutions — il y en aura cinq — leur est parvenue dans le silence oppressant de leur geôle collective. On a beau s’être offert corps et âme, pour le meilleur et pour le pire, à la cause de la révolution, un frisson irrépressible parcourt l’échine du plus serein, le souffle se rétrécit d’un bon litre dans la poitrine du plus courageux, à l’évocation de ce garrot odieux qui laisse sur le visage de ses victimes la grimace de l’horreur, soulignée par cette paire d’yeux exorbités restés ouverts sur les dernières secondes d’un petit jour glacial, inhumain et définitif.

Le garrot, Andreu y a pensé lors de son procès, le 24 juillet de l’année dernière, à Barcelone. S’il y a échappé, du moins ne sait-il pas encore comment. Le verdict est tombé, dans la salle lambrissée et austère que ne déparait en rien la face des juges militaires. Quarante-huit ans de prison. Et vingt-et-un pour son ami Juan-Luis, tout juste sorti de l’adolescence. Andreu n’a pas pleuré, pas souri non plus. Dans la salle, ceux de ses frères qu’un mandat d’arrêt n’avait pas retenus à prudente distance ont tenté de lui faire un petit signe de connivence : on avait évité le pire, le garrot. Andreu, visage romantique barré d’ar­cades sourcilières trahissant la volonté sombre, presque fana­tique, est passé tête haute entre les gardes civils à tricorne noir. Juan-Luis le suivait, moins assuré, plus ébranlé, comme hésitant. Lui aussi avait la vie sauve. Mais, à la différence d’Andreu, il n’avait jamais vraiment imaginé qu’il pourrait finir comme Puig Antich, garrotté.

Quarante-huit ans pour un homme qui en compte vingt-six, vingt-et-un pour un gamin qui vient de franchir le cap des dix-huit, il y a de quoi faire réfléchir. Désespérer aussi. Mais les deux hommes en ont vu d’autres. Leurs convictions, leur passé, leur permettront de ne pas sombrer. Ce qu’ils ont fait, ils ne le regrettent pas. Et s’ils étaient libres demain, ils recommenceraient à coup sûr. Les bombes, le plastic, les coups de main, et même la piteuse attaque de la banque de Lerida, en 1973. Ils sont en guerre. En guerre contre les institutions de leur propre pays. Les racines de l’anarchisme n’ont pas été arrachées de Catalogne, elles renaissent après chaque arrestation, chaque procès, chaque exécution. Elles poussent sur les chemins de la clandestinité ou de l’exil, se ramifient dans les prisons héritées de Franco. Andreu se sent dépositaire de ce combat. Et il avait à peine franchi la porte du tribunal, encadré par des sbires l’emmenant vers une nouvelle geôle, qu’il l’a fait savoir haut et fort. Le garrot l’avait épargné, il était temps de gueuler, d’invectiver, de se révolter. Les prisons chargées de l’accueillir allaient se souvenir de son passage.

Combien y en avait-il eu, de ces prisons, depuis le verdict ? Deux ? Trois ? Lui-même ne savait plus très bien. Ce qu’il savait, c’est qu’à chaque brimade, à chaque tour de vis ou de clé, il avait exigé que lui soient appliquées les règles concer­nant les prisonniers de guerre. Et qu’à chaque adoucissement du régime, il en avait profité pour endoctriner quelques-uns de ses voisins de cellule. C’est ainsi qu’il avait été, en désespoir de cause, expédié à Ségovie.

Changement de climat ? Effet d’éventuels tranquillisants ? Sagesse ou lassitude ? Andreu, à Ségovie, ne se fait pas remar­quer par ses matons. Il est un des seuls anars du MIL 1. Depuis plusieurs mois, Juan-Luis a été dirigé vers une autre centrale. Et Andreu est quasiment le seul Catalan dans cette prison politique où prédominent les Basques de l’ETA. Il est arrivé à Ségovie après la grève de la faim et les soixante-jours de cachot imposés aux autres prisonniers. Les Basques le connaissaient pour avoir lu la relation de son procès dans la presse franquiste. Et aussi parce que les frères Canals sont fameux comme le loup blanc. Les Dalton du terrorisme, en quelque sorte… Mais Andreu n’a pas courtisé les Basques et les Basques ne sont pas venus le chercher. Il passait donc l’essen­tiel de ses journées à lire et écrire derrière la porte, pourtant ouverte, de sa cellule.

Les Basques pouvaient-ils craindre qu’Andreu, malgré ses états de service, ait échappé à la peine de mort en échange de quelques indiscrétions à venir ? Ce n’est pas impossible. N’était-ce pas un flic infiltré parmi les tôlards qui avait fait avorter une première tentative d’évasion ? Pourtant, après plusieurs semaines de solitude presque absolue, Andreu a été invité à rejoindre pour quelques heures le petit groupe compact des militants de l’ETA, réunis près des cabinets puants. Les hommes se sont refermés autour du nouvel arri­vant comme une plante phagocyte autour de sa proie. Bien malin le maton qui aurait pu saisir la plus petite bribe de conversation. On aurait pu croire que la demi-douzaine de prisonniers n’était là que pour partager les joies fugitives d’une trop rare cigarette. Et pourtant…

Depuis ce jour, Andreu venait matin et soir faire antichambre devant les cabinets. Au début, il n’y entrait qu’une fois par jour, au vu et au su des gardiens, juste le temps de satisfaire ses besoins les plus élémentaires. Il utilisait pour cela celui des deux édicules le plus éloigné du mur. Puis il est devenu un habitué de celui de droite, dans l’angle de la cour. Là, les matons ne pouvaient pas le voir entrer, ni lui ni les autres se livrant à ce douteux manège, car il y avait toujours un petit groupe réuni juste devant la grille rouillée.

Luxe relatif, le fond des cabinets est constitué par un mur recouvert de carreaux de porcelaine. Depuis le début de l’année, les Basques sont certains, d’après leurs recoupe­ments, qu’il existe derrière le mur un espace inconnu. Car la profondeur des cellules de ce secteur est inférieure à la longueur du couloir d’accès débouchant sur le corridor-promenade donnant sur l’enfilade des portes à guichets. Du moins pour les deux cellules situées près des toilettes. Dans le hangar à bois, un prisonnier a déniché un bout de ferraille que de longs frottements sur le sol bétonné ont affûté. Deux ou trois jours plus tard, ce poinçon entrait tranquillement dans le cabinet de droite, niché dans une poche désinvolte. Il fallut moins d’une matinée pour desceller six carreaux, découvrir qu’ils étaient fixés sur un galandage de faible épaisseur et les replacer aussitôt, ni vu ni connu. Quelques jours encore pour confectionner et acheminer une planche aux dimensions exactes de ces six carreaux, deux en largeur, trois en hauteur. Une heure à peine pour faire sauter une nouvelle fois les carrés de faïence grisâtre, les coller consciencieusement sur la planche, abattre la cloison de coups redoublés masqués par les chantonnements d’autres prisonniers, étonnamment gais, restés au dehors, et installer au millimètre près la planche revêtue des six carreaux, pour masquer la béance. Le choix de Mikel Laskurain Mantilla et de ses amis de l’ETA était désormais urgent et délicat : contacter le plus possible de candidats à l’évasion tout en évitant de se confier à un traître potentiel, comme en connaissent toutes les sociétés carcé­rales. C’est ainsi qu’Andreu était allé fumer sa première ciga­rette dans les relents de pisse et d’excréments, au milieu du groupe anodin et étanche des militants basques.

La pièce que masquait le mur est extrêmement exigüe. Les dimensions d’un placard, laissé pour compte lors de transfor­mations antérieures. Deux personnes y tiendraient à peine. Là, après avoir refermé sur eux la planche mobile, les sept ou huit prisonniers mis au parfum se succèdent jour après jour, au rythme d’un toutes les deux heures. Ils ont commencé par creuser, à la verticale, un puits de soixante centimètres de diamètre. Le sol est sec, caillouteux, et les rares outils de fortune ne servent que très peu. Il s’agit de ne pas donner l’alarme par des coups répétés et mystérieux. Les mains restent donc l’ustensile le plus approprié. Lorsque la terre est trop résistante, on puise dans la cuvette quelques poignées d’eau douteuse qui, en quelques dizaines de minutes, ramolliront la matière, au risque de la rendre encore plus âpre pour le lendemain. Ce travail de fourmi se fait dans l’obscurité com­plète, à peine interrompue par les relèves successives, qui permettent aussi de jeter les gravats accumulés dans le trou des chiottes. Mais à petites doses, car il suffirait d’une poignée trop grosse pour boucher l’écoulement. Un plombier appelé par les matons trouverait sans doute le double-fond…

Deux mètres à la verticale, puis un coude. Le boyau pro­gresse maintenant sous les cellules, à l’horizontale, évite le béton massif d’un soutènement – il faut plus d’une semaine pour trouver un passage meuble – puis met le cap vers la sortie. Juste au -dessus, une sentinelle monte la garde devant sa guérite, à deux pas de la lourde porte métallique, haute, imposante, revêtue de piques acérées, éclairée jour et nuit. Les griffes se font feutrées, amoureuses presque ; la terre s’étiole lentement. Seule, une petite boussole, entrée grâce à la désinvolture plus ou moins complice d’un gardien, indique de sa pâle luminescence verdâtre le cap à tenir. L’équipe des terrassiers s’est renforcée. Ils sont quatre, parfois cinq, ensemble, dans le tunnel. Foreur en tête, deux ou trois convoyeurs de terre qui acheminent leur butin poisseux (la canalisation des chiottes fuit et se répand à travers la caillasse) jusqu’à l’angle suivant, passant le relais précautionneusement pour l’apporter finalement là-haut, juste derrière la planche, dans la petite pièce obscure où un cinquième larron assure une permanence attentive. Qu’un gardien appelle par hasard l’un de ceux qui creusent, le guetteur sera aussitôt prévenu par l’un des prisonniers restés dans la cour et pris d’un urgent besoin. L’homme ressortira des cabinets, le guetteur fera aussitôt remonter le terrassier recherché et l’aidera à se glisser dans les toilettes, par la planche entrebâillée, tandis qu’un petit groupe réuni juste devant la grille empêchera les matons d’assister à la « résurrection » du prisonnier qui, nonchalamment, sortira enfin par la grille comme s’il avait profité de son long séjour aux chiottes pour rêvasser ou fumer un clope.

Andreu est descendu quelques fois dans le boyau. Mais il n’est pas un des terrassiers assidus. Il est l’un des rares catalans et, de ce fait, les gardiens risqueraient de remarquer ses trop fréquentes absences. Tandis que les Basques, il y en a une bonne vingtaine. Alors, un de plus, un de moins… Mais le courant, entre Andreu et les membres de l’Eta, est passé. Définitivement. On se consulte sur la suite, on envisage même, après l’exil en France, des actions communes sur le sol espagnol. On évoque aussi Martina, la soeur d’Andreu, qui enseigne à l’Université de Genève, et qui pourrait servir de planque si les Français se faisaient trop insistants. Et, en attendant, on étudie, on évalue, on critique les instructions qui, par les moyens les plus inimaginables, parviennent de l’extérieur. Ensuite, par les mêmes voies, on achemine les réponses, les acquiescements, les objections.

Le tunnel est presque rectiligne. Trente mètres au moins, peut-être cinquante. A une extrémité, on est à la verticale du couloir qui dessert les cellules. A l’autre, on se trouve sous la caserne militaire : Ironie, les terrassiers entendent parfois le martèlement des brodequins, le bruit des crosses qu’on repose dans les râteliers. Entre la prison et la caserne, des murs, des grilles, des trottoirs, une rue asphaltée. Mais les terrassiers ne verront que de la terre, des éboulis, de la merde qui suinte, des canalisations à éviter, des gaines électriques à ne toucher sous aucun prétexte. Et quand je dis « verront »…

Vive le tout à l’égout. Les terrassiers sont devenus égou­tiers. Ils pataugent dans les miasmes et les eaux croupies, évitent tant bien que mal les morsures de rats et les infections malignes. De collecteur en collecteur, cinq cents mètres de canalisations voûtée, qui atteignent parfois la taille d’un homme accroupi, mais obligent en d’autres passages à s’allon­ger et à ramper dans la boue. Se souvenir de chaque ramifica­tion pour ne pas se perdre en revenant. Faire le tour du propriétaire. Etablir le plan des lieux. Et localiser la meilleure issue.

Elle se trouve au nord-ouest de la prison. Quatre-vingt mètres à vol d’oiseau. Des centaines par le labyrinthe. A deux pas de la route 501 qui mène à Sepulveda, d’où, cap nord-est, on atteint en trois ou quatre heures les premiers contreforts des Pyrénées. Une esplanade d’herbe sèche devant un bâti­ment sans grâce, entrepôt sans doute. Un caniveau. Un soutènement de béton pour permettre aux eaux du caniveau, les jours d’orage, de s’engouffrer dans une large ouverture ovale qui disparaît sous le terre-plein. Et, pour éviter que les branches, feuilles et autre détritus aillent obstruer la conduite, une lourde grille de fer dont les seize barreaux, distants de cinq centimètres les uns des autres, sont directement coulés dans le béton. Deux des militants basques viendront jusqu’à la grille à six reprises. Mais par l’intérieur : histoire de baliser le parcours et d’évaluer le temps nécessaire à trente fuyards pour recouvrer la liberté.

Paz a un triple avantage. Elle est sympathisante de la cause. Elle n’est fichée nulle part. Et elle est jolie. Ce qui facilite parfois bien les choses. Elle a été contactée à Madrid, en décembre. En janvier, elle a été présentée aux trois autres membres du commando et, en février, elle fait les cent pas à proximité de la prison de Ségovie. Fille à soldats en attente d’un permissionnaire ? La caserne donne sur la 501. Elle observe les allées et venues des policiers, note les heures de relève, flâne dans les ruelles poussiéreuses qui desservent les entrepôts. Son œil furète parmi les herbes rares, elle suit les caniveaux. C’est que, de l’intérieur de la grille, les deux détenus n’ont pu donner à leurs intermédiaires qu’une des­cription vague du lieu où l’eau du caniveau s’engouffre entre seize lourds barreaux. Et que, même à la bousSole, ils n’ont pu estimer avec précision la distance qui les sépare de l’enceinte de la prison.

Ça y est ! Ça ne peut être qu’ici. Il ne reste plus qu’à revenir demain, à l’heure convenue.

A l’heure dite, Paz flâne nonchalamment sur la 501, insensible aux coups d’avertisseurs des camionneurs machos passant en trombe au volant de leurs gros-cul. Elle oblique à droite, sur le chemin de terre que délimitent les murs mal blanchis d’un quelconque entrepôt, elle descend précaution­neusement dans le large caniveau, s’accroupit sur sa jupe plissée de gamine sage et apaise sans hâte un impérieux besoin. Elle est à moins de deux mètres de la grille. Un sifflement grave et presque imperceptible lui parvient, elle sifflote à son tour et un visage barbu, puis deux, viennent s’insérer entre quatre mains agrippées aux barreaux. Le contact est établi. A voix basse, presque chuchotée, les consignes sont passées, un nouveau rendez-vous est pris pour demain. Paz apportera, outre l’accord définitif du commando, deux appareils photographiques qui patienteront dans le double-fond des cabinets jusqu’au cinq avril à quatorze heures. Car FETA a besoin de publicité. Rien de tel qu’un bon reportage illustré qu’on publiera dans la presse clandestine et qu’on donnera ensuite aux journaux étrangers. Les évadés joueront aux envoyés spéciaux.

Le quatre au soir, deux des militants du commando scieront une douzaine de barreaux. Et, le lendemain, une légère indisposition alimentaire fera se succéder les prisonniers impatients devant les grilles des cabinets, dans la cour Est de la prison de Ségovie.

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