Nuit de lune pleine. Dormi à la belle étoile, sur un simple lit de camp, a mille-huit-cents mètres d’altitude, dans une échancrure de rocher, à l’abri du sommet, en pleine montagne de Lure, au-dessus de la zone de végétation. Serait-il l’oeuvre du plus grand des artistes, le plafond du plus magnifique des palais ne serait rien à côté de ce dais d’azur sombre, illuminé ici par le satellite nimbé, là par des myriades d’étoiles que, paysan devenu citadin, je peine aujourd’hui à reconnaître.
Obscurité relative, rassurante et inquiétante à la fois. Malgré l’été, me suis emmitouflé dans le sac de duvet, la tramontane cinglant par bouffées à mes oreilles. Sommeil venu tard, alors que déjà perçaient à l’est, dans une brume lointaine, les premières clartés du jour.
Soudain, rumeur lapidaire, entrechocs innombrables, inhumains, grandissant en bourdon obsédant. Demi-éveil, de crainte et d’incrédulité. A la brune, j’avais pourtant fait l’inventaire de mon royaume. Rien ou presque. Un chemin tordu, des amoncellements des pierres sèches et plates, de la taille d’une main, écailles de planète déshéritée. Aucune présence humaine ni animale. Et voilà pourtant qu’enfle ce lancinant tremblement galactique et irréel, comme tombé de la crête de Lure.
En catimini, je me retourne sur ma couche, juste à temps pour entrevoir la première grappe d’animaux fondant vers moi. Ils sont des centaines, peut-être un millier, qui avancent imperturbables, cap sur mon esquif de nuit. Une armée de moutons obstinés, regard dans la caillasse, qui gagnent un mètre à la seconde et vont m’engloutir.
Fantasme. Il me suffirait de me lever d’un bond pour détourner leur flot mais je choisis de n’être qu’un rocher parmi les autres, à hauteur de pis et de mamelles. Sans attention pour mon embarcation ni ma personne, ils s’approchent, frôlent la proue de mon lit de toile, s’échancrent alors, passent au bout de mon nez, insolents. Séparé en deux colonnes par ma présence, ils convergent à nouveau, se réunissent au-delà de mes orteils crispés sous la toile.
On m’avait appris à compter les moutons pour m’endormir. En cette aube lunaire, plus je les compte et plus je m’éveille. Le flux se poursuit dans le tintamarre des galets piétinés, interminable. Je navigue dans un océan de laine grise puis les cailloux du rivage réapparaissent et, avançant sur la plage, je découvre deux lourds brodequins et les canons bleu-sale d’un bas de pantalon, qui portent un pas sans âge ni fatigue, cadencé par la pointe d’un bâton torturé.
Il est temps pour moi de me mettre sur pieds et de saluer cette apparition au visage sombre, aux rides d’oiseau de proie, aux yeux sereins et curieux, à la défroque luisante, à la main solide, qui n’approchera pas la mienne. Rencontre d’un autre type, nous restons à distance de bâton, non par méfiance, mais parce que nous ne venons pas de la même planète. Lui est berger. Berger d’étoiles, berger d’éternité, berger de sagesse, berger de solitude et, accessoirement, berger de moutons.
Voilà des siècles et des siècles, des millénaires même, que son chemin, sa draille, passe par ici. Au néolithique déjà, des hommes se levaient, la nuit, pour garder leurs troupeaux. Celui-ci est l’enfant naturel d’une tribu de l’âge de la pierre taillée, sa vie suit à la trace les générations précédentes et, au monde, il ne connaît que l’existence lointaine d’autres drailles, d’autres bergers qu’il n’a jamais rencontrés mais dont il sait le nom, le surnom, les qualités, les faiblesses, ainsi que l’importance et la consistance de son troupeau.
Autre planète, vraiment, où je suis tombé comme en songe, dans ce désert de cailloux plats qui m’entoure à mille-huit-cents mètres d’altitude, ce désert qui résonne encore au loin d’un piétinement tellurique mais d’où la silhouette a disparu avant le premier rayon. Au ciel, l’étoile du Berger a elle aussi disparu. A-t-elle d’ailleurs jamais existé ?