L’Armor, pays de la mer et de l’aventure

L’Homme à la Barque / Armorique et Finistère / Au rythme des marées / Prenez garde à la Chienne du Monde  / Découvreurs et corsaires / Sardine, Morue et Cie / Plus bretons que les Bretons: les îliens / Les phares et leurs gardiens

La Bretagne traditionnelle se divisait en neuf régions bien distinctes. Le Léon, le Trégorrois, le Penthièvre, le Pays malouin, le Pays de Dol et le Pays de Rennes s’ouvraient sur la Manche. La Cornouaille, le Vannetais et le Pays nantais don­naient sur l’Atlantique, ainsi que le Pays de Retz, dixième entité, qui ne fait plus partie de l’entité bretonne contemporaine.

Avec la Révolution française, puis le découpage napoléonien, sont apparues de nouvelles limites, qui découpent la Bretagne en cinq départements, Finistère à l’ouest, Côtes-du-Nord et Ille-et-Vilaine au nord, Morbihan et Loire-Atlantique au sud.

Suivant qu’on est géographe ou linguiste, on peut aussi s’attacher à diviser la Bretagne en Haute et Basse-Bretagne, ou en pays bretonnant et pays gallo.

Mais s’il est, dans cette Bretagne unique, deux zones entre lesquelles peuvent apparaître de notoires différences, ce sont bien l’Armor, pays de la mer, et l’Argoat, pays des forêts. Certes, les défrichements successifs ont fait de la terre bre­tonne l’une des moins boisées de France, mais le goût du mystère, propre aux forêts profondes, continue de hanter la Bretagne intérieure, rurale, laborieuse, parfois résignée, alors que la Bretagne côtière, faite à tous les dangers, a su aussi, au fil des siècles, s’ouvrir l’esprit en même temps que l’horizon.

Pierre-Jakez Hélias, dans son extraordinaire Che­val d’Orgueil, montre bien cette frontière qui, à quelques mètres seulement du rivage, sépare ces deux mondes, longtemps ignorants l’un de l’autre. Et il nous pardonnera sans doute de reproduire ici celui de ses Contes bretons qui exprime le mieux cette frontière invisible et infranchissable: l’«Homme à la Barque».

L’Homme à la Barque

«En ce temps-là, dit-on, il ne restait plus qu’une barque entre Penhors et La Torche, et cette bar­que était la sienne. Ne me demandez pas com­ment avaient disparu les autres, le fond de la mer doit en savoir quelque chose. L’Homme à la Bar­que pêchait tout seul dans la baie, à l’écart des flottilles de Penmarc’h ou d’Audierne. Ce n’était pas un homme sauvage, mais il avait sa tête à lui et personne n’a jamais réussi à savoir ce qui se passait dans cette tête-là. Personne, et surtout pas sa femme, une noiraude taciturne qui écorchait deux ou trois champs pelés sur la palud, derrière le cordon de galets sonores, pour avoir quelques pommes de terre à mettre autour de son poisson. Jamais ses mains ne s’occupèrent d’autre chose que du mât, de la voile et de la coque. Peut-être même n’avait-il aucun souci de la pêche, car il lui arrivait assez souvent de laisser ses filets au sec et, ces jours-là, les pommes de terre devaient se pas­ser de poisson. Au reste, la part de sa femme et la sienne étaient si bien séparées que l’Homme à la Barque n’aurait pas daigné donner un coup de bêche ou aller autour de la vache, dans les années grasses où il y en avait une dans l’étable. La femme, de son côté, ne portait jamais ses pieds nus plus bas que la ligne de goémons qui mar­quait la limite de la haute mer, son mari lui ayant déclaré, une fois pour toutes, qu’un marin de bonne race devait parvenir jusque-là par ses pro­pres forces avant de demander l’aide des paysans. Telle était la coutume des Anciens.

Et c’est pour respecter cette coutume que mourut l’Homme à la Barque, devenu déjà vieux et plus intraitable que jamais. Une nuit de septembre, un grand navire s’en vint donner, toutes voiles dehors, sur les rochers au large de Penmarc’h. Le vent était si fort que les huniers et les perroquets furent arrachés et emportés à plus d’une lieue dans les terres où les paysans s’en firent de bien rudes chemises.

L’Homme battait la côte comme il faisait à chaque fois que se levait la tempête. Avec mille peines, il parvint à pousser sa barque dans les vagues. Le premier, il atteignit le navire démantelé. Il lutta toute la nuit pour sauver les âmes en perdition. Quand parut l’aube, après six va-et-vient, il avait ramené dix-sept naufragés au port de Saint-Gué­nolé. Sans maudire, il reprit la mer et mit le cap sur sa maison dont le pignon blanchi luisait sur la palud. Quand la barque s’échoua sur la grève, il s’évanouit de fatigue mortelle. C’était marée basse. Le flux ranima le pauvre bougre. Il sortit de sa barque et se traîna sur les genoux vers le cor­don de galets. Mais il ne trouvait plus sa respira­tion et la mer gagnait sur lui, de plus en plus forte. Là-bas, derrière la ligne de goémons, sa femme l’attendait, raide debout, tricotant un bas de laine. Il fallait qu’il arrivât par ses propres forces. Mais les vagues, maintenant, lui crevaient sur les épau­les, le renversant à chaque fois. Il eut encore le temps de voir sa barque folle passer devant lui sans dire adieu, il entendit le bruit que fit la quille en heurtant le dernier rocher. Alors, il se laissa aller. Quand il fut avalé par la mer, à trente pas devant elle, la tricoteuse ramassa son ouvrage et s’assit sur les galets pour chanter le Libera.»

Armorique et Finistère

Il ne suffit pas à un pays qu’il soit entouré d’eau pour être forcément maritime. L’exemple des îles de Corse et de Sardaigne, placées au coeur de la Méditerranée mais dont la population s’obstine à tourner le regard vers l’intérieur, prouve assez le contraire.

En Bretagne, s’il est vrai que l’Argoat cultive la nostalgie des forêts mystérieuses, l’Armor, pays de la mer, est au contraire tout entier tourné vers la mer, le rythme de ses marées et l’exigence de ses travaux. Un peu d’étymologie suffit à s’en con­vaincre: la Bretagne s’est longtemps appelée Armorique, pays d’Armor. Et même l’administra­tion napoléonienne, malgré son incommensurable mépris des réalités locales, n’a pu empêcher que le plus occidental des nouveaux départements français prît le nom de Finistère, littéralement «fin des terres».

Pour celui qui vient de l’intérieur, la mer ne com­mence pas toujours avec la vision de l’eau. Le relief et la végétation font en effet qu’on ne la découvre souvent qu’au détour d’un ultime che­min, d’un ultime rocher. Mais, pour celui qui sait humer, entendre et observer, la mer commence bien avant.

Avec une certaine couleur des nuages, s’avançant de l’ouest comme proues de bateaux, et franchis­sant mollement la première ondulation du conti­nent. Avec l’odeur d’iode et de goémon, qui s’insi­nue jusque dans les terres proches, à marée basse surtout. Avec, enfin, ce ronflement rauque, pro­fond, obsédant, venu de partout et de nulle part, comme le souffle fort d’un dormeur harassé mais aux aguets: la houle. Avec, aussi, les vols et les cris du goéland, de l’huîtrier-pie, de la sterne, de la mouette. Avec, enfin, l’inclinaison chantournée, résignée et douloureuse des cyprès et autres genêts.

Au rythme des marées

Les deux principaux quotidiens de Bretagne, Ouest-France et le Télégramme de Brest, éditent chaque année des centaines de milliers de petits fascicules gratuits, distribués dans les magasins de journaux proches de la côte, et différents d’un port à l’autre: les horaires des marées. C’est que, de Nantes au Mont-Saint-Michel, toutes les activi­tés humaines sont déterminées par ce rythme de flux et de reflux qui, à raison de presque deux pleines mers par 24 heures, conditionne l’entrée et la sortie des bateaux, le ramassage des coquillages ou la récolte du goémon.

Obstacle, la marée est aussi un appel. Appel du large, appel de l’aventure. C’est sans doute pour­quoi l’aventure en mer existe en Bretagne pour les Bretons depuis des temps immémoriaux, comme le cours des marées elles-mêmes.

Dans la mythologie celte, la Bretagne océane se nommait Letavia. Les légendes irlandaises y situaient le promontoire où les âmes de morts se retrouvaient avant de franchir la passe vers l’Au­tre-Monde. Il est donc vraisemblable que les pre­miers navigateurs bretons se mirent d’abord en quête d’une découverte de caractère mystique, celle de l’Autre-Monde, qui les amena à des terres nouvelles et inconnues.

Au IIIe siècle av. J.-C., le navigateur marseillais Pythéas fait escale sur la côte sud de l’Armorique. Il y découvre de nombreux ports fort bien organi­sés. Il entre en contact avec Iolla, la reine d’Oues­sant, qui lui remet de l’ambre et de l’étain. Ainsi sait-on qu’à cette époque déjà, les marins bretons connaissent les voies maritimes qui mènent aux richesses du Nord.

Dans la région de l’actuelle Vannes, le peuple des Vénètes dispose de navires construits en chêne dur, particulièrement résistants aux coups de mer et aux écueils. Ces navires à voiles assurent le commerce avec les îles Britanniques, où ils appor­tent du sel en échange d’ambre et d’étain. Les marins vénètes font preuve d’une extraordinaire sûreté et, lorsque César se met en tête de les com­battre sur mer, ils se jouent de ses bateaux, trop lourds et maladroits. Hélas, en l’an 56, lors d’un affrontement entre flottes romaine et vénète, le vent fait subitement défaut et les navires bretons, immobilisés, sont rapidement rejoints et anéantis par les bateaux romains, que des centaines de galériens font évoluer à la rame. Les richesses côtières des Vénètes seront prises par les Romains, les chefs vénètes exécutés et c’en sera fait, pour longtemps, du rêve maritime des Bretons.

Prenez garde à la Chienne du Monde / Qui vous saute dessus et n’aboie jamais

La Chienne du Monde, que chaque Breton craint autant que l’Ankou, c’est la misère. Et cette chien­ne-là a des petits partout. C’est elle qui, plus désormais que la quête de l’Autre-Monde, va pousser à nouveau les Bretons vers l’océan. De petits ports vont renaître, en partie pour la pêche côtière, en partie pour l’assistance aux marins étrangers, Flamands ou Anglais qui, craignant les écueils et les mauvaises passes, font volontiers appel à des pilotes bretons, passés maîtres dans cette difficile navigation. Mais gare aux navires qui, avec ou sans pilote breton, n’auront pu éviter de se fracasser sur les rochers! A terre, une vérita­ble industrie s’est mise en place, celle des pilleurs d’épaves. Entre Quimper et Douarnenez, les Bigou­dens s’en sont fait une véritable spécialité, et des règles très strictes ont été établies, qui définissent les droits de chacun des pillards. On dit même que certains, non contents de bénéficier des catas­trophes, vont jusqu’à les provoquer, induisant en erreur les navigateurs en difficulté, afin de créer ou, à tous le moins, de précipiter le naufrage. Mais ces naufrageurs, s’ils ont existé, ne furent sans doute pas très nombreux, car de tels subter­fuges n’étaient que rarement nécessaires: les nau­frages étaient fréquents et les pilleurs d’épaves ne chômaient pas.

Ce n’était pourtant pas le seul travail des Bretons de la côte. Tandis que les femmes ramassaient sur la grève le goémon nécessaire à la fertilisation des cultures, la plupart des hommes s’étaient mis à partir en mer, pour des campagnes de pêche plus ou moins longues, plus ou moins éloignées. A proximité, on pêche la sardine et le merlu (la mer­luche), qu’on fait sécher. Puis, à la fin du Moyen Age, Giovanni Caboto (alias John Cabot, navigateur italien au service de l’Angleterre) découvre une nouvelle terre, dont les abords sont si pois­sonneux qu’il la nomme «Terre des Morues». Il s’agit, en fait, de Terre-Neuve. Aussitôt, en Bre­tagne comme sur les côtes anglaises, des arma­teurs mettent au point de nouveaux bateaux, capables de se rendre dans ces contrées et d’en rapporter, en grandes quantités, de la morue séchée. Ainsi débute la pêche au grand large, le «grand métier». C’est lui qui, aujourd’hui encore, fait vivre une bonne partie de la Bretagne mari­time.

Découvreurs et corsaires

A la fin du XIIe siècle, le Vénitien Marco Polo avait atteint l’Asie-Orientale par voie de terre. Ainsi était né le mythe de Cathay, le nom que Marco Polo avait donné à la Chine du Nord, et de Xipangu, où l’or était, disait-on, aussi répandu que la roche en Bretagne. Ce mythe allait, dans l’esprit des Bretons, prendre le relais de celui de l’Autre-Monde, ce d’autant que les récits des Chevaliers de la Table Ronde et de leur quête du Graal con­féraient aux aventuriers ce souffle de poésie sans lequel ils n’eussent été que des brigands.

En 1492, Christophe Colomb découvre les Baha­mas et les Antilles. En 1499, Cabot aborde à Terre-Neuve. En Bretagne, les armateurs affrètent des navires et recrutent des équipages. Il doit exister un passage par l’ouest pour atteindre Cathay et Xipangu. Sur les quais de Saint-Malo, un marin de quarante ans, qui a déjà bourlingué dans l’Atlantique sud et en a ramené «femme sauvage», rêve de découvrir la route de l’or et des épices. Il se nomme Jacques Cartier. Et, puisque Portugais et Espagnols tiennent la voie qui mène aux Antil­les, il tentera de découvrir un passage par le nord.

Après vingt jours d’une traversée facile, Cartier atteint Terre-Neuve. Ensuite, dépassant l’île aux Oiseaux et la baie des Chaleurs, il atteint ce qu’il croit être un détroit et, au bord de cette large embouchure, il plante la croix à fleur-de-lys. On appellera cette terre la Nouvelle-France et Cartier note cette nouvelle possession du roi de France dans son livre de bord, à la date du 24 juillet 1534. Mais les Indiens (il en ramène deux à Saint-Malo comme preuve de sa découverte) utilisent sou­vent, dans leur langue, le terme de «Canada» et c’est l’appellation qui prévaudra finalement.

Depuis 1532, la Bretagne est française, du moins officiellement. Ce rattachement, s’il accroît encore la misère des campagnes, voit aussi le développement de nombreux ports bretons. Parmi eux Lorient, dont le nom (l’Orient) est lié à la création par Colbert, en 1664, de la Compagnie des Indes. C’est à cette époque que de nombreux Bretons, poussés par la misère à s’embarquer sur les navires de la compagnie, prennent l’habitude de louer leur talent de marin, non plus aux arma­teurs de pêche hauturière, mais à ceux de la marine commerciale. C’est de cette époque aussi que date la surprenante connaissance qu’ont de la planète, et particulièrement des continents bai­gnés par les océans, les familles de Bretagne.

Avec la guerre contre les Anglais et les Hollandais apparaît aussi une surprenante activité, dont Saint-Malo «vaisseau de granit, peuplé d’individualistes ombrageux que seul rassemble le goût du risque sur mer», devient le centre incontesté. Il s’agit de la «course en mer». Certes, la piraterie des mers sévissait depuis toujours. Mais elle était restée affaire privée. Avec la guerre, c’est officiellement que les pirates opèrent désormais. Leur nouveau nom, d’ailleurs, n’a plus rien d’infamant. Ils sont devenus corsaires. C’est que le Roi-Soleil, Louis XIV, a plus d’ambitions que de possibilités et que la marine nationale, installée dans l’imprenable rade de Brest, fait en mer piètre figure face à l’en­nemi. De plus, les caisses sont vides. C’est pour­quoi les plus téméraires parmi les marins bretons allaient se voir remettre par le Roi des «lettres de course» qui leur permettaient d’attaquer impuné­ment les navires anglais et hollandais, puis espa­gnols. A charge pour eux, après avoir trucidé l’équipage et coulé le bateau ennemis, de remettre au roi la moitié (en théorie…) de l’or et des riches­ses prélevés à bord. Dugnay-Trouin est sans doute le plus célèbre des corsaires de cette époque. Un siècle plus tard, lorsque des combats se seront déplacés de l’Atlantique vers la mer de Chine, et que la royauté aura fait place à l’Empire, c’est un autre Malouin, Surcouf, qui ranimera la flamme corsaire dans l’âme bretonne.

Sardine, Morue et Cie

Voilà plusieurs siècles que les premiers pêcheurs bretons ont mis le cap sur Terre-Neuve, où étaient signalés d’importants bancs de morues. Au début, le voyage se faisait à la voile et le poisson, immé­diatement salé dans la cale, n’était vendu dans les ports d’armement qu’après plusieurs mois de campagne en mer. Dès la fin du siècle dernier, la voile a progressivement cédé la pas à la vapeur, mais les lieux de pêche hauturière sont restés à peu près les mêmes, Terre-Neuve, Islande et, d’une manière plus générale, mers froides du Nord. Enfin, avec le développement de la congé­lation et la modification des habitudes alimentai­res, ce sont de véritables usines flottantes qui, à l’exemple japonais, ont été construites et permet­tent aujourd’hui de conditionner le poisson, thon et morue pour l’essentiel, sur les lieux mêmes de sa capture.

Ce développement technologique n’a pas sup­primé le chalutage (pêche au filet) artisanal, et de nombreux chaluts à la coque de bois et aux dimensions modestes continuent de rapporter leur pêche, fraîche, dans les ports de Douarnenez, d’Audierne et, surtout, du Guilvinec, tandis que Concarneau et Lorient se sont progressivement spécialisées dans la pêche hauturière industrielle.

La langouste, pour laquelle la demande a long­temps dépassé l’offre, a également poussé les pêcheurs vers des zones de pêche de plus en plus éloignées, Irlande, Mauritanie, Antilles. Mais la congélation a fait baisser les prix, tandis qu’une pêche trop intensive appauvrissait, année après année, les fonds marins, au point que, ces derniè­res années, de nombreux langoustiers ont été mis en cale sèche.

L’éloignement des grands centres de consomma­tion porte aussi un préjudice important à la Bre­tagne, si bien qu’il n’y a pas, aujourd’hui, assez de travail pour tous ceux dont la pêche est le métier, et qui doivent chercher embauche dans des ports où, grâce à de meilleures communications terres­tres, l’activité de pêche reste intense: Boulogne et La Rochelle.

La pêche côtière, plus saisonnière dans la mesure où elle dépend des migrations du thon, de la sar­dine et du maquereau, a été marquée, dès le siècle dernier, par un extraordinaire développement dû à l’invention de la stérilisation. Une très importante flotte de petits chalutiers côtiers et de sardiniers, à voile d’abord, à moteur ensuite, s’est constituée sur toute la côte sud. Cette pêche s’est alors dou­blée, à terre, de nombreuses activités de conserve­rie. Mais, aujourd’hui, la concentration de grandes conserveries à l’intérieur des terres, ainsi que la concurrence de la congélation, ont peu à peu compromis cette forme de pêche.

Mais il ne s’agit là que de comparaisons et si, en regard de ce que fut la pêche bretonne voilà une génération, les statistiques notent un indiscutable tassement, il n’empêche que les grandes criées de Lorient, de Concarneau, comme aussi de Saint-Nazaire, du Croisic ou du Guilvinec, continuent d’assurer la commercialisation annuelle de près de 100 000 tonnes de poisson, tandis que les viviers d’Audierne ou de Douarnenez recèlent encore, vivants, des milliers de langoustes, de homards, de crabes et d’araignées de mer, prêts à être expédiés vers toutes les destinations de l’Europe gour­mande.

Il convient de mentionner ici l’aquaculture, parti­culièrement celle des moules (mytiliculture) et des huîtres (ostréiculture). Les «agriculteurs de la mer» travaillent sur des portions du domaine public maritime, concédées par l’Etat à proximité immédiate du rivage. L’huître bretonne, plate, nécessite des soins particuliers et, au cours de sa croissance de quatre ans, il n’est pas rare qu’elle doive être transportée en de multiples lieux avant de terminer son existence dans la rivière de Bélon. C’est pourquoi son prix est élevé. Aussi les ostréiculteurs ont-ils implanté des variétés à crois­sance plus rapide, huître portugaise d’abord puis, après une grave épizootie, huître japonaise, moins fragile.

Plus bretons que les Bretons: les îliens

De Saint-Nazaire au Mont-Saint-Michel, les îles bretonnes se nomment Hoëdic, Houat, Belle-Ile, Groix, Glénans, Sein, Molène, Ouessant, Batz, Sept-Iles, Bréhat. Et encore ne s’agit-il là que des plus importantes, car ils sont des milliers, les éclats de rocher ou de lande qui affleurent à peine, à marée haute, et dégagent à marée basse des reliefs insoupçonnés, paradis hybrides pour algues et oiseaux.

Si quelques-unes, du fait de leur situation et de leur aspect, peuvent être considérées comme hospitalières (Belle-Ile, Bréhat, Batz), les autres présentent des conditions si dures qu’elles n’ont été peuplées, pendant des siècles, que par quel­ques dizaines de familles de pêcheurs, presque totalement isolées du reste du monde, qui ont développé, parfois jusqu’à la caricature, les carac­tères de volonté et d’obstination propres à l’âme bretonne. D’autres enfin, par leur forme ou leur taille, s’apparentent plus à l’écueil qu’à l’île et n’a­britent, à année longue, que des oiseaux marins.

Mais les deux îles qui parlent le plus au cœur des Bretons sont sans doute Sein et Ouessant. Une maxime dit bien la part de malheur qu’elles recè­lent pour les marins: «Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Sein voit sa fin.»

Dans le prolongement de la pointe du Raz, déchi­quetée à l’extrême, l’île de Sein est en revanche totalement plate. Sa superficie atteint à peine le kilomètre-carré, et ses habitants le millier. Quant au point le plus élevé en temps de marée (maisons non comprises), il n’a pas une altitude de deux mètres, si bien qu’à deux reprises, en 1868 et 1896, l’île a été complètement submergée. La petite histoire veut que les habitants de Sein aient autre­fois attaché des torches aux cornes de leurs vaches pour provoquer le naufrage des navires croisant dans les parages. Si tel a été le cas, du moins sont-ils devenus, depuis, des sauveteurs d’un dévouement et d’un courage extrêmes, et les naufragés qui leur doivent la vie ne se comptent plus.

A 20 kilomètres à l’ouest du Conquet, Ouessant dresse, au contraire, d’impressionnantes falaises face à la furie de la mer et à la violence des cou­rants. Pourtant, la terre est fertile et l’esprit des quelque mille cinq cents Ouessantins, s’il est hau­tain et solitaire, est aussi accueillant et, plus encore, ouvert au monde. Il est vrai que l’élevage des moutons, dévolu aux femmes, ne suffisait pas à l’autonomie de l’île, si bien que les hommes, tous tournés vers la mer, se partageaient – et se partagent encore – entre deux activités, la pêche et, surtout, la marine marchande. C’est ce qui explique la présence, jusque dans les plus hum­bles maisons, d’objets baroques en provenance des cinq continents, avec une indiscutable prédi­lection pour l’Asie…

Plus encore que les abords de Sein, les parages d’Ouessant ont, de tous temps, représenté un dan­ger mortel pour les navigateurs. Dans le passage du Fromveur, semé d’écueils, on ne compte plus les épaves englouties. C’est le naufrage du Drum­mond Castle, le 17 juillet 1896, qui a causé la plus grande perte en vies humaines, 105 hommes d’é­quipage et 146 passagers disparus, pour seulement trois rescapés, deux membres d’équipage et un passager. Aujourd’hui, si le progrès de la techni­que et l’organisation des sauvetages permettent souvent de récupérer les naufragés, un autre dan­ger guette. La Manche est, en effet, l’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde et la plupart des géants des mers sont désormais des pétroliers jaugeant plusieurs centaines de milliers de tonnes. Qu’ils se nomment Olympic Bravery ou Amoco Cadiz, ils portent dans leurs flancs plus d’hydrocarbures qu’il n’en faut pour polluer, de manière souvent irréversible, des dizaines de kilomètres d’une côte dont l’aridité sauvage était, jusque-là, la meilleure garantie de survie pour des dizaines de variétés d’oiseaux, de poissons et de végétaux, patrimoine naturel irremplaçable.

Les phares et leurs gardiens

La mer nourrit les Bretons. De richesses, un peu. D’aventure, beaucoup. Le risque et la mort sont toujours présents. Et seule une rigoureuse maî­trise de la mer doublée d’une parfaite connais­sance des innombrables écueils, permet au marin d’éviter au mieux ces dangers mortels. Mais que vienne la nuit ou que tombe la brume, et les para­ges côtiers seraient inaccessibles sans la rassurante présence des phares et de leurs gardiens.

Le premier phare fut construit voilà plus de deux millénaires et il n’était pas breton, mais égyptien, puisque c’est dans l’île de Pharos, face à Alexan­drie, que fut élevée la première tour, sur laquelle un feu, entretenu en permanence, permettait aux navires de se guider.

Mais c’est sans doute aujourd’hui la Bretagne qui, du monde entier, détient le record de densité pour les phares maritimes. Le début de leur construc­tion remonte aux premiers âges de la navigation et, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la source lumi­neuse fut obtenue par la combustion de bois ou de charbon. Puis vinrent, successivement, l’huile de baleine, le pétrole, le gaz et, finalement, l’élec­tricité. Le phare le plus puissant, celui du Creac’h, sur l’île d’Ouessant, a une portée lumineuse théo­rique de plus de 200 kilomètres. Le plus haut, celui de l’île Vierge, jette son éclair blanc d’une hauteur de 77 mètres.

Grâce au réflecteur rotatif, inventé par le Suédois Jonas Norberg en 1781, et au système de lentilles à échelon, mis au point par Augustin Fresnel en 1821, chaque phare possède sa propre personna­lité, définie par la puissance, le rythme et la cou­leur de son éclat. Ainsi, le navigateur peut-il savoir non seulement qu’il se trouve à proximité de la côte ou d’un écueil, mais aussi de quelle côte, de quel écueil il s’agit. Cette précision a d’ailleurs été renforcée, en cas de gros temps ou de brume intense, par le radiophare et la corne de brume.

Mais une chose était de concevoir le phare le plus efficace, une autre de le construire et de le faire fonctionner. Nombre de phares, situés en mer, à proximité de la côte, sur des écueils exigus (quel­ques dizaines de mètres carrés, émergés seule­ment à basse mer) ont nécessité pour leur cons­truction des sommes énormes d’ingéniosité, de courage et de solidarité. Ainsi en fut-il au phare d’Ar-Men, construit au large de l’île de Sein, sur un rocher de moins de dix mètres sur dix, battu par les vagues et les vents, et disparaissant entière­ment à chaque marée haute. Il a fallu quatorze ans, de 1867 à 1881, et 291 accostages, pour parve­nir à l’ériger, et les premiers ouvriers durent se coucher à plat ventre sur la roche glissante, au ris­que d’être emportés par les vagues, avant de pou­voir tailler et installer les premiers scellements.

Risque et courage pour les constructeurs. Abnéga­tion et solitude pour les gardiens. Si, aujourd’hui, de nombreux phares récents et de moyenne importance fonctionnent de manière totalement automatique, les phares les plus importants ainsi que ceux, plus modestes, dont la modernisation n’a pu encore être réalisée, continuent de nécessi­ter la présence permanente d’un ou plusieurs gar­diens. Leur rôle, au fil des ans, a changé. Ils pou­vaient autrefois se contenter de connaître par cœur le règlement et d’astiquer consciencieuse­ment cuivres et lentilles, afin qu’aucune parcelle de lumière ne soit perdue. Ils doivent aujourd’hui être aussi des techniciens avertis, efficaces, capa­bles d’initiative. Mais, surtout, ils doivent savoir qu’en mer, rien n’est jamais sûr. Certes, en théorie ils savent qu’ils passeront, seuls ou en équipe, deux semaines dans le phare, pour une semaine de repos à terre. Mais que se lève la tempête, et le phare devient prison. Impossible d’y accoster, impossible aussi de s’y poser en hélicoptère. Même la récupération par treuil et poulie, sur un filin dont une extrémité est arrimée au sommet du phare et l’autre à bord d’un bateau resté à distance, présente trop de risques. Alors, les jours s’ajoutent aux jours, dans l’attente de conditions meilleures. Le record de durée revient au veilleur Fouquet, resté seul dans le phare d’Ar-Men pen­dant trois mois, sans relève ni ravitaillement.

Une réflexion sur « L’Armor, pays de la mer et de l’aventure »

  1. Bonjour, J’aurais aimé savoir si il existait des sources concernant la rencontre de la reine Iolla avec Pythéas?
    « Au IIIe siècle av. J.-C., le navigateur marseillais Pythéas fait escale sur la côte sud de l’Armorique. Il y découvre de nombreux ports fort bien organi­sés. Il entre en contact avec Iolla, la reine d’Oues­sant, qui lui remet de l’ambre et de l’étain. Ainsi sait-on qu’à cette époque déjà, les marins bretons connaissent les voies maritimes qui mènent aux richesses du Nord. »
    Merci d’avance! Très bon article.

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