c. Calgary Stampede

 

Dia073.0023

Chapitre suivant: Les épreuves du rodéo moderne

Retour au sommaire

Entre Crowchild Trail et la 14ème rue, entre Kensington Road et la Transcanada Highway, le mètre-carré constructible atteint à Calgary des sommes considérables. Alors, on se rapproche des nuages. A coup de gratte-ciels aux vitres fumées, de bureaux ultramodernes, de tours prestigieuses d’où l’on aperçoit l’immensité quasi-déserte des grandes plaines alentour. Au nord, au sud, à l’est. Avec en prime, à l’ouest, les premiers contreforts de la chaîne des Rocheuses, qui coupe l’Amérique en deux, de l’Alaska au Mexique.

Calgary n’est pas à proprement parler une belle ville. Plutôt une large cité, à la fois généreuse et ordonnée, concentrée certes sur les quelques kilomètres-carrés du centre des affaires, mais ample, spacieuse et confortable dans ses quartiers résidentiels. Une ville accueillante et souriante, comme ont pu s’en apercevoir ceux qui ont assisté aux Jeux Olympiques d’Hiver de 1988, ou qui simplement ont vu à la télévision la cérémonie d’ouverture.

Les Calgariens sont des gens sans complexes, peut-être même sans états d’âme. Mais il vaut mieux, ici comme dans toute l’Amérique du Nord, être jeune et actif que vieillissant et chômeur. Il n’y a guère de place non plus pour les poètes, les artistes, les originaux. Les Canadiens des provinces voisines, Colombie Britannique, Saskatchewan, disent des habitants de Calgary que ce sont des Whithe Arabs, des Arabes blancs. Des cheikhs aux yeux bleus, presque aussi riches que les émirs d’Arabie, grâce à la même manne, le pétrole. Une manne qui, avec la baisse constante du prix du baril, a tout de même rendu les hommes d’affaires calgariens un peu moins suffisants.

Les premières neiges tombent sur les Rocheuses en octobre et sur Calgary en novembre. Le froid s’installe pour six, sept, huit mois. Inexorable. La joie attendra des jours meilleurs. Alors, quand le gel desserre enfin son étreinte, en avril ou en mai, la vie reprend ses droits. Pourtant, en ville, le lourd manteau de laine ou de fourrure ne cède pas encore sa place au short négligé mais seulement au costume trois pièces. Avec cravate, s’il vous plaît. On est strict et puritain, à Calgary. Comme si l’histoire s’était figée au temps de l’ère victorienne.

Pourtant, que juillet approche et voilà que, sous le pantalon de bonne coupe, la botte western remplace le mocassin ciré. La cravate se dénoue, devient foulard de couleur, rouge, bleu, aux dessins quadrillés. Le grand chapeau à bords relevés, rangé pour l’hiver au fond de l’armoire, s’installe d’abord sur le siège arrière de la Cadillac puis, insolemment, sur les crânes d’oeufs des cheikhs aux yeux bleus.  Calgary est prêt pour le Stampede.

Stampede. Dans le langage de l’ouest, c’est la ruée folle d’un troupeau qu’on ne peut arrêter. Depuis 1912, c’est aussi, à Calgary, le nom du plus grand rodéo, ou en tout cas du plus grand show du monde.

Le 1er avril 1912, la lourde locomotive à vapeur, au museau caractéristique, entre en gare de Calgary à la tête d’une douzaine de wagons de bois. Il y a peu que les rails du Canadian Pacific Railway traversent ainsi les plaines du Canada, reliant l’Atlantique et le Pacifique, coast to coast, en un peu plus d’une semaine. Ce 1er avril, dans la petite gare de planches au fronton de laquelle a été peinte la mention, en noir sur fond blanc, « Calgary Railroad Station », ne descendent que trois ou quatre passagers. Parmi eux, Guy Weadick.

Cet Américain, qui voyage avec sa femme Florence La Due, a déjà organisé des shows dans différents bourgades de l’Ouest. Indiens à cheval, cowgirls sur des chars fleuris, musique dans la rue, et cowboys rasés de frais sur les gradins. Mais sans grand succès. Et voilà que dans cette gare, sur ce quai où il n’a jamais auparavant posé le pied, il imagine de créer, d’un coup de baguette magique, le plus grand, le plus extraordinaire, le plus démesuré des spectacles western. Buffalo Bill n’a qu’à bien se tenir.

La population de Calgary accueille ce visionnaire avec des sentiments plutôt mitigés. Lorsqu’il parle de ses projets, on le traite de fou. Weadick court les rues de Calgary, demandant à chaque commerçant un soutien financier. Refus, partout. Le patron de la Foire Industrielle ne lui accorde pas les 100.000 dollars qu’il demande. Et le boucher d’en face ne lui fait pas l’aumône de la plus petite pièce.

Découragé, sans le sou, Weadick s’apprête à repartir. A la gare, il rencontre encore le responsable local du Canadian Pacifie Railway, un certain McMullen. Et McMullen se laisse convaincre. Oui, Weadick a raison, il faut organiser à Calgary une fête dont on parlera jusqu’au fin fond de la plaine canadienne.

McMullen possède un atout qui fait défaut à Weadick, il est introduit dans les cercles où se bâtissent les fortunes et où se concocte le pouvoir. Pour Weadick, il organise un premier rendez-vous avec trois hommes d’affaires importants, George Lane, Albert Cross et Patrick Burns. Des hommes qui ont plus l’aspect de gros bourgeois européens aisés que de cowboys du Far-West. Un quatrième homme se joint à eux, Archibald Mac Lean, chargé des Travaux Publics. A la fin de la rencontre, Weadick empoche les 100.000 dollars qu’on lui refusait encore la veille et dont il a besoin pour mettre sur pied son extravagant projet.

Un projet qui voit enfin le jour au tout début de septembre 1912. Les habitants de Calgary voient alors défiler devant chez eux des dizaines de cowboys et autant d’Indiens venus du nord. Mais rares sont les Calgariens qui se déplacent jusque sur les bords de la rivière Bow où se déroulent des festivités, à deux ou trois kilomètres du centre.

Le premier rodéo de Calgary sera un maigre succès. Les 100.000 dollars suffiront à peine à payer les Indiens, les cowboys, la nourriture des hommes et des chevaux, l’impression des affiches. Et Guy Weadick remontera sans argent et sans gloire dans le wagon du Canadian Pacifie Railway. .

Weadick est incorrigible. Dans la vieille Europe, on se bat des deux côtés du Rhin mais ici, le bruit de la guerre parvient à peine. Weadick a d’autres préoccupations. Il court les plaines, approche les meilleurs rodeomen, convainc les plus valeureux chefs indiens. Foi de Weadick, le Stampede de Calgary n’est pas mort.

Les efforts de Guy Weadick dureront près de sept ans. Enfin, au début de 1919, le voici de retour sur le quai de la gare de Calgary, au bas des trois marches du wagon de la Canadian Pacifie Railway. Les quatre hommes qui l’ont soutenu en 1912 sont là, eux aussi. Le Stampede, ils y croient toujours. Mais pas à n’importe quel prix, les affaires sont les affaires.

Il faut, à nouveau, 100.000 dollars. Très bien. Que Weadick obtienne de trente Calgariens 30’000 dollars, mille par souscripteur, et alors la bande des quatre mettra le reste.

Cette fois, devant la ténacité de Weadick, son opiniâtreté, sa volonté de gagner, les Calgariens se laissent séduire. Ils doivent reconnaître, comme on dit, que l’homme ne parle pas à travers son chapeau. La somme dite est vite rassemblée.  En juillet, la foire-exhibition de l’industrie locale se double d’un fantastique spectacle, auquel les Calgariens se pressent enfin nombreux.

Le « square dance » s’installe aux carrefours, envahit places et trottoirs. Des hommes venus d’on ne sait où se jettent sur les chevaux sauvages, s’accrochent à leur crinière, provoquent en combat singulier des taureaux d’une tonne, courent à des vitesses incroyables en tirant sur les rênes de chariots branlants, semblables à ceux qui avaient été utilisés, soixante ans plus tôt, pour la conquête de l’Ouest et la ruée vers l’or. Au confluent des rivières Bow et Elbow, les Indiens Blackfeet, Blood, Crees, Stoneys et Sarcees ont installé leurs teepees et battent à journée longue le grand tambour central. Dans les rues, on distribue gratuitement les muffins, le lard grillé, les saucisses et le café au lait. Le Calgary Stampede est véritablement né.

Soixante-dix ans plus tard. Deuxième samedi de juillet. Cette année comme les précédentes, cette année comme en 1919, les cowboys, les Indiens, les fanfares défilent à nouveau dans les rues de Calgary, en ordre impeccable, pour la parade, avant de déferler, dans un ordre moins impeccable mais jamais agressif, dans les bars de la ville ou sur les gradins du Stampede. Peut-être ont-ils un souvenir ému pour Guy Weadick, le petit Américain descendu du Canadian Pacifie Railway, le 1er avril 1912, avec des oiseaux et des idées plein la tête.

Le Stampede est aujourd’hui, avec les Frontier Days de Cheyene, l’un des deux plus grands rodéos du monde. On y vient de tout le Canada, de toute l’Amérique du Nord et aussi d’Australie, de Nouvelle Zélande. Parfois aussi d’Europe. Pendant dix jours et dix nuits, les Indiens installent leur village au confluent de la Bow et de l’Elbow tandis que, sur la piste, les plus grands champions du rodéo s’affrontent dans des disciplines qui se nomment Saddle Bronc Riding (monte d’un mustang avec selle), Bareback Riding (monte d’un mustang sans selle), Bull Riding (monte d’un taureau), Calf Roping (prise d’un veau au lasso), Steer Wrestling (mise à bas d’une génisse).

Les cowboys s’y mesurent entre eux par l’intermédiaire de l’animal. Le mustang aux ruades déferlantes, le taureau à la méchanceté revancharde. Pour le jeu. Pour le risque. Pour la gloire. Pour l’argent. Dans chacune des cinq grandes disciplines, le meilleur d’entre eux repart avec un chèque de 50.000 dollars, ce qui n’est pas rien. Pour eux, le rodéo est à la fois une passion et un métier. Et pour moi comme pour le million de citadins qui franchissent les portes du Stampede, ce sont d’un seul coup l’aventure sauvage et le rêve enfantin qui deviennent réalité. Les cowboys existent. La preuve, je les ai rencontrés.

Chapitre suivant: Les épreuves du rodéo moderne

Retour au sommaire

Laissez un commentaire. Merci.