Langue, tourisme et renouveau

Force et faiblesse de la langue bretonne / Les Bretons dans la littérature française / L’école Diwan et le breton à l’université / La manne dangereuse du tourisme

Le breton est une langue celtique, très proche du gallois et de l’écossais, et cousine de l’irlandais. Elle est, avec le galicien, la seule survivance conti­nentale de l’immense zone dans laquelle, de Brest à Ankara, le celte était parlé voilà vingt-cinq siècles.

Les Celtes, dont les Gaulois étaient la principale tribu, étaient trop individualistes pour créer un quelconque empire unitaire. Mais leur culture et, pour l’essentiel, leur langue, les définissaient suffi­samment. C’est ainsi que, lors de l’invasion des îles Britanniques par les Anglo-Saxons, des mil­liers de Celtes insulaires ont pu émigrer en Bre­tagne et se fondre, en les ranimant, dans une cul­ture et une langue bretonnes qui ne leur étaient en rien étrangères.

Culture et langue celtes avaient pu subsister en Bretagne, malgré l’occupation romaine, tandis que, dans des régions moins reculées, elles avaient été largement influencées par l’apport latin, au point que le gaulois, se muant en gallo-romain, allait donner naissance à la langue française. Une mutation telle que, pour les Français du XXe siècle, le breton est ressenti comme une langue étrangère et étrange, tout juste digne de condes­cendance. C’est ainsi que, dans l’argot parisien, on dit de quelqu’un qui s’exprime comme un sau­vage qu’il «baragouine», un verbe dont les compo­santes sont bretonnes, baya, le pain et gwin, le vin…

Force et faiblesse de la langue bretonne

«De tout temps, la Bretagne a tenu son destin dans sa bouche.» Cette phrase de Charles Le Quintrec définit bien le rôle de la parole, véhicule d’une langue non écrite, dans la première civilisation bretonne. «Pendant des siècles, ce qui lui était nécessaire, ce qui faisait partie d’elle-même, au plus haut d’elle-même, était transmis par voie orale. C’est de cette manière que les druides enseignaient la cosmogonie, la géographie, la chronologie, l’astronomie, la magie, la médecine et même la métempsycose. C’était un chant mystérieux, un chant sacré en même temps qu’un exercice mnémonique.»

On comprend mieux que les Bretons soient plus sensibles au rêve qu’au réel, à la mémoire qu’à l’écrit. Mais c’était compter sans l’occupant romain, qui allait imposer sa propre réalité et sa propre écriture. Dès lors, le breton passerait comme en clandestinité et, faute d’une écriture propre, seule la mémoire permettrait de trans­mettre aux générations futures le goût âcre de l’é­chec, de l’épreuve, de l’oppression, de la guerre et de la misère, dont le souvenir précis a d’ailleurs été retrouvé lors des premiers relevés de contes et chansons populaires, particulièrement grâce au Barzaz Breiz d’Hersart de la Villemarqué, publié en 1841.

Pourtant, la «matière de Bretagne» avait déjà eu son heure de gloire. Redécouverte par les «in­tellectuels» français du Moyen Age, plus soucieux d’édification morale que de respect des sources, elle fit le tour de l’Europe, par Chevaliers de la Table Ronde interposés, sans que pour autant les Bretons y retrouvent leur âme.

Avec l’annexion à la France, la langue bretonne subirait un nouvel assaut, particulièrement à partir de la Révolution de 1789. Et, jusqu’à la moitié du XXe siècle, la férule cinglerait, à l’école de la République, sur les doigts de tout écolier auquel aurait échappé un seul mot en breton.

Dans de telles conditions, le breton ne pouvait que mourir. Pourtant, il vit, du moins dans l’ouest de la péninsule, et près de deux cent mille per­sonnes le pratiquent chaque jour. Conséquence de l’éloignement ou volonté tenace de tout un peuple? Le breton existe, comme un défi.

Les Bretons dans la littérature française

Chacun sait qu’en France, la consécration litté­raire ne peut passer que par Paris. Il est donc nor­mal que les grands auteurs bretons, même si cer­tains connaissaient la langue bretonne, se soient exprimés par le français. Faut-il y voir un renie­ment? Paradoxalement, même ceux qui ont tourné le dos à leur Bretagne originelle semblent en avoir transmis le goût et la fascination.

Cette remarque vaut pour Chateaubriand. Elle vaut aussi, avec des nuances, pour Lamennais, Ernest Renan, André Breton ou Louis-Ferdinand Céline. Pour d’autres, la Bretagne a pris une place plus importante dans leur oeuvre, mais ils ont généralement évité toute forme de régionalisme. Il faudra attendre la moitié du XIXe pour le Bar­zaz Breiz de la Villemarqué… et les années 1980 pour le Cheval d’Orgueil de Pierre-Jakez Hélias.

Jusque-là, la Bretagne n’était finalement qu’un mythe ou un cliché et la bande dessinée y a elle-même apporté sa pierre, d’abord avec Bécas­sine, caricature d’une supposée niaiserie des Bre­tonnes, ensuite avec Astérix le Gaulois, aidé dans sa résistance à l’oppresseur romain par Obélix, porteur de menhirs, et par le druide Panoramix, dispensateur de sagesse… et de potion magique.

N’y avait-il donc le choix, pour l’écrivain breton, qu’entre l’académisme français et les fonds de terroir? Comment l’irréel breton pouvait-il trouver place dans l’écriture? C’est la poésie qui, la pre­mière, a donné à de nombreux auteurs le talent de dévoiler leur sensibilité bretonne, qu’ailleurs ils cachaient. Mais c’est, le plus souvent, l’exil qui les a fait se sentir profondément bretons. Ainsi, la lit­térature se proclamait bretonne en même temps qu’elle devenait planétaire. C’est, dans les années 1910, Victor Ségalen s’installant à Pékin. C’est, dans les années 1960, Etienne Manac’h animant la première ambassade de France en Chine popu­laire. C’est aussi Xavier Grall, revenu de la vie parisienne et qui assène un virulent Cheval couché, en réplique au Cheval d’Orgueil d’Hélias, proclamant ainsi que la conscience bretonne n’aura de véritable avenir que si elle sait se dépouiller de tout passéisme folklorique.

La confrontation de Xavier Grall et de Pierre­-Jakez Hélias, même si l’approche de la mort a su la transformer en ultime amitié, est exemplaire. Voici un homme, Hélias, qui dès l’enfance apprend et parle dans son terroir bigouden la lan­gue bretonne, mais qui devient professeur de fran­çais. Et en voilà un autre, Grall, qui s’éveille direc­tement à la langue française mais qui reproche à son aîné de n’être pas assez breton…

C’est que, dans sa tentative de revenir aux sources de son peuple, Grall a perçu combien la langue lui faisait défaut. Et que, d’une certaine manière, il en veut à la génération des Hélias de ne pas s’être suffisamment battue pour la lui enseigner, à lui et aux Bretons de son âge.

L’école Diwan et le breton à l’université

En breton, diwan signifie germe. C’est ce germe qu’aujourd’hui bon nombre de militants et de sympathisants de la cause bretonne tentent d’im­planter et de développer. La pratique de la langue bretonne n’est plus interdite et, récemment, un jugement a donné tort aux Chemins de fer fran­çais qui, dans une gare de Bretagne, avaient refusé en paiement un chèque libellé en breton… Mais, autorisé à l’école, le breton n’y est pas, pour autant, obligatoire. Il n’y a pas même le rang de matière secondaire, comme le dessin ou la musi­que. En effet, pour que le breton soit enseigné dans une école publique, que ce soit en classe maternelle, primaire ou secondaire, il faut que l’instituteur parle breton, qu’il soit formé à cet enseignement, qu’il soit volontaire et que les parents ne s’y opposent pas. Imaginons un instant que de telles clauses déterminent, par exemple, l’enseignement de l’histoire ou des mathémati­ques, il est certain que les élèves ne deviendraient jamais, ni mathématiciens, ni historiens. Ces chi­canes administratives font aussi qu’un enfant, bénéficiant dans une classe d’un bon enseigne­ment en breton, peut en être privé l’année sui­vante dans une autre classe. Car le volontariat, surtout parmi la caste des fonctionnaires d’Etat, est une vertu peu répandue.

Le pouvoir central français a d’autres responsabili­tés dans ces entraves à la renaissance linguistique. Ainsi, malgré la régionalisation, radio et télévision ne donnent encore, localement, qu’une place marginale aux émissions en breton. Tous ces élé­ments font que, si près de deux cent mille person­nes continuent à pratiquer leur langue au quoti­dien, à l’ouest d’une ligne nord-sud passant par Saint-Brieuc, aucune ne parle que le breton.

Pourtant, grâce à la volonté d’un certain nombre de familles convaincues et au militantisme d’une poignée d’enseignants, le breton semble, sinon renaître, du moins se maintenir, voire se fortifier. La honte que ressentaient les Bretons bretonnants est devenue fierté et, dans les écoles maternelles Diwan, des parents n’ayant jamais pratiqué le bre­ton attendent de ces nouveaux missionnaires qu’ils y enseignent leurs enfants. A cheval sur une génération perdue, grands-parents et petits-enfants se retrouvent pour parler, en breton, des contes d’autrefois… ou des derniers progrès de l’électro­nique. Car la langue bretonne, enracinée dans le passé, a aussi une étonnante faculté d’invention pour nommer les choses du présent et du futur.

La manne dangereuse du tourisme

La Bretagne est en France la deuxième région touristique, après la Provence. Près de la moitié de la clientèle touristique vient de la région pari­sienne, pour laquelle les plages de Bretagne (sur­tout celles du sud) représentent le lieu le plus proche où les conditions climatiques soient appro­priées au bronzage tant désiré. Le littoral breton, balayé en hiver par les vents, bénéficie en effet, à la saison d’été, d’un ensoleillement important, que n’altère pas un vent presque inexistant. Tel n’est pas le cas de la Normandie, plus proche de Paris, mais où il est rarement possible de passer toute une journée à la plage.

Les Bretons de l’exil sont pratiquement les seuls à choisir l’intérieur des terres, où ils ont de la famille, pour leurs vacances bretonnes. Tous les autres se concentrent sur le littoral, durant une période généralement limitée aux mois de juillet et août. Leur venue, si elle apporte effectivement des revenus à une partie de la population locale, crée surtout un déséquilibre préjudiciable. Dans quelques ports de pêche, les pêcheurs ont été pra­tiquement chassés par les plaisanciers. Les entassements humains polluent l’eau au point que, chaque année ou presque, la production des parcs à huîtres et à moules doit être interdite à la con­sommation. De nombreux villages, qui voient leur population décupler en été, doivent prévoir des infrastructures en conséquence et les sommes nécessaires à la construction d’importantes sta­tions d’épuration, ne fonctionnant à plein rende­ment qu’en été, font cruellement défaut, le reste de l’année, pour la création d’activités qui permet­traient à la véritable population locale de vivre convenablement – et de rester – au pays.

Peu à peu, l’ensemble du littoral constructible ayant été investi, ce sont les proches terres de l’in­térieur qui créent la convoitise. Leur prix aug­mente, les jeunes paysans ne peuvent plus s’y installer. Et ils ne peuvent même plus en louer d’autres, leurs propriétaires préférant les laisser en friche, sans servitude, pour pouvoir les vendre à bon prix lorsqu’elles seront englobées dans une nouvelle zone de résidences secondaires.

Pourtant, en Bretagne, la crainte à l’égard du tou­risme se double rarement de l’hostilité à l’endroit du touriste. Les Bretons, traditionnellement ouverts sur le monde, se respectent trop pour manquer de respect à autrui. Seuls, quelques lieux de particulière densité touristique peuvent avoir, en été, une agressivité quasi-citadine. Et encore, il est à parier qu’alors, l’insolence est elle-même d’importation récente.

A la Baule, à Perros-Guirec, à Quiberon, la Bre­tagne s’est donné des airs de Côte d’Azur pour flatter la médiocrité du touriste et emplir la poche du promoteur. Partout sur la côte, même si c’est à moindre mesure, le même risque existe. La Bre­tagne a pourtant d’étonnantes richesses à offrir. Mais les montagnes, la solitude, les calvaires et les enclos paroissiaux semblent n’intéresser personne. Laissons, sur ce point, la conclusion à Pierre­-Jakez Hélias: «La Bretagne s’est fardée à bon marché pour donner le change à ceux qui vont trop vite. Mais toutes les dégradations inutiles que les hommes font subir à un pays sous couleur de développement sont impuissantes à altérer sa géo­graphie essentielle. La Bretagne est toujours à deux pas, mais il faut les faire. C’est difficile quand on est en voiture.»

Laissez un commentaire. Merci.