08 Carol 1er

 

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« Le Roi, le collet de son pardessus à demi relevé, ressemblait à un officier en retraite ragaillardi par une longue villégia­ture. Le regard enfoncé sous un front volontaire, l’accent aussi germanique que s’il n’avait jamais parlé le français et le roumain, il laisse deviner à son geste rare, presque timide, à son lent et froid sourire, qui n’est pourtant pas sans douceur, une énergie concentrée et habilement contenue. […] Enfin il compte, peut-être, parmi les hommes excep­tionnels qui ont le droit de penser qu’ici bas ils furent néces­saires…[1] »

« Avec quels mots décrire les traits de cette reine? Comme la chose est délicate et difficile; il semble que les expressions ordinaires, qu’on emploierait en parlant d’une autre, deviennent tout de suite irrévérencieuses, tant le respect s’impose dès qu’il s’agit d’elle. L’éternelle jeunesse est dans son sourire, elle est sur ses joues d’un inaltérable velouté rose; elle brille sur ses belles dents, claires comme de la porcelaine. Mais ses magni­fiques cheveux, que l’on voit à travers le voile semé de paillettes argentées, sont presque blancs! [2]»

Etaient-ils vraiment faits pour se marier et devenir les premiers roi et reine de Roumanie ? Leur histoire, en tout cas, et du même coup l’Histoire de la Roumanie contemporaine, relèvent à la fois des jeux de l’amour et du hasard.

Au début de l’an de grâce 1866, ni Elisabeth ni Carol, qui se prénommait encore Karl, n’avaient manifesté le moindre intérêt pour la Roumanie. C’est à peine s’ils savaient où pouvaient bien se trouver ces deux provinces, Valachie et Moldavie, récemment réunies sous la férule du prince Cuza, avec la bénédiction de Paris, Berlin et Moscou, et le consentement forcé de Constantinople. Et si Karl connaissait Elisabeth, c’était seulement pour avoir, jeune officier, arrêté sa chute un jour où la jeune princesse descendait trop précipitamment le grand escalier de la Cour de Berlin…

Dans la nuit du 10 au 11 février 1866, quelques hommes pénètrent dans le palais du prince Cuza. Celui que Moldaves et Valaques avaient élu prince sept ans plus tôt et qui, en 1861, avait officiellement proclamé l’unité de la Roumanie, s’est mis à dos les boyards qui ne veulent en aucun cas de la réforme agraire proposée par le prince et soutenue par la majorité des citoyens. Les conjurés qui pénètrent dans le palais du prince Cuza, cette nuit-là, n’y vont pas par quatre chemins. Ils viennent lui faire signer son acte d’abdication : « Nous Alexandru Ioan 1er, conformément au souhait de la nation entière et à l’engagement que j’ai pris en accédant au trône, transmets aujourd’hui 11/12 février 1866 les rênes du pouvoir aux mains de suppléants et du ministère élu par le peuple.[3] »

Cuza fut aussitôt conduit à la frontière pour ne plus jamais revenir dans son pays. Restait à trouver un prince. Déjà en 1848, l’idée de faire appel à un noble étranger s’était fait jour. Il s’agissait ainsi de trouver un prince au-dessus de la mêlée, qui ne serait pas déposé par la première querelle de clans roumains opposés. Les auteurs du coup d’état, « monstrueuse coalition » de conservateurs et de libéraux, avaient pensé à un vague comte de Flandre et l’avaient déjà fait élire par les députés roumains mais les puissances tutélaires n’en voulaient pas…  et lui non plus, d’ailleurs.

C’est à Paris que fut sans doute scellé le choix du futur Carol 1er de Roumanie. Napoléon III avait depuis longtemps manifesté son intérêt pour les provinces roumaines et appréciait la personnalité et le caractère d’un jeune politicien libéral, Ion Bratianu, qui avait d’ailleurs fait ses études dans la capitale française puis y était revenu pour un bref exil lorsque Russes et Ottomans avaient « remis de l’ordre » dans l’agitation roumaine. Bratianu faisait aussi partie de ceux qui venaient de déposer le prince Cuza.

Après le refus du comte de Flandre, il fallait faire vite. Tant les Russes que les Turcs ou même les Austro-hongrois ne voyaient pas d’un mauvais œil le pourrissement de la situation roumaine, qui aurait pu séparer les deux provinces récemment unies et permettre le raffermissement de leur tutelle.

C’est alors que Napoléon III donna à Bratianu le conseil suivant :

Partez immédiatement pour Düsseldorf où se trouve en ce moment le prince Charles-Antoine de Ho­henzollern et offrez-lui le trône de Roumanie pour l’un de ses fils. Il en a quatre, qui sont déjà des garçons de grande valeur.

Napoléon III savait de qui et de quoi il parlait. Les quatre garçons allemands avaient en effet une grand-mère française, la princesse Murat, apparentée à la famille de l’Empereur, et il avait aussi, quelques années auparavant, souhaité l’union d’un des jeunes princes avec une de ses propres parentes, la princesse Anne Murat.

A Dusseldorf hélas, il apparut vite qu’il serait impossible de réquisitionner pour la Roumanie trois au moins des quatre fils. L’aîné tenait trop à son pays, le troisième voyageait en Orient et le cadet était vraiment trop jeune. Restait Karl Eitel Friedrich Zephyrinus Ludwig von Hohenzollern-Sigmaringen. Il s’apprêtait à fêter son vingt-septième anniversaire et avait, depuis 1857, gravi les grades militaires jusqu’à celui de lieutenant. Il avait aussi beaucoup voyagé en Europe et même en Afrique du Nord. Mais il y a Hohenzollern et Hohenzollern. Ceux de Berlin étaient traditionalistes, réactionnaires et étroits d’esprit tandis que Karl, élevé à Sigmaringen, avait reçu de sa famille et de son environnement une éducation beaucoup plus ouverte et libérale. La proposition de Bratianu venait à point pour permettre à Karl d’échapper au carcan berlinois qui l’oppressait chaque jour davantage.

Mais un prince allemand ne quitte pas son pays sans prendre quelques précautions. Le tout puissant chancelier du royaume de Prusse est alors Otto von Bismarck, qui rêve d’unir les principautés d’Allemagne au détriment du voisin autro-hongrois. Il ne lui déplaît donc pas que se renforce, à l’est de l’Autriche-Hongrie, un pays dont le prince – et pourquoi pas bientôt le roi – serait allemand. Karl lui rendit visite pour l’entretenir de son projet et solliciter de lui la suspension immédiate de ses attaches militaires, faute de quoi il eût été considéré comme déserteur.

Bismarck ne croyait que modérément à l’avenir roumain de Karl, au point de lui dire :

– Si vous ne réussissez pas, vous pourrez toujours revenir en Allemagne. Cette aventure vous aura au moins laissé de beaux souvenirs.

Bismarck partageait avec Karl une inquiétude non négligeable. Tous deux craignaient que l’Autriche-Hongrie, informée du projet, n’intercepte le jeune prince sur son territoire. Or, Bratianu avait insisté sur ce point, de la rapidité de l’opération dépendait son succès. Karl ne pouvait dont pas imaginer d’arriver à temps en Roumanie sans emprunter l’itinéraire le plus court, qui traversait forcément les terres de l’empereur François-Joseph.

Voici donc Karl, brillant et sérieux officier quelques jours plus tôt, prenant d’abord le train pour la Suisse, histoire de brouiller les pistes et, surtout, de récupérer un passeport que la légation prussienne, en toute discrétion, lui avait établi au nom de Lehmann, voyageur de commerce ! Puis voici le grand voyage, celui qui doit l’amener en plusieurs jours jusqu’à « son » pays. A Salzbourg, petit problème qui aurait pu tourner à la catastrophe, Karl est reconnu par des officiers de sa propre garnison. Heureusement, il est en civil et lorsqu’un des hommes en uniforme prussien s’approche de lui pour le saluer, il lui répond aussitôt :

–        Vous devez faire erreur.

L’homme n’insiste pas. Salzbourg n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir et Vienne une simple étape sans réel danger. Mais le voyage est encore long et l’épisode le plus risqué se situe dans la petite ville de Bazias, au bord du Danube. C’est là qu’abandonnant le train, Karl doit prendre place sur un bateau qui, descendant le fleuve, le déposera enfin en Roumanie, une centaine de kilomètres en aval.

« L’Autriche en rumeur se préparait à la guerre. Les gares étaient encombrées, le service des bateaux interrompu sur le Danube. Il fut bloqué deux jours à Bazias. Ses compagnons ne se parlaient pas, de peur d’éveiller l’attention. C’est là qu’il vit pour la première fois des costumes de paysans roumains. Dans la sale auberge où il s’était réfugié, des employés causaient, en mangeant, de son élection: « Cela ne durera pas longtemps, di­saient-ils: les Valaques le chasseront ». Il faisait froid; le vent soufflait. Le jeune homme dont chaque heure sur cette terre aug­mentait les dangers, se sentait l’âme transie. Enfin, le dimanche de la Pentecôte, il put s’embarquer. Il se faufila en seconde classe, où, assis entre des sacs de marchandise, il écrivit à l’Empereur François-Joseph. Vers quatre heures de relevée, on aborda au débarcadère de Tourno-Sévérine[4]. Poussé par Bratiano[5], il sauta sur la terre ferme, et Bratiano, le dépassant pour se retourner aussitôt, lui fit front et, chapeau bas, salua son prince. Alors la foule ébahie entendit le capitaine du bateau s’écrier dans une comique fureur: «Pardieu, ce doit être le prince Hohenzollern! » C’était bien lui, le second fils du prince Charles-Antoine de Hohenzollern-Sigmaringen, hier encore chef d’escadron du deuxième régiment de dragons de la garde. Il avait vingt-sept ans.[6] »

Quelques jours plus tard, il était accueilli en triomphe à Bucarest mais la partie n’était pas gagnée pour autant. Pendant son voyage déjà, on vient de le lire, Karl de Hohenzollern-Sigmaringen, devenu Son Altesse Royale le Prince Carol 1er de Roumanie, avait pris la peine d’écrire aux grands de ce monde, à commencer par celui qui lui était sans doute le moins favorable, l’Empereur François-Joseph. Il avait fait de même pour l’Empereur Napoléon III, le Tsar Alexandre II de Russie, le Sultan Abdulaziz de Turquie. Au premier, il demandait la bienveillance impériale. Il remerciait le second de son admirable exemple. Il assurait le troisième de vouloir rester sous son égide. Dans les trois premières lettres, il signait Carol 1er de Roumanie mais, dans la quatrième adressée au Sultan turc, il ne parlait que de Provinces Unies, sachant que Constantinople n’était pas encore prêt à accepter le terme de Roumanie. Carol 1er n’était encore que prince, mais il était devenu en quelques semaines le roi des diplomates.

Carol 1er était tout disposé à devenir un vrai roumain et faisait de louables efforts dans ce sens mais, après l’avoir follement acclamé, les Roumains ne tardèrent guère à la trouver trop prussien ! Lui-même se savait trop rigide, trop germanique pour ce peuple versatile et latin. C’est alors que lui revint en mémoire l’épisode de l’escalier.

Elisabeth de Wied, cette belle princesse qu’il avait accidentellement recueillie dans ses bras au bas d’un escalier berlinois, était pétillante, vive, enjouée, gaie. Tout le contraire de Carol 1er. Mais les contraires, comme les pôles inverses d’un aimant, ne sont-ils pas faits pour se rencontrer ? Et la présence d’une personnalité si aimable ne serait-elle pas, aux yeux des Roumains, de nature à atténuer l’image sévère de Carol 1er ?

Née le 29 décembre 1843 au château Monrepos de Neuwied am Rhein, Elisabeth Pauline Ottilie Luise zu Wied était la fille du prince Wilhelm Karl Hermann zu Wied-Neuwied, souverain en titre d’un minuscule royaume comme l’Allemagne en comptait alors beaucoup. Elle avait dix-sept ans lorsqu’à Berlin elle était tombée pour la première fois, accidentellement, dans les bras du futur Carol 1er.

Elisabeth a maintenant vingt-six ans. Vive, robuste et intelligente, elle a reçu au contact de ses exceptionnels parents une formation et une érudition bien supérieures à la moyenne. Elle a voyagé dans plusieurs pays européens, Suisse, Russie, Italie, France, Suède, et voue une véritable passion à la musique et à la poésie. Sans doute est-elle davantage attirée par les choses de l’esprit que par celles du cœur. C’est pourquoi elle n’a encore convolé avec aucun des princes charmants que le hasard a mis sur sa route, et pourquoi elle vit toujours au château de Wied avec ses parents.

« Le château est construit sur le sommet avancé d’une des chaînes de collines du Westerwald, et a vue sur le magnifique bassin de Neuwied. Le Rhin contourne la plaine historique où Romains, Allemands et Francs ont combattu pour la domination et la puissance. La petite ville de Neuwied, avec son beau château et son parc, s’étend sur la rive droite ; en face s’élèvent les maisons de Weissenthurm. Au loin, le Rhin s’élargit et montre son brillant miroir. On aperçoit les rochers ardoiseux et les lignes de l’enceinte d’Ehrenbreitstein, et même, par un temps favorable, les maisons et les tours de Coblence[7] ».

C’est quasiment à l’improviste que Carol, prince de Roumanie, débarque au début de l’automne 1869 au château de Wied. Là-bas, à Bucarest, le souvenir de la pétulante princesse allemande a peu à peu supplanté le regret de ses amours contrariées avec Anne Murat. Il vient demander au prince Hermann la main de sa fille Elisabeth. Les fiançailles se déroulent au château de Wied le 12 octobre. Le jour-même, Elisabeth note dans son agenda : « Je suis fiancée et heureuse fiancée ». Comme en réponse, Carol écrit deux semaines plus tard : « L’amour appelle l’amour ! Viens à ton peuple avec amour, avec confiance, comme tu es venue à moi. Alors il ne battra pour toi qu’un cœur loyal et fidèle ; alors des millions de cœurs s’uniront en un seul, car tu n’es pas à moi seul. Tout un peuple a un droit sur toi. Tout un peuple a les yeux tournés vers toi, avec foi et confiance, et il te rendra amour pour amour. »

Le fiancé est catholique, la fiancée protestante. C’est donc un double mariage, selon les rites des deux religions, qui scelle leur union le 15 novembre. Les mariés partent aussitôt pour la Roumanie car le temps presse : un trône vacant est toujours un trône à prendre. Cette fois, la traversée de l’Autriche-Hongrie est moins prérilleure. Qui oserait s’en prendre à un prince officiellement reconnu par les puissances ? Voici les jeunes mariés à Turnu-Severin où, descendant le Danube, Carol était arrivé incognito trois ans plus tôt. Une foule considérable les attend et les accueille. On leur présente le pain et le sel, offrande traditionnelle dans la religion orthodoxe. C’est d’ailleurs à l’église orthodoxe de Bucarest qu’ils s’épousent une nouvelle fois, pour bien montrer à leur peuple que, s’ils sont originaires d’Allemagne, l’un catholique et l’autre protestant, ils sont aussi, désormais roumains et donc orthodoxe, puisque telle est la religion de l’Etat roumain. « Le mariage est un saut périlleux dans l’avenir », devait-elle écrire plus tard.

Le 8 septembre suivant, vingt et un coups de canon annoncent aux Bucarestois la naissance d’une fille. Le bonheur du couple est complet, même si la loi salique précise que l’héritier du trône ne peut être qu’un garçon. « Quelques heures plus tard arriva en grande pompe le métropolitain de Bucarest ; il couvrit la mère et l’enfant avec les saintes images, selon le rit grec, les bénit avec l’eau consacrée et prononça les prières du rituel. L’enfant fut baptisée dans la religion grecque orthodoxe, conformément à la constitution du pays, et reçut le nom de Maria, Ce fut une grande allégresse dans toute la principauté, à l’annonce de cet événement[8] ».

Tout ne va pourtant pas pour le mieux en Roumanie. Elisabeth a beau apprendre rapidement la langue de son nouveau pays, son époux ne parvient guère a faire oublier son caractère allemand et l’actualité internationale ne lui est d’aucun secours. En 1870, la guerre a éclaté entre la Prusse et la France. Latins et francophiles, les Roumains ont manifesté en sombre leur soutien à la France et donc, implicitement, leur défiance à l’égard de Carol qui, l’année suivante, a la mauvaise idée de critiquer en allemand, dans un journal allemand[9], la constitution roumaine qu’il trouve trop libérale ! Lorsque les troupes prussiennes entrent à Paris le 1er mars, la presse bucarestoise encadre de noir ce gros titre, en signe de deuil. Des émeutes s’ensuivent. Le roi renvoie le gouvernement, qu’il juge trop libéral, et les remplace par un gouvernement conservateur, malgré l’opposition de la Chambre, qu’il dissout aussitôt. La belle histoire d’amour entre Carol et son peuple a du plomb dans l’aile.

Un malheur n’arrive jamais seul. En février 1874, une épidémie de diphtérie et de scarlatine touche brutalement le pays. Des milliers d’enfants sont affectés, beaucoup en meurent. La petite princesse Maria souffre bientôt d’une première atteinte diphtérique, que des soins rapides parviennent à enrayer. Le 5 avril, jour des Rameaux, c’est la scarlatine qui prend le relais, bientôt aggravée par une nouvelle poussée de diphtérie. Le Jeudi Saint, à cinq heures du matin, l’enfant est saisie de violents étouffements suivis d’un ultime soupir.

Carol est trop dur, Elisabeth trop discrète, pour que s’élèvent du palais pleurs ou lamentations. Trois semaines plus tard, après avoir assisté à l’enterrement de son enfant unique avec une dignité qui touchera le cœur de tous les Roumains, Elisabeth écrira simplement dans son agenda ces quelques vers :

Ô qui me rendra tes petits bras,

Les accents de ta voix d’une si merveilleuse douceur !

Qui me rendra ton baiser, ton chaud baiser,

Après ton clair chant d’oiseau !

Qui me rendra tes mots d’amour,

Le léger pas de tes petits pieds,

Avec lequel, ici, là, partout, tu voltigeais.

Ah ! Mon cœur voltigeait avec toi !

Qui me rendra tes merveilleux cheveux d’or,

Qui t’entouraient comme une douce auréole de saint !

Mon enfant ! Mon enfant !

Qu’est-ce qui apaiserait un tel désir !

Ah ! Ce ne pourrait être que la félicité du ciel[10] !

 

Elisabeth crut pouvoir trouver le réconfort dans la poursuite du patient travail qu’elle avait entrepris au profit des femmes et des enfants de Roumanie. A l’été, en compagnie de Carol, elle alla prendre les eaux à Franzensbad, dans ce qui est aujourd’hui la République tchèque. C’est là que, pour échapper à ses peines ou les nimber de rêve, elle se mit avec ferveur et définitivement à la poésie, cette muse qui l’avait déjà, discrètement, accompagnée aux charnières de sa vie.

A Bucarest, nul n’était au courant de cette passion, hormis peut-être le poète Vasile Alecsandri, venu lui présenter ses œuvres et auquel elle avait timidement répondu :

– Moi aussi je fais des vers.

Mais le temps n’était pas encore venu de les publier. En 1877, pour soutenir les Balkans en révolte, la Russie déclare la guerre à l’Empire ottoman. Les troupes du Tsar doivent traverser le territoire roumain. Carol 1er joue à quitte ou double et donne son accord avant de se ranger aux côtés des Russes et déclare :

« Depuis le jour, dit le prince, où j’ai mis le pied sur ce sol, je suis devenu Roumain. Depuis le jour où je suis monté sur ce trône célèbre par tant de grands et glorieux princes, les idées de ces princes sont devenues la grande idée de mon règne : c’est le relèvement de la Roumanie et l’accomplissement de sa mission aux embouchures du Danube ! »

La guerre sera victorieuse et permettra à la Roumanie d’accéder à une véritable indépendance, solennellement proclamée le 22 mai 1877 mais qui ne sera reconnue par les puissances qu’après la fin du conflit. La guerre se poursuit. Elle est sanglante et cruelle. En quelques années, l’officier qui sommeillait en Carol s’était réveillé, il avait organisé et équipé l’armée et il sut se montrer brave et courageux au milieu de ses soldats.

Elisabeth n’est pas en reste. « La grande salle du trône fut changée en un atelier de travail utile. On y fit du linge et des bandages sous la direction et avec l’actif concours de la princesse. À la place où avaient lieu d’ordinaire les réceptions solennelles, où des centaines de couples valsaient aux sons de la musique de Strauss, on entendait le bruissement des machines à coudre[11] ».

Cinq jours après la proclamation d’indépendance, Carol 1er se trouve avec ses troupes à Calafat, au bord du Danube. Sur l’autre rive, à Vidin, se sont massées les forces ottomanes. L’artillerie entre en jeu. Une bombe tombe à quelques pas de Carol, qui chancelle. Dans son agenda, Elisabeth note :

« Ils m’ont dit qu’il est resté un instant debout sur le rempart enveloppé par les éclats de la bombe. Quelques-uns de ses gens se signèrent, Greciano tomba à genoux, car il croyait le prince blessé. Mais [Carol] leva en l’air son képi, en criant : « Hourra ! bravo ! je connais cette musique-là ! » Alors un hourra enthousiaste retentit à toutes les batteries, dans tout le camp, jusque dans la ville, et toutes les musiques commencèrent à jouer l’hymne national. Ce doit avoir été un bien beau moment ».

Elisabeth n’éprouve de peur ni pour son mari ni pour elle-même. Dans le parc du palais de Cotroceni, elle fait construire en hâte un baraquement chargé d’accueillir un hôpital de cent lits. Elle se rend à l’arrivée de chaque train amenant des blessés, puis aide elle-même à soigner leurs plaies les plus affreuses. Elle convainc les estropiés d’accepter chloroforme et amputation, prodigue aux mourants d’ultimes paroles de consolation.

La guerre encore. En décembre 1877, Carol assume le commandement en chef des forces russo-roumaines devant Plevna, minuscule village de la grande plaine danubienne, lieu historique qui marque le tournant de la guerre. La défaite ottomane est inexorable. Le 20 octobre 1878 dès l’aube, la rue de la Victoire (Calea Victoriei) déborde d’une foule venue pour acclamer le retour du héros. Vers midi, la première fanfare apparaît, suivie par une cohorte de blessés légers accueillis par des nuées de fleurs jetées des fenêtres. Viennent ensuite six étendards et cinquante-six canons pris aux forces turques, puis enfin Carol 1er suivi de ses troupes. Partout, ce ne sont qu’acclamations, qui redoublent au passage de la voiture découverte à bord de laquelle a pris place Elisabeth.

Il faudra encore près de trois ans pour que, le 24 mars 1881, la Roumanie soit déclarée royaume par les Chambres et qu’enfin, le 22 mai, la couronne royale, d’un gris inhabituel parce que faite de l’acier des canons turcs pris à Plevna, soit remise à Carol, premier roi d’une dynastique appelée à en compter quatre, jusqu’à l’abdication du roi Michel en 1948.

Aujourd’hui, plus que du roi Carol décidément trop germanophile et qui faillit jeter son pays dans le camp austro-allemand à la veille de 1914, le peuple roumain se souvient davantage de celle qu’il nommait affectueusement « Poeta, Muma şi Regina », « Poétesse, maman et reine ». et la littérature, plus que l’histoire, aura retenu d’elle l’œuvre inclassable de Carmen Sylva. C’est en effet sous ce pseudonyme que la reine avait fini par publier ses chères poésies, ainsi que quelques récits largement autobiographiques. Les tout premiers étaient d’ailleurs parus, en 1879, sous un autre pseudonyme, « F. de Laroc » dans lequel on peut lire l’anagramme de « Femme de Carol ». Elle n’aurait su être plus explicite… Mais l’année suivante, c’est en allemand et sous son définitif nom de plume de Carmen Sylva (« Carmen, le chant et Sylva, la forêt » qu’elle avait publié, en allemand, une traduction de ses « Poésies roumaines ». Plus tard, dans ses « Maximes », figurera celle-ci, qui constitue le bilan de toute une vie : « Ici-bas, on ne peut jamais vivre son rêve, la vie est si petite et le rêve si grand »


[1] André Bellessort, La Roumanie, Perrin 1905 (cité dans La Roumanie vue par les Français d’autrefois, Ed. Fondation culturelle roumaine, Bucarest 2001)

[2] Pierre Loti, Carmen Sylva, Calmann-Lévy, 1893, (cité dans La Roumanie vue par les Français d’autrefois, Ed. Fondation culturelle roumaine, Bucarest 2001)

[3] « Noi Alexandru Ioan I, conform dorinţei naţiunii întregi şi angajamentului ce am luat la suirea pe tron, depui astazi 11/12 februarie 1866, cârma guvernului în mâna unei locotenenţe domneşti şi a ministerului ales de popor ». Cité par Mihail Polihroniade in Regii României, Ed. Teşu, 2004

[4] Turnu-Severin

[5] Bratianu

[6] André Bellessort in La Roumanie, op. cit.

[7] Félix Salles, Etude biographique sur Carmen Sylva, 1884

[8] Félix Salles, ibid.

[9] Augsburger Allgemeine Zeitung

[10] Cité par Félix Salles, ibid.

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