Cette année-là, je partageais en alternance avec Gérard Crittin, le vainqueur suisse de la Course autour du monde, le redoutable privilège de présenter à la radio suisse une séquence quotidienne de quelques minutes intitulée « Quelque part ». Chaque matin un lieu différent de la planète. Défi irraisonnable que nous avions relevé et qui, pendant plus de six mois, m’obligea à ne passer que quelques heures dans des pays que j’avais, pour certains, parcourus en d’autres temps à la vitesse de l’escargot.
Notes d’un voyage sans possibilité de reprendre son souffle. Une émission de radio tous les deux jours, chaque fois d’un autre point de la planète. Course folle mais la brièveté décuple l’attention en même temps que les précautions.
J’aurais dû m’étonner des horaires fournis par Swissair pour relier Salvador à Manaus. Il y était écrit: départ 17h20, arrivée 0h30. J’avais pensé à une erreur. Pas du tout. La réalité est même pire que l’horaire puisque Manaus a, en plus, deux heures de décalage horaire avec Salvador de Bahia. Résultat: près de neuf heures de vols et d’escales: Salvador, Recife, Fortaleza, Sao Luis, Belem, Manaus. Et le tout dans un avion plein à craquer, avec impossibilité de descendre aux escales. Et nuit dès la seconde escale, ce qui interdit toute vision de ce territoire immense et, pour moi, inconnu.
Aéroport de Manaus. Moderne. Bagages rapidement récupérés. A l’extérieur, faute d’agence ouverte, contact avec la plantureuse Judy, guide de Tropical Turismo, qui me recommande l’hôtel Sombras, l’Amazonas étant à son avis trop cher (env. 100 $). Elle réveille un assez jeune homme qui dort dans une Santana parquée sous un cocotier. C’est lui qui va m’amener à l’hôtel. Le transport est gratuit. En chemin, ce grand bébé lymphatique me dit avoir 19 ans et être, avec sa soeur, le propriétaire de Tropical Turismo, qui compte au total 6 personnes. Il travaille depuis le matin et, après m’avoir amené à l’hôtel, il repartira encore pour l’aéroport afin de récupérer deux touristes italiens. Parle un peu l’anglais, l’espagnol, le français. Propose ses services pour le lendemain.
L’hôtel ne coûte pas cher (env. 35 $) mais ne vaut pas mieux. Plateaux et bouteilles vides abandonnées dans l’escalier, télévision ne diffusant que de la neige, air conditionné bruyant ne produisant que du vent à température ambiante (27 ou 28 degrés, mais sans doute 99% d’humidité), gros insecte mort derrière les rideaux, douche dont le pommeau, relié par des fils électriques à moitié dénudés, est censé chauffer l’eau. Dénudés aussi les fils de la lampe de chevet.
Réveillé tôt, vers sept heures. Tentative, grâce au bottin de la chambre, d’appeler l’Alliance française ou le consulat de France. Chou blanc dans les deux cas. Je commence à craindre la répétition de Salvador, où je n’ai finalement pas fait grand’chose. Appel à Emamtur, le service d’Etat chargé du tourisme. J’y déniche un homme parlant français, lui explique mon but. Il me propose de venir, ce que je fais avec un chauffeur de taxi qui commence par se perdre. A l’adresse indiquée, contact avec Claudio et l’homme qui parlait français au téléphone. Ils me trouvent rapidement deux contacts: Jean-Claude G., un Breton qui travaille pour Emamtour et ne devrait guère tarder à arriver. Et Jean-Paul D., un Suisse qui s’occupe apparemment de tourisme, lui aussi. D. est justement au téléphone, on me le passe et nous fixons rendez-vous à midi pour aller passer la nuit dans son « hôtel » perdu dans la brousse, à 200 km de là. Me jure que je serai de retour à temps pour mon avion. OK.
Rapide interview de G., pas vraiment passionnant, puis retour en taxi sous des trombes d’eau. Chambre libérée en catastrophe. Attente à l’entrée. Arrive d’abord, avec un talkie-walkie, un Brésilien en liaison hachée avec Jean-Paul. Me dit qu’il va bientôt arriver. Apparaît effectivement Jean-Paul, à première vue du genre reptile sans âme ni couilles, long personnage barbu au sourire forcé et permanent, à la voix de fausset et au français plus qu’approximatif malgré l’absence d’accent. Il a 46 ans, est originaire de Schafhouse, a travaillé un peu partout dans le monde comme guide pour Kuoni, a vécu à Genève, est marié avec une Brésilienne qui lui a donné un enfant mais à qui il ne semble plus prêter aucune attention, même s’ils continuent à vivre ensemble. Jean-Paul fait tout pour se rendre serviable et sympathique mais tout ça manque de naturel.
Devant l’hôtel, un bus VW à l’ancienne (loué) avec son jeune chauffeur et, sur la deuxième banquette arrière, un Caboclo, métis d’Indien et de Noir, cheveux poivre et sel, regard pâle et comme brisé, escorté d’un gosse aux apparences plus indiennes, son fils. L’homme est maçon, ou charpentier, ou les deux, et doit aller terminer dans la ferme-hôtel de Jean-Paul le travail qu’il y a commencé. L’arrière du bus est chargé de toutes sortes de cartons. Jean-Paul me demande de renoncer à la valise. J’en extrais donc le petit sac à dos que je remplis d’une chemise et de quelques objets.
Arrêt à l’aéroport pour y prendre deux touristes suisses, Pierre-André N. et Claude K. , tous deux venus de Bulle à Sao Paulo pour la course à pied du 28 décembre. Ont finalement fait le tour du Brésil. De bons voyageurs, simples et limpides.
Trois heures de route asphaltée jusqu’à un pont sur la rivière des vautours. Là, descendons en voiture sous la première pile du pont. Affrétons le bateau de l’épicier du village, qui commerce aussi sur le fleuve, échangeant dans chaque lieu habité de la farine et autres objets contre des fruits tropicaux qu’il revend ensuite dans son magasin. Le troc, meilleure formule au pays de l’inflation à 1300%.
Immense surface plane de la rivière, affluent de l’Amazone, et du point de jonction des eaux, qui ne se confondent entièrement qu’après 80 kilomètres. Différence entre eaux jaunes de l’Amazone, basiques et très riches en matières organiques, dans lesquelles se trouvent de très nombreux poissons et sur lesquelles planent de très nombreux moustiques, d’où malaria mais aussi nombreuses variété d’oiseaux Et eaux noires, venues de régions amazoniennes, très acides, de couleur rouge, asphyxiées par la décomposition de l’humus, dans lesquelles se trouvent moins de poissons et pas du tout de moustiques, d’où pas de malaria mais faune aérienne pauvre.
Arbres protégés, on ne peut les abattre, donnent fruits tropicaux (leur nom m’a échappé) qui ne poussent qu’ici. A la différence de l’hévéa amazonien, dont la graine a été volée et transférée en Asie au début du siècle, cet arbre ne peut être exporté parce que sa fleur est fécondée, deux mois par an, par un oiseau qui ne peut être exporté pour la bonne raison qu’il se nourrit spécifiquement d’insectes liés à cet écosystème-ci. Une façon inattaquable de déposer un brevet…
Arrivée à l’Amazone Camp, sur le Rio Urubu (Rivière des vautours, parce que selon la tradition les premiers conquistadors ont tué ici des dizaines d’indiens qu’ils ont jetés dans la rivière, les vautours se jetant en nombre sur leurs dépouilles), deux cabanes plantées sur une collinette au fond d’un fjord. Actuellement, les eaux montent, amplitude 16 mètres. Sont déjà là deux couples venus de Suisse et métissés de portugais, de brésilien et d’autrichien. La nuit est proche, rapide sortie pour aller pêcher le piranha. N’attaque pas le baigneur, sauf s’il est blessé. Mais dangereux si on le pêche, reste vivant longtemps, sar mâchoire sectionne un doigt d’un seul coup, malgré sa petite taille. Revenons avec une bonne douzaine de piranhas aux allures de perches du Léman. Repas au camp, où la lumière provient de 2 ampoules alimentées par un générateur. Après le repas, nouvelle sortie, à la nuit noire, en quête de caïmans. Nous en dénicherons deux ou trois petits, dont les yeux brillent dans le halo d’une torche. Florival met pied à l’eau, saisit rapidement un animal derrière la tête, le sort gigotant de l’eau puis le caresse sous le ventre. Hypnotisé, il détend les pattes et s’endort sur le plat de la rame où Florival (père français, mère brésilienne, venu de Cayenne) le dépose. Seule l’eau le réveillera. Il filera alors se cacher sous les souches.
Nuit de fatigue hébétée. Levé à 5h45. Il pleut averse. Difficile pour les interviews. Départ vers 8 heures. Dormirai dans l’avion (où j’écris ces mots peu avant 1’atterissage à Rio, après escale à Brasilia). La nuit vient de tomber.
10 janvier 1993
Magnifique. J’aime tellement le Brésil où je me suis rendue 4 fois, à Nova Friburgo. Mais la 1e fois grand tour, par le Sud (Iguaçu) ensuite le centre Bello Horizonte, Ouro Preto, Brasilia et enfin l’Amazone, Manaus, la jonction des eaux, surprenant, et retour vers Belem, Recife, Salvador, tout cela en cinq sem. de vacances fabuleuses !
Merci de nous raconter tous ces voyages en nous permettant de vivre cela dans un fauteuil !!
Amicales salutations, Marie-Sylvie.