Montent avant nous dans l’avion les trois prisonniers que conduisaient tout à l’heure, dans les couloirs de l’aéroport de Bangkok, des policiers thaïs. Ces trois jeunes hommes vietnamiens semblent avoir volé ou voulu voler un bateau en Thaïlande. Par cupidité ou pour aller chercher des parents restés au pays ? Mystère. Les voilà extradés. Leur avenir au Vietnam n’est sans doute pas rose.
Rodica se trouve au premier rang. Devant elle, un panneau indiquant que ce vol de Vietnam Airlines est opéré par la compagnie charter suisse TEA, basée à Bâle. Cette compagnie, qui fut comme son homologue française la filiale d’une société TEA belge (qui a fait faillite depuis lors), est la seule à avoir survécu. Elle le doit au fait que l’Office Fédéral de l’Air avait exigé pour elle, justement, une très forte caution bancaire suisse en cas de faillite. D’où le choix de poursuivre l’exploitation, qui permet aujourd’hui à la compagnie d’exister et d’avoir, même si c’est difficilement, survécu à la crise du Golfe et à son redoutable impact sur le trafic aérien.
TEA a tenté un premier contrat avec le Vietnam voilà plus d’un an. Mais le pays était sous embargo américain et un Boeing représente un produit stratégique sensible. Après quelques semaines de vol, TEA est convoqué à Washington où les services américains exhibent une photo satellite montrant un des 737 suisses, sur le tarmac de Hanoï, avec des stickers de Vietnam sur l’empennage. Arrêt des vols, négociations et, depuis une dizaines de mois, reprise des vols, à condition que les avions soient strictement en mains suisses et que les équipages ne vivent pas en permanence au Vietnam. D’où la base à Bangkok.
Je vais m’installer dans le cockpit, derrière Claude, le pilote, et René, le copilote alémanique. Décollage sans encombre dans un ciel clair et ensoleille puis cap au sud, sud-ouest, afin d’éviter le Cambodge, qui n’est encore équipé ni de balises ni de radiophares et où un missile perdu n’est jamais complètement exclu.
Je me rappelle avoir fait le même vol, pour mon premier et unique voyage précédent au Vietnam. C’était au début de 1975. La chute du Sud Vietnam semblait inéluctable mais, à Saigon, la vie continuait comme si de rien n’avait été. Dans l’avion d’Air France qui faisait Bangkok Saigon, j’avais rencontré Bernard Compère, un mécano d’Air France qui s’offrait là de brèves vacances aux frais de la princesse. Contact agréable, resserré au point qu’il était ensuite venu souvent à Ferney, où il avait rencontré Paule L., liaison orageuse et exclusive, rompue d’un coup. Bernard perdu de vue. J’ai cherché son nom dans le minitel, à Paris, voilà une quinzaine de jours. Introuvable.
Le 737 survole les îles thaïlandaises. Je les avais connues quasiment vierges, elles se sont industrialisées rapidement. Dommage. Voilà dix ans, dans certaines de ces petites îles, la sécurité des personnes n’était pas garantie. Je me rappelle être allé, la peur au ventre, sur un îlot proche de la frontière cambodgienne où je voulais voir un cimetière érotique assez semblable à celui qui trône, à l’extrême sur des Philippines, sur l’île de Santa Cruz chère aux Badjau-Laut.
La nuit tombe vite. Nous ne verrons rien de Saïgon, sinon de rares lumières. Atterrissage sur une piste assez éclairée, après une heure et demie de vol. Les trois voleurs débarquent avant nous. Nous ne les reverrons pas.
Aéroport lugubre. Gris comme le communisme en faillite. Visages inexpressifs ou méfiants, comportements de fonctionnaires sûrs de leur pouvoir. Nous passons tous les contrôles, y compris la douane, et sortons un instant sur la terrasse. Quelques dizaines de Vietnamiens s’accrochent aux hautes grilles pour voir arriver les passagers. Se méfier du vol, nous a-t-on dit partout. Nous apercevons que nous avons oublié les deux valises Samsonite, comme d’ailleurs j’avais oublié – et retrouvé – ma valise en 1975, c’est le Vietnam qui veut ça.
Nouveau passage de la douane. Sur la déclaration, il fallait mentionner tous les appareils vidéo, photo, enregistreurs. Et passer les bagages aux rayons X (non sûrs pour les films) devant les douaniers. Les trois bagages à main n’avaient pas posé de problèmes mais une des valises est l’objet de l’attention soutenue des douaniers. Ils font ouvrir et vont droit à ce qu’ils ont discerné sur l’écran, les bandes du Nagra SN. Il en a quinze étuis, 30 bandes au total, toutes encore vierges car réservée, justement, aux destinations à problèmes. Plus deux dans le bagage à main, qu’ils n’ont pas vues. Nous voilà traînés comme des criminels vers un chef à bureau, qui a déjà devant lui différents petits matériels confisqués, livres, cassettes, etc. Il décide de nous confisquer les bandes qui seront écoutées une à une par la censure et nous seront peut-être rendues dans une dizaine de jours. Claude intervient, insiste. Le fonctionnaire consent à vérifier que toutes les bandes sont effectivement vierges, ce qu’il détermine grâce au flanc lisse et régulier des bobines de bande magnétique enroulée. Il ouvre toutes les boîtes, compte chaque rouleau et finit par inscrire ce matériel sur le double de douane que je devrai présenter à la sortie. Charmant pays!
Descendons en ville dans le minibus de Vietnam Airlines réservé aux équipages. Passons dans le quartier nord, via des ruelles sombres et grouillantes où chaque famille, installée au contact de la rue offre ses services sous forme de sodas, de pain, de couture, de différents objets. Nous devrions en principe y venir faire la fête demain soir.
Nous revenons à la rue principale menant de Than Son Nhut au centre-ville. Rien n’a dû vraiment changer mais je ne reconnais pas les lieux. Il me semble en revanche apercevoir la maison des parents de Cam Tu, au no 252, d’après les photos qu’elle m’avait montrées lors de ma visite chez elle, en Californie.
A l’hôtel Saigon Star, où descendent les équipages, il y a de la place. Prenons donc une chambre. Claude nous fera bénéficier des tarifs de la compagnie. Je le paierai directement.
Le temps de poser les bagages et nous repartons en voiture dans la famille d’une des hôtesses vietnamiennes, avec un autre pilote (Etienne, belge) et un co-pilote d’origine espagnole (Séraphin), ainsi que deux hôtesses suisses dont Chantal, qui a fait le vol avec nous. Repartons vers le nord, dans des ruelles de plus en plus étroites, et nous arrêtons devant une maison dont la première pièce est en fait un garage à motos et vélos, qu’on peut fermer en faisant tomber une grille.
Au-delà, dans la deuxième pièce, une quinzaine de personnes, toutes assez jeunes, sont déjà attablées et ont déjà commencé à manger. Hung, l’hôtesse qui fête aujourd’hui ses 23 ans, tenait à avoir les équipages à la fête familiale qu’elle organise. On nous place au bout, entre Européens, à l’exception du père de Hung, qui reste à l’extrémité. Repas excellent, trop copieux, petits pâtés, légumes, charcuterie, beignets de crevettes, etc.
En profitons pour parler avec le père. Paraît jeune. A en fait 67 ans. En 1940, il avait 15 ans, s’est engagé dans le Vietcong pour combattre les envahisseurs japonais, qui venaient de chasser les Français. Au retour des Français, s’est battu contre eux. Après la partition de 1954, s’est retrouvé au Nord, où il semble avoir cessé de combattre pour prendre des responsabilités dans la port de Haïphong. A ce titre, a reçu des milliers de bombes américaines sur la tête, ou du moins pas loin de sa tête. Ne semble pas en garder rancoeur et parle volontiers quelques mots de français.
La soirée avance, les invités vietnamiens s’en vont après la dernière bouchée. Nous attendons le minibus, prévu pour 22h selon Hung, mais qui ne vient pas. La discussion s’éternise. J’en profite pour aller aux toilettes, au fond de la cuisine. Petite pièce propre, avec eau courante. Tous les plats sont à terre, sous un filet d’eau. La mère, que nous n’avons pas vue à table, s’applique à nettoyer et ranger les casseroles, plats, assiettes, qui ont été empruntés ou loués et repartiront tout à l’heure, solidement emballés et entassés sur la remorque d’un vélo, en attendant une fête prochaine. Sortons dans 1a rue sombre. Des chiens aboient, un pigeonnier chez le voisin. Retour au Saïgon Star où Claude nous invite encore à prendre un verre au dernier étage, au bar sombre où se joue tout un manège de prostituées plus ou moins professionnelles. Pour le SIDA, ça doit être parfait. Nuit réparatrice, enfin.
Le matin, découverte des rues de Saïgon et de leur trafic. Horde de petites motos sur lesquelles on compte deux trois, quatre, cinq et même jusqu’à six passagers, pour autant qu’il y ait trois ou quatre enfants dans le lot. Le nombre des motos a considérablement augmenté des derniers mois. Eu égard au salaire moyen de Saïgon (une quarantaine de dollars), on voit mal comment leurs propriétaires peuvent s’offrir ce luxe mais tous ou presque ont de la famille en exil est c’est pour eux une manne importante, comme d’ailleurs pour les finances de l’Etat.
On voit peu de policiers. Les feux tricolores ne sont que partiellement respectés, en particulier pour les cyclopousses, qui restent le moyen le meilleur marché – et aussi le plus rapide puisque les voitures ne peuvent pas aller plus vite qu’eux dans cet enchevêtrement de deux ou trois roues se croisant en tous sens. Claude nous avait conseillé de payer environ un demi-dollar de l’heure. Nous donnerons plus, pour le grand plaisir de nos conducteurs fidèles.
Le matin, descendons en ville, en cyclopousse, en passant devant la cathédrale catholique de briques rouges et le parc du palais présidentiel, allons d’abord au bord du fleuve, à bord du Floating Hôtel, une barge de luxe construite en Australie pour être installée sur le Reef mais qui souffrait trop des vagues et des marées. Fut transporté ici voilà un peu plus d’un an. Hôtel de luxe, où nous achetons des cartes d’où je filme le fleuve. Puis arrêt au marché couvert, invraisemblable assemblage d’objets hétéroclites, de savonnettes, de légumes et de volailles vivantes, qu’on emporte ainsi ou qu’on fait égorger et plumer devant soi. Le lieu ne doit pas être entièrement sûr et nos deux pédaleurs abandonnent leurs cyclopousses pour nous escorter, l’un devant, l’autre derrière. Il est vrai que la pauvreté est énorme et qu’il doit être tentant de soutirer quelques sous, un portefeuille, un stylo, une montre, qui peuvent représenter plusieurs jours, plusieurs semaines d’un hypothétique salaire.
Retour à l’hôtel. Vers midi, allons manger au Green W, restaurant agréable où se mêlent Vietnamiens riches (ça commence à exister) et visiteurs étrangers. Repas copieux, pour dix francs suisses à deux. Puis passons, près de la cathédrale, au restaurant de madame Daï, que je voudrais rencontrer. Sénateur d’opposition au temps du Sud Vietnam, elle a choisi de rester ici et a ouvert un restaurant. Elle est francophone et francophile, dit-on et disent les guides.
Sur la maison, cachée derrière une grille et une minuscule cour ombragée, aucune enseigne. On nous fait comprendre que c’est fermé à midi mais nous insistons et une bonne finit par nous faire entrer, dans le hall d’abord, puis à l’étage, dans une pièce où trônent des centaines de livres de droit, d’art, de voyages, certains aux couvertures anciennes. La gazette du Palais, le Droit automobile 1953.
On nous sert du thé sur une des trois chaises pliantes et on nous invite à nous asseoir sur les deux autres. Finit par paraître une assez jeune femme asiatique, la quarantaine, l’oeil un peu las, qui s’exprime parfaitement en français, avec un accent québécois. C’est la fille de Madame Daï. Elle est partie pour l’Occident voilà 24 ans et n’était jamais revenue. Est arrivée hier, encore fourbue du voyage et inquiète à l’idée qu’on pourrait l’arrêter, lui faire des tracasseries. – Mais ma mère est là, elle se battrait pour moi.
Madame Daï n’est pas visible aujourd’hui mais nous fait savoir qu’elle nous invite demain soir pour un spectacle folklorique qu’elle organise. Puisque nous voulons parler avec elle, nous n’aurons qu’à venir plus tôt, vers cinq heures.
Retour à l’hôtel. Le soir, sortie en ville, descendu en cyclopousse l’ancienne rue Catina, allés manger au dernier étage du Continental, au son d’un piano et d’un violon. Il y là un grand groupe de vieux couples français dont les femmes sont toutes asiatiques. Premières retrouvailles sans doute avec un pays abandonné en hâte en 1975. Je pense au frère de Guy Moulin, Robert, qui m’avait accueilli chez lui pendant la guerre et m’avait aidé à me rendre à Taï Ninh. Où est-il aujourd’hui, après s’être provisoirement installé en Guyane?
Au-dessous de nous, la ville fait mine de s’illuminer. Publicités de Sony, Samsung, Coca-Cola. Voilà encore trois ou quatre ans, tout cela était encore formellement interdit.
A l’hôtel, retour de Claude, qui a fait dans la journée Saigon Bangkok Hanoi Bangkok Saigon. Je pars en ville avec lui, au dernier étage d’un autre hôtel proche du Continental, où il mange rapidement. Puis nous allons nous perdre dans un bouiboui proche, chez Irène. Bordel permanent. La patronne nous propose aussitôt des filles, puis un joint de hachich. Nous déclinons la double invitation et nous contentons de bières. Une fille vient s’asseoir près de moi, me caresser le genou. Claude précise que je suis marié et que ma femme n’est pas loin. Le petit manège cesse mais la fille reste.
Ici, comme à Patpong, les filles autorisées à draguer à l’intérieur du bar paient une dédite lorsqu’elles partent avec un client, quelques dollars. Il y avait encore, avant une récente descente de police, près de 30 filles en permanence ici. Le patron anglais et sa femme doivent en palper pas mal, mais leur vie est sordide et, de toute manière, ils doivent en reverser une bonne partie à divers fonctionnaires s’ils veulent rester ouverts. Il se pourrait aussi que la mafia locale commence à faire du racket de protection.
Soudain, alors que je demande à Claude comment il a choisi le métier de pilote, le voilà qui s’ouvre à moi de toute une part de son passé, sans doute inconnue de la plupart de ses proches. Il a aujourd’hui 40 ans. Il en avait à peine 24, en 1976. Il voulait en découdre avec le communisme, l’anarchie, la gauche. Plus jeune, il se serait peut-être engagé au Vietnam… En 1976, c’est en Rhodésie le combat des Blancs contre les Noirs, « de la civilisation contre la barbarie ». Il se rend à Salisbury et fait le siège de l’armée, jusqu’à obtenir un premier rendez-vous. Il veut se battre et a déjà passé aux Etats-Unis un premier brevet de pilote.
On ne veut pas de lui parce que la limite d’âge est fixée à 24 ans. Il les aura dans six mois et les chefs militaires ne croient pas qu’il aura pu, d’ici là, acquérir un anglais suffisamment précis. Il s’accroche, insiste et finit par être admis dans un cours qui a duré trois ans. Il avait appris en écoutant des pilotes plus âgés comment des groupes d’hélicoptères encerclaient et nettoyaient des groupes rebelles. L’hélicoptère chef montait en stationnaire à 7 ou 800 mètres d’altitude au-dessus de la zone où avaient été repérés des mouvements d’hommes, et se mettait à canarder tout autour de la zone pour empêcher toute fuite, tandis que cinq ou six autres hélicos, emportant des fantassins armés, atterrissaient et encerclaient l’ensemble des rebelles. Les fantassins avançaient alors vers le centre, nettoyant tout sur leur passage. Mission accomplie.
Puis Claude s’était retrouvé en touriste civil, cap sur l’Afrique du Sud, en toute clandestinité, avec le reste de son groupe. A peine débarqué, il avait été émmené dans une baraque et en était ressorti avec, sur le dos, un uniforme militaire sud-africain. Il ne fallait pas que l’entraînement de soldats rhodésiens sur le sol d’Afrique du Sud soit connu. Il y resta plusieurs mois et, quand il regagna la Rhodésie, il était fin prêt pour le combat.
Hélas, on était en 79 ou 80 et l’heure était à la paix. Le pays abandonnait son nom de Rhodésie pour devenir le Zimbabwe. Ian Smith retournait élever le bétail dans sa ferme. Claude resta encore quelques mois, il se morfondait et fit valoir que son contrat de 5 ans prévoyait la guerre, pas la paix. Il obtint de rompre et se retrouva en Europe, dans deux petites compagnies aériennes successives, avant de rejoindre TEA. Autant de pages dures qui ne se lisent pas sur le visage engageant du gentil pilote à l’accent vaudois.
Retour tard dans la nuit. Rue obscures mais pas désertes. Devant chaque petit poste où on vend habituellement des cigarettes, simple table posée sur le bord du chemin et illuminé d’une bougie, des filles sortent de l’ombre, prêtes à se vendre. Nous somme même dépassés par une moto donc le conducteur nous propose les deux filles assises derrière lui.
A midi, nouveau repas au Green W, jus de fruit glacé, je sens mon estomac qui chipote. Nous n’avons pas été prudents, n’avons pris aucune précaution avec les crudités et, en plus, la bouteille d’eau prétendument minérale n’était pas capsulée. Une heure plus tard, me voilà malade comme un chien.
A cinq heures, arrivons pourtant chez madame Daï. Etonnant personnage, qui doit regretter amèrement d’avoir cru aux promesses des communistes et en a passablement bavé. Son mari, chirurgien, a été arrêté quelques semaines et même si les démarches de sa femme ont permis de le sortir de la là, il en a été cassé à vie. Quant à madame Daï, elle n’a plus pu plaider, le barreau ayant tout simplement été supprimé. Ecouter la longue interview avec elle, en se rappelant qu’elle ne dit qu’un peu de la vérité et arrondit tous les angles, par précaution. Le micro coupé, elle est soudain plus amère.
Prenons le repas chez elle, au rez-de-chaussée, à une des huit tables. Succulent. Nous apprendrons à l’heure de l’addition que nous étions les hôtes de madame Daï. Puis passons au premier pour un splendide spectacle de musique et de danses traditionnelles.
Retour en Cyclopousse. Malgré la présence de Rodica, quelques prostituées font plus ou moins discrètement leurs offres. Elles s’amusent aussi, voire se moquent, de mes proportions avantageuses. Il faut dire qu’ici le poids d’un homme dépasse rarement 50 kg et que, lorsque j’annonce pudiquement 100 kilos, les yeux roulent dans leurs orbites.
C’est dimanche. Les rues sont aussi bondées de motos et de vélos, plutôt plus chargés que la semaine, mais les gens semblent moins pressés. Où vont-ils avec leurs chargements, mystère. Nous partons ce soir mais avons réservé un taxi, 35 dollars, pour aller à Cu Chi, 80 km nord-ouest, afin de voir les réseaux souterrains dans lesquels le Vietcong a damé le pions aux Américains. Route longue et cahotante, au milieu des camions et des bus, dans le tintamarre des klaxons. Poste de contrôle à la sortie de la ville, nous ne nous arrêtons pas. Puis route plus petite et plus calme entre les rizières,
Cu Chi est un lieu étonnant. On n’y voit pas grand-chose mais on y comprend tout. Il y avait là, autrefois, des forêts d’hévéas mais les Américains, sachant que le Vietcong se cachait quelque part, avait tout anéanti au napalm et au gaz orange. Pourtant, depuis 1954 (ce qui prouve bien que le Vietcong n’avait pas accepté les accords de Genève), les combattants s’étaient mis à creuser des galeries souterraines dans toute la région, sur trois étages et sur 250 km de long.
Les ouvertures, dans lesquelles seuls les frêles Vietnamiens pouvaient pénétrer, étaient dissimulées sous les feuilles comme étaient dissimulés les trous d’aération. Plus profond, il y avait le quartier général, la salle d’opération, les cuisines, Le tout truffé de pièges connus des combattants mais redoutables pour les éventuels Américains qui s’y seraient introduits. Pour accéder dans certaines zones particulièrement protégées, il fallait plonger dans un goulet d’eau qui servait aussi de sas pour d’éventuels gaz de combat, qui auraient pu être insufflés par issue découverte. Même la fumée de la cuisine sortait filtrée par le passage à travers plusieurs couches de sable. Le liu était inexpugnable. Les Vietnamiens ne pouvaient que gagner. Mais pour construire quelle société? Ici reviennent aujourd’hui, comme en pèlerinage, quelques Américains dont certains on fait cette vilaine guerre. Plus de haine, dit-on officiellement.
Retour à Saïgon et nouvelle visite de madame Daï, qui nous a priés de passer chez elle avant notre départ. Sa fille est là, plus décontractée que l’avant-veille. Madame Daï parle davantage, elle aussi. En particulier de sa soeur, qui avait rejoint le Vietcong et vécu dans les tunnels de Cu Chi. Déçue du communisme et de cette amère victoire. Madame Daï parle de tous ces gens emprisonnés, ré-éduqués, de ceux qui sont en prison aujourd’hui encore, des médecins dont les compétences été volontairement écartées, des intellectuels forcés de poncer des laques à longueur de journées, d’années, parce que le travail forme l’esprit. Amère, elle est amère.
En fin d’après-midi, départ pour Hong-Kong. A Tan Son Nhut, pas d’ennuis avec les bandes magnétiques, dont personne ne contrôle le nombre. Sur nos billets et sur les écrans, le vol est intitulé VN mais c’est un gros Airbus de Cathay Pacifie qui nous emporte. Good Bye Vietnam !