Belle lurette que je n’étais plus revenu dans la Drôme. J’avais tort. Elle restait en moi comme une braise si douce et si tenace qu’il me semblait inutile de la raviver. Peut-être aurait-elle fini par s’éteindre tout à fait si le hasard ne m’avait invité à y souffler à nouveau pendant quelques jours.
Le hasard, c’est d’abord celui d’une amitié de trente ans avec Bruno Domenach. Il est aujourd’hui le patron du Tourisme de la Drôme après avoir quelque temps œuvré pour celui de l’Ain. Des comme lui, notre métier nous amène à en rencontrer beaucoup. Peu survivent dans notre mémoire. Lui, si. Peut-être parce qu’il a l’art de travailler sérieusement sans jamais se prendre au sérieux. C’est donc tout naturellement que j’ai pensé à Bruno lorsqu’il s’est agi d’imaginer et d’organiser une escapade studieuse avec mes confrères de PressTourism.ch , l’association suisse des journalistes du tourisme. Tout cela s’est fait en un tournemain et, sans que j’aie plus eu à m’en préoccuper, nous étions une large vingtaine, ce matin de printemps trop hivernal, à faire irruption sur les bords du Rhône, à Valence.
Même studieux, un voyage de groupe ne saurait constituer la matière suffisante d’un véritable travail journalistique. Tout au plus la bande-annonce d’un film à venir, pour les néophytes, ou une stimulante piqûre de rappel, pour ceux qui, comme moi, ont déjà arpenté la région de long en large. La Drôme constitue pour moi un territoire et un terroir enluminés par la grâce des dieux et le travail des hommes. Sommes-nous encore dans le nord ? Plus tout à fait. En Provence ? Pas encore vraiment. Plutôt dans un monde à part où, malgré le soleil, on parle davantage fourmi que cigale. Où les mains sont calleuses et le parler terreux. Où les trésors se cachent ostensiblement mais avec le secret espoir d’être découverts. Où on croise le regard avant la parole. Où on n’est dignement accueilli que si on est digne soi-même.
Valence, mai 2013. Tout le monde descend… à l’hôtel de Négociants. Les propriétaires de tels établissements, tout droit venus d’un autre âge, font certainement leur possible pour accueillir le voyageur. Mais les chambres sont biscornues et sans âme, donnent sur les tuyauteries de l’arrière-cour et vous enferment derrière des portes qu’un enfant seul ne parviendrait pas à pousser. Sans parler du petit déjeuner, dans goût ni grâce, rehaussé d’un café-chaussette quasiment imbuvable, à la manière de la France des années de guerre. Etonnez-vous après ça que nous autres voyageurs finissions, en désespoir de cause, par nous rabattre sur les établissements, sans âme mais sans défauts, des omniprésentes chaînes hôtelières. Pour éviter l’un et l’autre, il existe heureusement, et particulièrement dans la Drôme, de merveilleux gîtes de campagne dans lesquels on rêve illico de tomber – ou de retomber derechef – amoureux.
La Ville de Valence et son « Agglo » (puisqu’il convient désormais d’utiliser ce vilain mot pour remplacer « conurbation », guère plus bandant mais moins boîte à outils) ont fait au fil des décennies de louables efforts pour arracher à la grisaille noirâtre du trafic automobile les belles façades des avenues ou les maisons patriciennes des quartiers plus anciens. Malgré l’inévitable décrépitude de la molasse, la Maison des Têtes est une petite merveille. Il faut aussi découvrir le temple Saint-Ruf (un temple protestant portant le nom d’un saint catholique, c’est plutôt rare), sa vieille bible … neuchâteloise et son bel orgue dont la servante joue encerclée dans une haute cage à oiseaux, en souvenir d’une agression que subit naguère une de ses congénères.
Dominant le Rhône, le musée archéologique rouvrira ses portes en décembre, après des années de travaux, dans l’ancien palais. Ce sera sans doute très beau mais, pour l’instant, la visite des salles en travaux, fils électriques dénudés et placoplâtre orphelin, ne permet pas au visiteur, aussi imaginatif soit-il, de s’extasier à la vue de ce chantier moins évocateur qu’un appartement témoin dans une promotion immobilière en gestation.
Quelques instants encore à Valence, entre dépit et émerveillement. Dépit face à la nourriture. Certes, nous étions en groupe et le budget était « étudié », ce qui n’encourage pas forcément la créativité. Mais est-il vraiment nécessaire d’imposer au visiteur un tronçon de saumon atone ou l’escalope sécharde d’un poulet « fermier » n’ayant sans doute jamais vu de ferme que du haut de son camion frigorifique ? Sans compter quelques ravioles FRITES, oui FRITES ! Alors que les ravioles d’ici, à ne pas confondre avec les raviolis italiens, exigent une simple et très brève pochade pour ne rien perdre de leur intime saveur. Pourquoi pas de la truffe panée, pendant qu’on y est ?
Heureusement, avant de nous mettre à table et dans l’ignorance de ce qui nous attendait, nous avons fait la connaissance d’un tendre et savoureux personnage, Pierre Vallier, longtemps rédacteur au Dauphiné Libéré et drômois de toute éternité. Il fut en 1945 le plus jeune journaliste de France et continue, à plus de quatre-vingts ans, de rédiger à la main ses «Nonchalances» hebdomadaires, publiés dans son cher Dauphiné. Son bonheur? «Marcher dans Valence et rêver». Certaines de ses chroniques avaient été éditées mais l’ouvrage est épuisé. Dommage. Il devrait aussi être possible d’accéder aux plus récentes Nonchalances sur le site du Dauphiné mais les modalités d’accès ressemblent trop à un interrogatoire policier. A éviter, hélas. Si l’adorable Pierre Vallier nous fait tenir par pigeon voyageur le manuscrit de sa prochaine rêverie, nous le publierons volontiers…
Et nous voici à Nyons. C’est jeudi, jour de marché. Entre passages et arcades, les stands alimentaires cèdent hélas le pas à la fripe et à un artisanat par toujours local. Les quelques petits savons dont j’ai voulu faire l’emplette venaient tout droit de Tunisie et les colifichets colorés avaient un peu trop le parfum de la Chine. Comme partout ailleurs, hélas. A l’ombre d’un parasol sans âge, un goûteux et généreux verre de vin rosé m’a ramené à la simple magie du lieu. Une épaisse tranche de jambon à l’os a fini de me rabibocher. Ouf !
Nyons toujours. Une distillerie où on ne s’enivre que se senteurs. On ne produit pas de pastis mais des huiles essentielles. Lavande et lavandin. La première pour les senteurs de l’âme, le deuxième pour le pschitt des toilettes. L’un et l’autre nécessitent pourtant le même travail, le même traitement. Comme aussi ces brassées de thym frais qui attendent, odorantes, de passer à la casserole ou plutôt à l’alambic permettant à la vapeur d’eau d’extirper des efflorescences leur magie naturelle.
La distillerie existe depuis 1939 mais aurait sans doute disparu sans la volonté des actuels propriétaires, Christine et Philippe Soguel, qui ont protégé l’ancien bâtiment tout en l’élargissant et en l’ouvrant au public des voyageurs et des curieux. Giovanni Payet, jeune homme plein d’humour et de savoir, sait attirer puis escorter les visiteurs dans cet univers de couleurs et de senteurs. Pari mutuellement gagnant : pour quelques euros bien mérités, nous repartons de là avec, en poche, un petit flacon d’huile essentielle et, en tête, une idée plus précise du long travail qui a permis de l’élaborer. Dernier petit conseil pour les gourmands : juste avant de reprendre la route, une halte s’impose au délicieux café attenant. On y déguste glaces et infusions à base de lavande, de thym, de romarin…
Au cœur de cet exceptionnel hiver en mai, le soleil a daigné repousser les nuages pour quelques heures, le temps d’une belle escapade dans les collines avoisinantes, au Domaine de Rocheville. Ici, depuis quatre générations, on cultive la vigne, les olives, la cerise et l’abricot pour produire un excellent vin bientôt biologique, ainsi que cette huile d’olives de Nyons à nulle autre pareille, ou encore des confitures et nectars d’abricots. Le tout vendu, bien sûr, à la boutique du domaine.
Ce qui marque chez Jean-Marc, Brigitte et Guillaume Rocheville, comme d’ailleurs chez la plupart des agriculteurs drômois, c’est un doux mélange de fierté et de modestie. Porteurs de leur année de travail intensif et parfois ingrat, ils ont la délicatesse de ne pas en faire état, présentant presque leur activité comme un loisir permanent. Chaque saison, ils inventent une nouvelle idée. Depuis quelque temps, ils ont installé une aire d’accueil pour campings-cars face à la vallée verdoyante et aux montagnes qui l’encerclent. Six emplacements, pas un de plus. 6€ la nuit avec usage des toilettes, de la douche, de la vidange. Et trois nuits au maximum, pour permettre aux suivants de bénéficier à leur tour de ce joyeux privilège, le temps d’une bal(l)ade entre vignes et olivettes, sur un chemin discrètement balisé.
Cerise sur ce gâteau déjà fort appétissant : le pique-nique à l’ombre des oliviers. Il faut grimper un peu, à pied, entre papillons et coquelicots, pour gagner un terre-plain d’herbes rases. Recouvertes de nappes à carreaux, trois tables de bois nous y attendent. Le vin des Rocheville est au frais et, dans les assiettes, ce seront les mets simples mais combien goûteux de Raphaël Leroy, jeune cuisinier de talent passé par la Bretagne et les grandes maisons parisiennes avant d’ouvrir à Nyons, avec sa femme Valérie, l’hôtel-restaurant « Une autre maison ». Dans un cadre exquis, il concocte chaque jour les différents mets de sa panoplie gourmande.
Pour nous autres modestes pique-niqueurs, il se contente aujourd’hui de présenter toutes sortes de charcuteries régionales, une version allégée et odorante de la noble caillette drômoise, une salade de tomates tellement simple qu’elle en est délicieuse, un beau plateau de fromage, une tarte aux pommes… Quant au café, nous prendrons au domaine, lorsque nous serons redescendus, heureux et ragaillardis, de notre petit nid d’aigle. Vin, nourriture et escapade compris, Jean-Marc Rocheville et Raphaël Leroy proposent aux petits groupes ce moment de sérénité gustative et champêtre pour la modique somme de 25€. Pour nous, cela aura sans doute été le plus beau moment de notre escapade dans la Drôme provençale.
Sur le chemin du retour, étape à Grignan. Le château cher à Madame de Sévigné a longtemps été en travaux. Les réfections sont aujourd’hui terminées et le lieu mérite qu’on y monte, ne serait-ce que pour le panorama. Pour ma part, lecteur passionné de la correspondance de Voltaire, j’ai toujours eu tendance à trouver un peu mièvre celle de Madame de Sévigné. Je renonce donc au pèlerinage obligé pour aller musarder dans les ruelles du village, avec le secret espoir de frôler l’ombre de Philippe Jacottet, le plus grand des poètes romands vivants, installé à Grignan depuis 1953. Une fois déjà, j’avais espéré une rencontre. En vain. Aujourd’hui, je songe simplement, sans même envisager la rencontre, à l’homme protégeant son monde poétique de l’agitation humaine. Avec respect et, disons-le, tendresse.
Au passage du chemin menant au château, boutiques de souvenirs et restaurants aguicheurs se succèdent mais, dès qu’on s’écarte un peu de l’itinéraire fléché, on découvre d’humbles maisonnettes de village, souvent décaties et parfois, hélas, abandonnées. La vie s’y accroche pourtant, à l’image de ce chat blanc cheminant en somnambule sur l’arête incertaine d’un muret mangé de lierre. Expédition fructueuse puisque, sur la place du Bailli, elle permet de tomber à l’improviste sur un lieu magique, la librairie Colophon, qui est aussi une étrange et frêle maison d’édition recelant un minuscule musée de l’imprimerie et une large terrasse prisonnière de hauts murs, où on peut bouquiner en sirotant au calme.
Sur l’éventaire, Madame de Sévigné n’est présente que sous la forme modeste d’un unique livre de poche et c’est très bien ainsi. Le trésor est ailleurs. On trouve force cartes postales ébouriffantes. Celles de Plonk et Replonk, délices toujours renouvelées. Et quelques maximes enluminées : « Avant donc que d’écrire, apprenez à penser » (Nicolas Boileau, 1636-1711) ou, imprimées à la main sur presse typographique, « Quand le sage montre la télévision du doigt, l’imbécile regarde la télévision ». Dans ce village assiégé depuis 1996 par le Festival de la Correspondance dédié à Madame de Sévigné, Colophon édite d’autres correspondances, pas forcément authentiques mais autrement séditieuses. Tenez, voici un recueil de Lettres anonymes (fausses, vraiment ?) dont je ne résiste pas à vous faire partager un exemple, sans autorisation de l’auteur puisqu’il est, par définition, anonyme.
« BUREAU DES AFFAIRES ANONYMES
Reçu le 3 juillet 1998
Classé sous le No A06
Monsieur le Maire,
Quoique connaissant votre coupable indulgence en ce qui concerne les mœurs honteuses de notre époque, je me dois en qualité de citoyen et de Français vous avertir de ce qui se passe dans notre petite ville qui s’est enorgueillie jusque-là d’une réputation irréprochable due en grande partie à la présence dans nos murs, du diocèse et de son représentant, Monseigneur l’Évêque.
Regardez donc du côté d’une certaine maison du 25 de la rue de Paradis et peut-être vos yeux se dessilleront devant le spectacle affligeant offert par l’épouse d’un de nos notables en vue, le docteur R., épouse qui, telle celle de César, se devait d’être au-dessus de tout soupçon.
Si votre vigilance citoyenne vous emmène un après-midi des mardis et vendredis, sur les coups de 15 heures, au 25, rue de Paradis, vous pourrez apercevoir, au travers des persiennes mal closes d’une certaine chambre donnant sur les jardins intérieurs I’ étreinte hors nature de Mlle le professeur de culture physique du allège Daniélou se livrant avec sa complice, Mme R., à l’adultère.
Lecteur assidu du Livre Saint, je sais combien ces perversités sont condamnées par notre Seigneur puisqu’elles mettent en péril non seule¬ment la morale mais la perpétuation de I’ espèce. Croissez et multipliez a-t-il tonné, et même un homme comme vous qui n’hésitez pas à livrer la France aux étrangers et à ses pillages, serez, je le souhaite, choqué par cette impudeur.
Alors, agissez.
Un citoyen français qui veut le rester et garder les mains propres et la tête haute
Dans l’autobus qui nous emmène vers d’autres cieux, j’en ris encore comme je sourirai le lendemain, mais avec quelle tendresse, en redécouvrant à Hauterives le Palais idéal du facteur Cheval.
Chacun connaît l’histoire du lieu, qui est aussi l’histoire d’un seul homme, facteur de son état et portant effectivement le doux nom de Cheval. Rêveur d’abord, puis boulanger si distrait qu’il laisse brûler son pain ; facteur marchant enfin, 32 kilomètres de tournée quotidienne sur les chemins approximatifs des environs.
Jusqu’à ce jour de 1879 où son pied vient buter sur une pierre aux formes étranges, juxtaposition de trois galettes superposées et concentriques. Il la nomme pierre d’achoppement et la rapporte précautionneusement dans le modeste jardin de la maison familiale.
Elle y restera 33 ans, autant d’années qu’il lui faudra pour bâtir, pierre après pierre, tournée après tournée, ce Palais Idéal dont la pierre d’achoppement constituera le point d’orgue. Dans ce lieu qu’il dédiera à la Nature, il eût voulu être enterré, n’avait été l’opposition farouche du maire d’alors. Ce qui obligea notre homme, pendant huit années de plus, à construire son tombeau à l’image réduite de son grand œuvre, dans le petit cimetière implanté à l’orée du village.
Avis aux visiteurs du Palais : ne quittez pas Hauterives sans avoir fait un crochet au cimetière : en toute discrétion, la dernière demeure du facteur est plus touchante encore que son palais fou.
Et n’oubliez pas que, si vous prenez après le facteur Cheval la peine de folâtrer sur les chemins drômois, vous ne rapporterez peut-être pas de petits cailloux mais vous reviendrez riches de senteurs, d’images et de rêves.
Alex Décotte, mai 2013
Quelques liens:
Distillerie Bleu Provence, promenade de la Digue, 26110 Nyons, Tél. :+33(0)475261042 www.distillerie-bleu-provence.com
Une Autre Maison / Valérie et Raphaël Leroy
Place de la République 45 Avenue Henri Rochier 26110 Nyons
Tél : +33( 0)4 75 26 43 09 www.uneautremaison.com
Domaine de Rocheville, route de Montélimar 26110 Nyons Tél : +33(0)475263520 www.domainerocheville.com
Librairie Colophon, Place du Bailli, 26230 Grignan http://perso.orange.fr/colophon
Palais Idéal du Facteur Cheval, 8 rue du Palais 26390 Hauterives
Tél : +33(0)4 75 68 81 19 www.facteurcheval.com
Drôme Tourisme, 8 rue Baudin BP 531 26005 Valence
Tél:+33(0)475821926 www.ladrometourisme.com