«La tradition est bonne pour demain comme elle l’a été pour hier, me disait tout récemment un gaucho argentin; tenue classique de l’homme du campo, accent criollo dans la voix. Il ne devait pas avoir accompli ses trente ans. Passéiste? Illuminé? Nostalgique? Et s’il était tout simplement réaliste…
Evidemment, à la ((Rural», l’exposition agricole qui se tient chaque année à Palermo, un quartier de Buenos Aires, les entreprises rivalisent d’inventions pour vendre aux estancieros des machines sophistiquées destinées à l’exploitation de leur propriété. On ne trait plus que rarement à la main, les corrals sont préfabriqués, les mangas (système de couloirs, de portes, de fosses à bains pour les animaux) sont quasi automatiques; les tondeuses électriques vous débarrassent en quelques minutes un mouton de sa laine et les produits chimiques, que ce soit pour les soins vétérinaires ou pour la nourriture d’hiver, se vendent mieux que le Manuel du parfait gaucho.
Mais le préfabriqué n’a pas la solidité de l’artisanat, l’électricité n’est pas éternelle, les automatismes se détraquent et la viande «poussée» n’a pas le goût des asados d’antan. Et si l’on peut se rendre d’estancia en estancia d’un coup d’ailes, l’avion n’a jamais permis d’attraper une vache ou de castrer un cheval. Quant à la camionnette, elle commence à se faire gourmande, eu égard au prix du pétrole, et elle se révèle de toute manière inutilisable dès que le relief est un peu accidenté ou, même, que les pluies diluviennes tracent des fossés de boue dans la plaine déchirée.
Antenor Sànchez. Symbole de la dignité du gaucho, il a décrit dans «Apuntalando la Tradiciôn» la vie des hommes du Nord-Ouest argentin.
Alors… Alors, nombreux sont les gauchos qui en reviennent peu à peu aux bonnes vieilles méthodes, réapprennent à lancer le lasso, à guider le cheval plutôt que de conduire l’automobile, construire leurs mangas et leurs corrals, rouler leur tabac dans une feuille de maïs, gratter la guitare et improviser en vers. Ces nouveaux gauchos sont nombreux, mais ils fleurissent d’autant mieux que le climat, le relief ou simplement le goût des traditions les y incitent.
Ayacucho et le veau d’or
Au sud de la province du Buenos Aires, Ayacucho est la capitale du veau. Les gauchos sont donc priés de manier le maillet à décorner, le fer à marquer., le lasso et, évidemment, le cheval. De plus, c’est dans le partido, le secteur d’Ayacucho que se trouve l’estancia El Cardai, où le docteur Emilio Solanet ramena les premiers chevaux criollos achetés aux Indiens du Chubut pour créer la race typique d’Argentine, la rata criolla. Enfin. Ayacucho est la seule cité dont on découvre le nom à la lecture du livre Martin Fierro, la «bible» des gauchos.
Le gaucho fait vendre (emballage d’un kilo de riz). «La tradition est bonne pour demain comme elle l’a été pour hier.»
José Zoilo Miguens, fondateur d’Ayacucho, fut aussi le premier éditeur de Martin Fierro. José Hernàndez, réfugié au Brésil avec l’ancien dictateur Lôpez Jordan, était revenu quelque temps en Argentine et s’était décidé, finalement, à faire publier son «modeste» manuscrit, qu’il confia à l’un de ses meilleurs amis, Miguens. Mais l’allusion à Ayacucho a sans doute de plus profondes racines. Les noms et portraits de chefs militaires auxquels Fierro eut à faire face font irrésistiblement penser à des personnages de l’histoire d’Ayacucho. De plus, si l’on sait qu’Ayacucho fut fondée en 1866 (le nom de la cité, malgré la vacance de postes officiels, existant dès 1865) et la première partie de Martin Fierro publiée en 1872, on se doit de situer entre ces deux dates l’aventure, même totalement imaginaire, de Martin Fierro. Or, c’est à la même période qu’un gaucho nommé Melitôn Fierro fut, lui aussi, enrôlé dans les troupes en guerre contre l’Indien, si l’on en croit les Archives historiques de la province de Buenos Aires. Cela n’autorise pas, certes, à affirmer que Hernàndez ait puisé dans les aventures de Melitôn Fierro, mais la coïncidence est pour le moins curieuse, et les habitants d’Ayacucho y trouvent de bonnes raisons pour placer leur ville dans le nombril de l’histoire du gaucho.
Pour autant de raisons, et aussi parce que la cité est trop éloignée de Buenos Aires (300 kilomètres), ce qui lui évite l’attrait des fastes de la capitale et la venue intempestive de touristes ou de visiteurs du dimanche, Ayacucho a conservé un solide sens de la tradition. Alberto Biocca, qui a créé et dirige le Centre traditionaliste, suscite des fêtes où les gauchos rivalisent d’adresse à cheval, chantent, dansent et jouent, où les artisans viennent présenter leurs produits (couteaux ornés d’argent, tressages de cuir) et où les chevaux sont harnachés des plus coûteuses selles, des plus fines brides, des mors les mieux ciselés. Les deux vétérinaires du lieu, jeunes pourtant, sont de toutes les fêtes et se font les chantres de la tradition lors de leurs visites dans les estancias. Le terrain est d’ailleurs propice, puisque des chanteurs amateurs fleurissent dans plusieurs d’entre elles: Omar Bustos à El Ombù, Abel Gari et Rodolfo Lemble à Ayacucho, ce dernier ayant été couronné récemment lors du Festival de la chanson folklorique à Cosquin. Les propriétaires ne se font pas prier pour prêter leurs chevaux lors desjineteadas, ce qui est pourtant réputé fausser le dressage et les habitudes de l’animal. Et la municipalité a commandé et édité à ses frais le travail de l’historien Angel Hector Azeves (Ayacucho, naissance et développement d’une cité pampéenne), ce qui laisse supposer que l’histoire et le passé ne sont pas lettre morte.
Les moutons de la Terre de Feu
En Patagonie et en Terre de Feu, le climat est trop rigoureux pour permettre l’élevage de bovins sur des estancias de quelques milliers d’hectares. La production est donc surtout ovine et les moutons paissent sur des territoires immenses puisque, selon les régions et la pauvreté du pâturage, il faut souvent compter plus d’un hectare, parfoix dix, pour nourrir un seul mouton. Surveiller le troupeau est alors une tâche rude, difficile, de longue haleine. Les déplacements à l’intérieur d’une même estancia sont longs et les gauchos du Sud (qu’on nomme ovejeros, moutonniers) passent chaque mois plusieurs nuits à la belle étoile, les uns dormant, tandis que les autres rôdent autour du troupeau. Leur travail s’apparente de ce fait à celui des anciens troperos de la pampa, chargés de conduire le bétail d’estancia en estancia ou de le mener à l’abattoir. Le chemin de fer puis le camion ont fait disparaître les troperos et leurs traversées de la pampa, parfois longues de plusieurs semaines, mais les ovejeros du Sud subsistent et, aidés par des chiens plus lestes et agiles, plus résistants aussi que ceux des plaines, ils courent la rocaille et les herbes rares, emmitouflés et solitaires sous ces latitudes inhospitalières. Ils n’ont pas besoin de cultiver la tradition, sans elle, leur vie serait brève.
Salta, fortin bien défendu
A Salta, le souvenir de Güemes et des guerres gauchas est partout. Chaque gaucho possède un poncho rouge, marqué d’une bande noire depuis la mort du caudillo bien-aimé. Chaque gaucho sait se servir d’une guitare ou d’un bombo. Chaque gaucho peut réciter ou improviser des vers jusqu’à une heure avancée de la nuit. Chaque gaucho sait chanter la baguala, cette litanie aiguë et lancinante, différente à quelques demi-tons d’un village à l’autre, et révélatrice, ainsi, des origines du chanteur.
Le relief est aussi pour beaucoup dans le maintien de la tradition. Ville de plaine, Salta est entourée, de trois côtés, de collines et de montagnes où sévissent, suivant la saison, épineux ravageurs, lianes touffues et ruisseaux déchaînés. Pas question de se déplacer en voiture, ni même sur un tracteur. A pied, les épines vous harcèlent. Seul le cheval – ou la mule lorsque les escarpements sont trop raides – peut passer au travers de cet entrelacs, équipé qu’il est de guardamontes qui lui permettent de s’engouffrer sans mal dans les buissons les plus touffus.
A Salta, les chanteurs et les groupes folkloriques sont légion. Certains sont devenus célèbres et courent le monde pour faire connaître la musique du Nord-Est argentin. C’est le cas de Jorge Cafrune, des Chalchaleros et, surtout, des Fronterizos, créateurs de la Misa criolla, d’Ariel Ramirez. D’autres ne se produisent – pour l’instant? – que lors des fêtes mi-religieuses, mi-traditionnelles, qui émaillent l’année, ou courent de finca en finca lorsque approche le Carnaval. D’autres enfin ne se forment que pour l’anniversaire de la mort de Güemes, le 17 juin, et disparaissent jusqu’à l’année suivante.
Les auteurs et écrivains ne manquent pas non plus. Le plus célèbre est sans doute Juan-Carlos Dàvalos, dont la nouvelle Le Vent blanc a été traduite en des dizaines de langues. Dàvalos, qui avait puisé dans les aventures d’un respectable gaucho, Antehor Sanchez, lui-même auteur de Apuntalando la Tradiciôn, le sujet de sa nouvelle. Il faudrait citer aussi le poète Julio Diaz Villalba et son modèle candide et gouailleur, Martin Bustamante, ainsi que Vicente Solà, auteur d’un riche Dictionnaire des régionalismes de Salta. Il faudrait citer encore tous ceux qui publient chaque année des dizaines d’ouvrages, souvent à compte d’auteur, pour chanter ce pays qu’ils aiment et cette tradition qu’ils respectent.
Mieux vaut, pourtant, se contenter de pousser la porte de la première finca (c’est le mot pour dire estancia) venue et observer le comportement des hommes. Voyez Arturo Fernandez. La création d’un barrage l’oblige à installer ses pâturages ailleurs. Il doit reconstruire un corral. Il pourrait l’ériger en bois, ou même avec du fil de fer. Mais la tradition est au corral de pierre, oeuvre gigantesque. Arturo construit pourtant en pierre. Voyez Abel Monico Saravia. Sa finca est trop petite, la vente du bétail trop aléatoire pour lui permettre de nourrir sa famille. Il gagne donc sa vie à la ville, comme avocat. Mais il ne se passe pas de semaine qu’il aille à sa finca, qu’il chausse les «bottes accordéon», enfile la bombacha, noue le panuelo et se coiffe du sombrero. Il connaît la tradition mieux que tout autre, compose des chansons, mâche la coca et ne roule jamais son tabac que dans la chala, la feuille qui entoure l’épi de maïs, ni n’allume jamais la cigarette ainsi confectionnée qu’avec le cordon d’amadou et les pièces de métal provoquant l’étincelle, richesses qu’il enferme ensuite consciencieusement dans une corne travaillée et ciselée d’argent. Snobisme? Non, sens pratique. L’amadou résiste au vent-, il s’en nourrit même. Et la perte des deux fers ne serait pas dramatique; il suffit de frotter deux silex…