05 Roumanie ottomane

 

ROU Croissant

Dès le VIe siècle ap.-J.-C., le pouvoir de Rome s’est progressivement désagrégé au point qu’en l’an 330, l’empereur Constantin 1er installât la nouvelle capitale de l’Empire dans une lointaine cité des bords du Bosphore, Byzance, bientôt nommée Constantinople. Comme Rome, Constantinople était un phare de la chrétienté mais, à la différence de Rome, on y parlait romain et non latin.

La nouvelle capitale est pratiquement imprenable et excellemment située pour surveiller à distances les deux menaces principales, celle des Goths sur le Danube et celle des Perses dans le Proche-Orient. Constantinople est organisée à l’image de Rome : Capitole, Sénat, Forum et… sept collines. Mais là s’arrêtent les ressemblances.

Pendant près de sept siècles, les Chrétiens d’Occident vont se reconnaître dans la religion pratiquée à Constantinople mais, en 1054, le pape resté à Rome excommunie le Patriarche de Constantinople, qui s’empresse de lui rendre la pareille. Ce véritable cataclysme semble bien disproportionné aux causes réciproques de l’anathème : les occidentaux demandent que les hosties soient faites de pain azyme et que icônes disparaissent des églises, les orientaux exigent que les animaux soient saignés avant d’être consommés et les deux factions se déchirent quant au célibat des prêtres. Mais les vraies causes étaient sans doute plus anciennes et plus profondes. Le Patriarche de Constantinople partage avec l’Empereur l’aura et la puissance que leur confèrent leurs implantations successives dans les Balkans, en Anatolie et jusqu’en Italie du Sud tandis qu’à Rome le pape Léon IX, auteur de l’anathème, n’a pu compter sur aucune aides des orientaux dans le conflit qui l’oppose aux Normands.

Dès lors, le Grand Schisme de 1054 renverra dos à dos, pour des siècles, les frères chrétiens ennemis, catholiques d’un côté, orthodoxes de l’autre. Voltaire rapporte ce trait prêté à un Grec orthodoxe de Constantinople : « Nous aimons mieux voir ici le Turban qu’un Chapeau de Cardinal [1]».  Il ne faudra pas s’étonner si, lors du siège de Constantinople par les Ottomans, les renforts d’Occident n’arriveront jamais.

Constantinople fut prise, dans un bain de sang, le 29 mai 1453. Le sultan Mehmet II, qui venait de succéder à son père et ne comptait qu’une vingtaine d’années, avait préparé l’assaut, en secret, depuis l’automne précédent. Il pouvait compter sur l’isolement de Constantinople car il savait les occidentaux peu disposés à venir en aide à leurs frères ennemis, dont la cité étaient entourée de territoires qui, les uns après les autres, étaient déjà tombés dans le giron ottoman. Mais Mehmet II savait aussi que les murailles de Constantinople étaient hautes et épaisses et que la Corne d’Or, seule entrée plus vulnérable lors d’un assaut maritime, était fermée par une imposante chaîne métallique empêchant toute navigation.

Le sultan avait donc mis l’hiver à profit pour faire fabriquer des canons d’une taille et d’une puissance inouïes, qui ne purent être tirés jusque sous les murailles de Constantinople qu’en élargissant routes et ponts et en faisant appel à 2000 hommes et une centaine de bœufs. Des centaines de navires avaient également été construits en un temps record.

Constantinople pouvait compter sur 20.000 soldats d’autant plus déterminés qu’ils pouvaient imaginer le sort qui leur serait réservé en cas de défaite. De son côté, les Ottomans pouvaient aligner 80.000 hommes. Une première ambassade fut envoyée à Constantin XI pour négocier sa reddition. Sans succès. Le 6 avril 1453, qui tombait un vendredi, Mehmet II donna l’ordre de bombarder le ville et ses murailles. Les assiégés colmatèrent rapidement les premières brèches. Une semaine plus tard, la flotte ottomane jetait l’ancre devant la cité mais ses tentatives de pénétrer dans le Corne d’Or restèrent vaines et les premiers assauts terrestres ne donnèrent aucun résultat.

Mehmet II imagina alors l’inimaginable : faire parvenir ses navires à l’intérieur de la Corne d’Or en passant par la terre ! Et ce qui fut di fut fait. D’énormes rails de bois enduits d’huile furent installés, des dizaines de lourds bateaux furent extirpés du Bosphore, halés par des milleirs d’hommes et d’animaux et finalement acheminés là où personne ne les attendait, dans les eaux calmes de la Corne d’Or, au-delà de l’infranchissable chaîne. Un pont fut construit, des canons installés. Constantinople étaient encerclée, à la merci des milliers de soldats ottomans. Mais l’empereur chrétien refusait toujours de se rendre. Les murailles étaient si bien défendues que les Ottomans durent creuser des tunnels pour passer au-dessous.

L’assaut final fut fixé au 29 mai 1453. Pendant ce temps, affirme la légende, courtisans du Palais et prêtres orthodoxes n’avaient rien de plus pressé que de se quereller quant au siècle des anges. De là est née l’expression querelles byzantines. Les uns et les autres, réfugiés à l’intérieur de la basilique Sainte-Sophie, croyaient d’ailleurs dur comme fer qu’au dernier moment un ange – masculin ou féminin, on connaîtrait bientôt la réponse aux querelles – descendrait dans l’église pour les défendre. Mais l’ange ne vint pas, Constantin XI fut tué à l’intérieur même de ce haut lieu de la chrétienté. Mehmet II fit aussitôt « du Palais de Constantin celui du Sultan et de Ste Sophie la principale Mosquée[2]. »

L’occupation ottomane au sud du Danube, et parfois les incursions au nord, avaient précédé de quelques années la chute de Constantinople. La Valachie était peu à peu tombée dans le giron ottoman mais il n’était question ni d’occupation militaire ni d’implantation de colons musulmans sur le territoire roumain. La soumission roumaine se limitait au paiement d’un modeste tribut à la Sublime porte. Mais Constantinople vivait au-dessus de ses moyens et, bientôt, ce tribut prit une ampleur de moins en moins supportable. Dans les provinces roumaines où les paysans daces avaient toujours été libres et propriétaires de leurs terres, le poids de l’impôt les fit s’endetter au point de devoir les vendre, et eux avec, aux premiers grands propriétaires qui formèrent dès lors la classe naissante des boyards.

Pendant ce temps, le sultan avait autorisé la réinstallation du patriarche orthodoxe à Constantinople, au centre d’un quartier nommé Phanar. Peu à peu, nombre de Grecs qui n’avaient pas été tués pendant la prise de la ville revinrent s’y installer. Et comme les Ottomans n’avaient le goût ni des langues ni du commerce, c’est à leurs vassaux phanariotes qu’ils déléguèrent l’essentiel de l’économie et des relations extérieures. C’est ainsi que des grecs phanariotes devinrent les princes de lointains territoires ottomans, Roumanie en tête.

« Les places de Princes de Moldavie et de Valachie sont l’unique but des voeux de tous les Fanariottes dès leur plus tendre enfance. Pour y parvenir, il n’est point de forfait qui leur coûte, ni de bassesses auxquelles ils ne se soumettent. Si un frère, un oncle, un cousin, un père même, offrent des obstacles à leur ambition, le poison ou les fers des bourreaux les en délivrent ; car lorsqu’on tic peut pas détruire soi-même l’individu qui fait ombrage, on le dénonce, et d’une dénonciation, quelle qu’elle soit, à la mort, il n’y a qu’un pas à Constan­tinople. La vénalité connue et taxée dans cet infâme gouvernement conduit aux places. On se ruine pour y parvenir, et on vole et on y pille pour réparer sa fortune. Un Prince nouvellement nommé part de Constantinople avec deux ou trois millions de piastres de dettes. Après quatre, cinq ou six ans de règne, il revient avec cinq ou six millions de bien, si on lui laisse le temps de l’amasser ; mais ordinairement on le chasse, on l’exile ou on lui coupe la tête après quelques années de jouissance, ou lorsqu’on sait qu’il a acquis une fortune qu’on peut s’approprier[3] ».

Trahisons, révolutions de palais, morts plus ou moins naturelles, au début du XVIIIe siècle on compta en dix ans  31 princes phanariotes relevant d’une dizaine de familles et déposés ou restaurés sur leur trône à 75 reprises ! A chaque fois, pour obtenir ou recouvrer sa précieuse charge, chacun des princes se ruinait en cadeaux offerts au Pacha de Constantinople avant de se rembourser largement sur le dos des paysans roumains. Pas étonnant dans ces conditions que les princes du Phanar, pillant le pays avec gloutonnerie et arrogance, aient été tant détestés des Roumains, davantage sans doute que les pachas turcs, qui bénéficiaient eux aussi des exactions phanariotes, mais qui avaient le bon goût de ne pas se montrer.

Bien avant que les Grecs ne soient admis à se réinstaller à Constantinople (1601), les Ottomans s’étaient mis en tête de conquérir toute l’Europe occidentale, à commencer par les Balkans. Belgrade tombe en 1521, Rhodes tenue par les croisés en 1522, Buda et une grande partie de la Hongrie en 1527, Dalmatie, Slavonie, Bosnie et Croatie en 1527. En 1529, Soliman le Magnifique est aux portes de Vienne. La chrétienté tremble mais les murailles résistent. Les Ottomans font donner le canon, sans grand succès car c’est une ruse pour masquer le bruit d’autres soldats qui creusent inlassablement de nombreux tunnels sous les fortifications. Quelques janissaires, ces valeureux soldats ottomans, parviendront à prendre brièvement pied à l’intérieur de la cité mais seront finalement repoussés ou exterminés. L’hiver approche. Soliman le Magnifique se retire. Vienne a tenu bon, du moins jusqu’à la prochaine bataille, qui aura lieu 154 ans plus tard, en 1683, et que les Autrichiens finiront également par emporter.

Entre la chute de Constantinople (1453) et la reconnaissance officielle de l’indépendance roumaine (1878) vont s’écouler plus de quatre siècles. Dans les plaines de Valachie, trop vulnérables, les Roumains feront mine de s’en accommoder mais, dans les montagnes, la résistance ne cessera jamais vraiment. Elle donnera naissance à de véritables héros, à commencer par Vlad III Tepeş (« L’Empaleur ») alias Dracula.


[1] Essai sur les Mœurs, édition de 1761, tome 3, page 23

[2]  Voltaire, Essai sur les Mœurs, ibid. p. 25

[3] Général Alexandre-Louis de Langeron, officier français ayant servi face aux Turcs sur les bords du Danube entre 1807 et 1811. Cité par Neagu Djuvara in Le pays roumain entre Orient et Occident, Publicatons Orientalistes de France, p. 27.

Laissez un commentaire. Merci.