Chypre 1983

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Longtemps, il n’y eut que la mer. Bleu pâle, parfois étale, parfois scintillante, parfois légèrement éméchée d’écume. Au gré des vents, des courants, de la position de l’avion par rapport au soleil. Zurich est derrière nous, à un peu plus de trois heures de vol. Oubliées, déjà, les brumes, les rafales, la tempête et les alpes enneigées.

Pourtant, lorsque l’appareil vient s’insinuer entre l’île de Rhodes et la côte turque, on aperçoit nettement, sur les montagnes de l’intérieur, les reliquats blanchâtres de ce qui a dû être un méchant hiver. Etrange contraste avec le liseré, blanchâtre lui aussi, mais ourlé de reflets mordorés, des plages de Rhodes, qui s’étalent au-dessous de nous, provocantes, presque irréelles.

Puis l’appareil oblique légèrement sur sa droite. Cap plein sud. Finies, les myriades d’îles de la mer Egée. A nouveau le grand large, les reflets bleutés, les vaguelettes rassurantes, les mouchets inoffensifs. Mais à peine vingt minutes de ce régime et, déjà, une nouvelle côte. Ce coin du monde ressemble décidément à une réduction lilliputienne de la planète. Rien n’y est vraiment grand, majestueux.

Pourtant, au-delà de cette nouvelle côte qui approche, le relief s’ébauche, la terre semble plus rude, plus vraie. Plus difficile à conquérir, peut-être. C’est vrai que, passée une bande côtière déja ravinée et pourtant, verdoyante, les chapelets de collines prennent vite de l’ampleur. ce n’est pas le Mont Blanc, non, mais enfin les altitudes doivent bien dépasser les 200, 300, 500 mètres. Etrange impression que ces liserés successifs, sortes de courbes de niveau, comme empilées les unes sur les autres. Escaliers monumental et omniprésent, qui confère aux collines, où rien ne semble pousser, cet aspect de rizières en étages, comme on en voit aux Philippines, à la saison sèche.

Mais à quoi peuvent donc servir ces striures horizontales et concentriques qui, partant de la plaine, s’accrochent aux reliefs, sinon jusqu’au sommet, du moins jusqu’à la limite des forêts d’altitude, qui doit se situer aux alentours de 1000 mètres.

Et de nouveau la Méditerranée. D’un coup d’aile, nous avons franchi le squelette de l’île, dans sa partie montagneuse. Ici, sur le versant sud, la sécheresse semble descendre plus bas encore, presque jusqu’au rictus d’écume qui ourle le rivage peu sinueux. Demi-tour en piqué au-dessus de la mer, et retour vers le rivage, en rase-vagues, jusqu’à toucher le Tarmac, à quelques mètres seulement du rivage.

N’était la piste, on pourrait vraiment se demander si l’aéroport de Larnaka est un véritable aéroport. Les bâtiments alentour ressemblent plutôt à des baraquements de fortune. Et, lorsque le regard se tourne vers la mer, l’horizon est barré par une douzaine d’appareils qui ne pourraient en aucun cas ressembler à des avions civils. Gros bombardiers un rien décatis, avec leur tourelle d’observation et leur ventre énorme. Avions de liaison tachetés de léopard. Hélicos à vous engouffrer une escouade de débarquement,pales frémissantes dans le vent guilleret de la mi-journée.

L’autobus qui amène la fournée de voyageurs jusqu’aux baraques de l’aéroport pourrait être, lui, britannique. Et jusqu’à son odeur, londonienne. Comme aussi le fonctionnaire de police, casquette plate, à peine relevée à l’avant sur des armoiries indéfinissables. Comme le guichet d’immigration, à l’abri duquel, poliment mais consciencieusement, le préposé contrôle sereinement votre identité, la comparant à celles qui figurent dans le grand livre cartonné des gangsters, mafiosis, trafiquants, escrocs et espions.

Excusez-nous, mais, vous savez, c’est provisoire. Nous avons un très bel aéroport, tout neuf, à Nicosie. Mais nous ne pouvons pas nous en servir. La jeune femme, cheveux et regard bronze, semble sincèrement désolée, même si, à chaque nouvelle arrivée, elle répète à l’intention des visiteurs, ces quelques mots en anglais. Oui, un bien bel aéroport, moderne, luxueux, avec du marbre, des tapis roulants et tout et tout. Quel dommage, pensez, un aéroport qui date bientôt de dix ans et qui n’a jamais servi. Mais, que voulez-vous, la guerre….

Carrefour de civilisations, de traditions aussi. Mélange presque harmonieux, jusqu’à ces dernières années, de deux mondes pourtant antinomiques, le turc et le grec. Etrange, de contempler la silhouette filiforme d’un minaret accroché au flanc d’un château, ou d’une église forte, datant du temps des Croisés.

Dia067.0010005Larnaka. Premier jour de découverte. Des vilaines baraques de l’aéroport provisoire, il ne reste qu’un point gris dans le rétroviseur de la somptueuse Mercedes, fierté de la plupart des chauffeurs de taxi, et du nôtre en particulier. Au-delà d’une méchante colline de sel sale, l’étendue surréelle d’un lac salé où pataugent savamment les pattes fouisseuses de centaines de flamants roses. Royaume des mille et une nuits, cerné par un diadème de palmiers où s’insère une mosquée de prince charmant, dôme et minaret se mirant dans l’eau argent. C’est le Tekké de Hala Sultan, lieu de grande sainteté abritant le tombeau de Oumm Haram, qu’on a longtemps prise pour la tante de Mahomet.

Et déjà les faubourgs de Larnaka, ruelles imbriquées, grouillements bonasses sur les trottoirs encombrés d’éventaires. Vendeurs d’oranges à la criée, odeurs de mouton et de feu, imbroglio de voitures, de charrettes. Ici vécut Zénon, le philosophe, inventeur du stoïcisme. Il en fallait déjà beau¬coup, sans doute, pour observer le monde sans souffrir à ses souffrances, pleurer à ses pleurs, mourir à ses morts.

Demain, nous remonterons ensemble le fil du temps. Perses, grecs, romains, Byzantins. Premiers temples. Cavernes funéraires. Mythes et légendes. Avec, en prime, la compagnie charmeuse et libertine de Venus-Aphrodite et de ses enfants naturels, harmonie, Eros, Priape, Hermaphrodite, Enée. De longues amours, dont se souviennent à n’en pas douter tous les rochers de file. Et Dieu sait s’il y en a.

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Vous est-il jamais arrivé de marcher dans un lieu complètement désert et de vous dire: je ne suis pas le premier ? Bien sûr, eu égard à la population de la planète et au nombre de générations qui y ont défilé depuis la naissance de l’homme, il y a peu de chance en effet que, n’importe où sur la terre, personne n’ait jamais posé le pied, avant vous, sur les quelques centimètres carrés que représente la plante de votre mignon peton, du bout de l’orteil à l’étrave du talon.

Non, ce que je veux dire, c’est qu’il est des lieux qui, malgré leur dénuement absolu, et sans qu’aucun indice apparent capte votre attention, semblent receler en eux des siècles d’histoire, d’événements, de vie et d’effort.

Ce sentiment, vous ne l’avez pas n’importe où. Il ne faut pas, par exemple, que le climat soit trop clément ou la végétation trop luxuriante. Vous pouvez être en train de vous frayer, difficilement, un chemin dans la forêt asiatique et passer à 100 m du temple d’Angkor en vous disant: Ici, manifestement, aucun homme n’a jamais vécu, aucune civilisation n’a jamais régné. Non, ce qu’il faut, c’est un climat rude, une terre aride, de la pierre apparente et une lumière d’éternité.

Tenez, le Sahara, par exemple. Vous marchez, comme le Petit Prince, à des lieues et des lieux de toute terre connue, parmi les cailloutis de sécheresse. Et quand je dis vous marchez, entendez: vous marchez parce que vous venez de descendre de votre Land-Rover tous terrains. Tant il est vrai qu’il serait humainement impossible à quelque homme que ce soit de venir, à pied, sans eau, du dernier village habité, à cent ou 200 km, jusqu’à ce coin de désert où rien ne pousse.

Or, tout à coup, une mince silhouette se dégage, sereine, de la masse pierreuse, chemine dans votre direction, grossit. Le visage est-il de chair ou de pierre ? Et le vêtement, large toile empesée de soleil et de poussière est-il de bure ou d’éternité. L’homme, à moins que ce ne soit qu’une idée, vous croise sans changer de pas ni esquisser un geste puis se perd lentement dans ce décor lunaire. Le temps de reprendre vos sens, et vous vous dites: je viens peut-être bien de croiser l’Histoire, l’homme n’était peut-être qu’un souvenir, et je ne serais pas surpris qu’il ait vécu, non aujourd’hui, mais voilà vingt siècles.

Dia067.0010010C’est un peu cette impression qu’on ressent à Chypre, même si l’île est, nettement, plus peuplée que le désert du Sahara et si, ça et là, des ruines ou des édifices parfaitement conservés attestent, sans que vous ayez à faire jouer votre imagination, qu’il y eut une vie avant cette vie.

Non, ce qui titille l’esprit, à Chypre, ce n’est pas que des hommes aient vécu avant vous. C’est que ces hommes étaient sans doute des Dieux. Vous ne me croyez pas. Eh bien imaginons. Vous êtes un visiteur attiré, surtout, par le soleil et par la mer. L’Histoire, l’Antiquité, la Mythologie, ça vous laisse froid. Vous avez, dans votre agence de voyages habituelle, acheté une semaine tout compris à Chypre. Et, soyons francs, vous ne saviez même pas où cela se trouvait.

Votre hôtel est à Paphos. Paphos, un nom que vous n’aviez jamais entendu auparavant.
Et vous voilà parti le long de la côte, tantôt marchant en retrait sur le modeste gazon où paissent les moutons, tantôt escaladant les rochers de la côte pour surplomber la mer, limpide, étale, irréelle. Tout à coup, un rocher, ou plutôt un ensemble de rochers, retient votre regard, comme si une harmonie indéfinissable émanait de cet ensemble aux éléments pourtant banals, eau, roche, lumière.

Mais qu’importe après tout. L’air est chaud, le lieu désert, vous vous dévêtez et, nu comme un ver, vous avancez, précautionneusement, sur la roche mordante, vous trempez un pied dans l’eau, puis l’autre, et vous vous laissez aller, hard du temps, hors de tout, dans cette crique semblable à des milliers d’autres.

Semblable ? Pas sûr. Entre deux brasses coulées, vous vous retournez vers le rivage. Là, sur le rocher, il vous semble distinguer une silhouette allongée, langoureuse, irréelle. Vous vous frottez les yeux, les rouvrez. Plus rien. Simple hallucination. Pourtant, lorsque vous regagnez la rive, que vous grimpez jusqu’au rocher de l’hallucination, vous découvrez, incrédule, la trace récente et incompréhensible d’un corps, dont la silhouette est nettement évoquée par la forme de l’eau qui, maintenant, s’évapore rapidement sur la pierre brûlante.

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Aphrodite et Pan, musée d’Athènes

Le soir, de retour à votre hôtel, vous découvrirez dans votre guide de voyages que vous vous êtes baigné à l’endroit même où, selon la légende, Aphrodite a jailli des eaux. Et que votre rocher était le sien.

Et voilà que, simplement en trempant le bout du pied dans un recoin inconnu de la Méditerranée, vous êtes entré dans une famille redoutable, celle des Dieux de l’Olympe. Et attention, pas les plus sages ni les plus reposants. Pensez. Aphrodite, l’Aphrodite des Grecs, celle-là même que, des siècles plus tard, les Romains nommeraient Vénus.

D’où venait-elle donc, votre déesse du rocher. Certains affirment qu’elle est la fille de Zeus, le Dieu des Dieux, et de Dioné, fille d’Océan et de Thétys. C’est possible. Mais les mauvaises langues enseignent que sa naissance serait à la fois plus irréelle, plus inquiétante, plus violente. Vous vous souvenez de Cronos, ce Titan irascible et ambitieux qui, avant de dévorer ses propres enfants, à l’exception de Zeus, justement, que sa mère avait eu le temps, de remplacer dans ses langes par un caillou de même poids, qui donc, bien avant de dévorer ses enfants, n’havait pas hésité à mutiler son propre père, Ouranos. Eh bien, le sang d’Ouranos était tombé dans la mer et, des flots ainsi fécondés, serait née Aphrodite. Aphrodite. Déesse de l’Amour. Mais attention, pas de l’amour à la papa. Des amours les plus folles, au con¬traire. Les plus débridées. Quiconque se passe autour du corps la ceinture d’Aphrodite est auusit8t en proie au désir charnel perpétuel.

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L’Aphrodite de Botticelli (détail)

Et d’ailleurs, qui résisterait à cette déesse femme, à cette femme-démon, toujours à demi dévêtue, précédée par sa renommée de croqueuse d’hommes et de Dieux. Le pauvre Hephraïstos, son mari, est à plaindre, croyez moi. Elle le trompe insolemment avec le premier venu. Enfin presque. Sa couche, elle la partage allègrement avec Arès, dieu de la lutte, un violent celui-là, presque un loubar. Puis avec Dyonisos, cette espèce de fou errant qui apprit à tous, sur son chemin, la culture de la vigne et la fabrication du vin. Une espèce de junkie, en quelque sorte, qui ferait aujourd’hui le tour du monde pour apprendre à chacun comment cultiver le haschich. Un gars peu recommandable, je vous le dis. Mais ça ne lui a pas suffi, à Aphrodite. Elle a voulu Hermès, le musicien. Elle l’a eu. Elle a voulu Poséidon, le marin, elle l’a eu. Et quand les dieux ne lui suffisaient plus, elle jetait son dévolu sur les hommes. Tenez, Anchise, le Troyen, c’est de lui qu’elle enfent a Enée, dont prétendait descendre le Romain Jules César.

Décidément, où êtes-vous allé poser le pied, sur ce rocher proche de Paphos, au coeur de la Méditerranée et de la mémoire des hommes, sur l’île de Chypre ?  Vous êtes entré, sans le vouloir, dans la légende.

***

Chypre. Un éclat d’étoile dans la Méditerranée. Mélange de collines pierreuses et de plaines que l’irrigation intensive pare de vert. Chypre. Mais où sommes-nous donc. Terre d’Orient, ou terre d’occident? Royaume de la mer, ou empire du soleil.

Sur la route, le pas d’un âne fait s’élever la poussière. A l’ombre d’un monastère, un moine perdu, hirsute, sale, comme abandonné, peint à la chaîne de vilaines icônes que lui achèteront tout de même les touristes allemands, lorsqu’en sera revenue la saison. Du sud, Limassol, au centre, Nicosie, une autoroute cicatrise lentement.

D’ouest en est, une autre cicatrice, une plaie ouverte plutôt, tout juste rapiécée à coups de barbelés et de miradors. Qui a dit que les fusils étaient biodégradables ? Sornettes. Même si on ne tire plus un coup de feu, la guerre est là et, avec elle, la partition. Chypriotes turcs, au nord, dans les plaines les plus fertiles, mais avec des canons en guise de charrue et des parachutistes en guise d’instituteurs. Sort peu enviable. Chypriotes grecs, au sud, dans les montagnes sèches et les plaines livides. Surpeuplement, manque d’eau. Mais la vie, la liberté, la démocratie, le sens de la beauté et le goût de la parole. Devinez où vont mes préférences.

Chypre, carrefour des passions, des invasions, des civilisations, des idées. La Turquie, la Syrie, le Liban sont à quelques dizaines de kilomètres, l’Egypte, Jérusalem et les îles grecques à une centaine. La Turquie n’a pas toujours été la Turquie et Istanbul, avant d’être
Istanbul, fut Constantinople. Et Constantinople, avant d’être Constantinople, fut Byzance.
Pendant huit siècles, Chypre allait être province de l’empire d’Orient, ou, si vous préférez, de l’empire byzantin. Un empire qui emprunte à toutes les vertus du passé méditerranéen, droit et administration à Rome, langue et civilisation à la Grèce, foi et mœurs au christianisme.
Après avoir été assyrienne, égyptienne, perse, romaine, voici donc Chypre byzantine. Mais, à quelques lieues, au-delà des vaguelettes de la Méditerranée, entre la Mecque et Médine, un prophète est né, a parlé, a convaincu. Mahomet. Au VIIe siècle, ce n’est qu’une rumeur. Au XIe, c’est un déferlement. Le royaume de Jérusalem est en danger. En Europe, les rois très catholiques s’inquiètent, les papes battent le rappel. Contre l’infidèle, les fidèles se battront. Partout sur la terre. Et d’abord devant Jérusalem menacée.

Le Saint Sépulcre est pris par les Turcs Seldjoukides. Le 20 novembre 1095, le pape Urbain II, devant le concile de Clermont, convainc les princes de la nécessité de porter le fer contre l’Islam. L’année suivante, Godefroy de Bouillon et quelques princes entreprennent la première croisade. Trois ans. Et, au bout du compte, la création, au cœur même de l’empire seldjoukide, les Etats des Croisés. Jérusalem, St Jean d’Acre, Antioche. Et aussi, plus au nord-est, Edesse, pas loin du mont Ararat, là où, aujourd’hui, convergent les frontières turque, iranienne et russe. Edesse qui, tombant 50 ans plus tard sous les coups de l’émir de Mossoul, sera cause de la deuxième croisade.

Et Chypre dans tout ça ?
J’y viens, j’y viens.
En 1187, c’est Jérusalem qui est prise par le Sultan Saladin. Offense inqualifiable. Et troisième croisade. Richard Coeur de Lion, roi d’Angleterre, s’embarque. En avril 1191, plus de 200 bateaux, anglais et français, se retrouvent en Sicile et mettent le cap sur la Terre Sainte. A bord du bateau de tête, Bérangère de Navarre, la fiancée de Cœur de Lion. Au large de Chypre, tempête.

Le bateau de Bérangère se réfugie dans le port chypriote de Limassol et Bérangère est aussitôt jetée dans un cul de basse fosse par le maître du lieu,Isaac de Comnène.
Fureur de Richard Coeur de Lion. Débarquement. Epiques bataille. Comnène se rendra à condition qu’on ne lui passe pas les chaînes de fer. Coeur de Lion tiendra parole et lui fera fabriquer des chaînes d’or. Humour sinistre. Mais demain, l’île peut à nouveau jouer de mauvais tours aux navigateurs croisés. Coeur de Lion l’investit toute entière. Mais qu’en faire?
La vendre ?
La vendre à qui ?
Pourquoi pas aux Chevaliers du Temple, oui, vous savez, l’ordre des Templiers, dont les membres se reconnaissent à leur manteau blanc à croix rouge et à leur volonté de défendre la Terre sainte. A peine connue, la nouvelle crée la révolte des habitants de Chypre. Les Templiers renoncent.

Aux côtés de Richard Coeur de Lion, un homme s’est distingué. Un Français. Guy de Lusignan. Pendant la courte guerre contre Isaac Comnène, il a assuré la prise de trois places fortes, St Hilarion, Kyrenia et Buffavent. De plus, ce gentilhomme natif du Poitou a un autre titre, Roi de Jérusalem. Mais le titre n’est plus que théorique puisque Jérusalem a été prise par Saladin et que c’est justement là ce qui motive cette troisième croisade.
Guy de Lusignan ne retournera pas à Jérusalem. Il vient d’acheter Chypre pour 100.000 écus.

Ainsi commence, sur cette terre lointaine et ingrate, un règne de près de trois siècles pendant lesquels la cour des Lusignan ressemblera à s’y méprendre à celle des rois de France.

Armoiries_Chypre_1393 Lusignan Wiki

Guy de Lusignan mourut peu après l’achat de Chypre et laissa peu de souvenirs. Son fils Amaury, en revanche, prit le premier le titre officiel der roi de Chypre et institua un régime féodal calqué sur celui des dynasties capétiennes qui régnaient alors en France. Entouré de chevaliers et de nobles, hommes-liges qui lui vouaient, officiellement, révérence, mais qui en fait n’avaient de cesse de constituer, à l’intérieur du royaume, des fiefs grandissants et autonomes, Amaury et ses successeurs instituèrent donc une vie complètement occidentale, à quelques encablures de la Grèce et de l’Orient islamique. Les habitants, d’origine souvent grecque, ne profitèrent des fastes de la cour que pour autant qu’ils en soient proches et que, surtout, ils renoncent à leur foi orthodoxe. Car les servants de l’église grecque orthodoxe étaient, eux, impi¬toyablement pourchassés au profit des prêtres de l’église grecque latine, ce qui, soit dit en passant, ne constituait pas forcément le meilleur moyen de faire front commun à l’Islam menaçant.

Côté Islam, justement, les affrontements entre les croisés. Eh bien, par vagues successives, ils font escale à Chypre. A l’aller, c’est pour recevoir encouragement, saluer les Lusignan, festoyer et faire, une dernière fois, bombance. Quelques beaux bâtiments, sur la côte sud de l’île, semblent encore résonner de leurs chants, chants de foi ou chansons d’amour. Au retour, pour ceux qui en reviennent, pour panser leurs plaies, soigner leurs maladies, apaiser leur rancoeur. Pour certains, qui ne reverront jamais l’Europe, est l’ultime étape. Et là, les chants des palais font place aux gémissements des hôpitaux.

Kolossi

Les Chevaliers Hospitaliers, installés au Château de Kolossi où s’étaient rencontrés Coeur de Lion et Comnène, soignent. Mais pour eux, la vie n’a pas que le goût du drame. Dans la plaine, ils cultivent la canne à sucre. Et, à flanc de coteau, la vigne, qui donne un raisin si rond, si riche, si sucré, que le vin qu’on en tire ressemble à une liqueur. Leur commanderie donne son nom à ce breuvage, qu’on fabrique encore aujourd’hui, à Chypre, selon la recette de l’époque.

En 1212, des milliers de jeunes garçons et filles embarquent à Marseille. C’est l’étourdissante, l’incroyable croisade des enfants. Certains feront, je crois, étape à Chypre. Mais tous, ou presque, seront ensuite acheminés, par les armateurs chargés de leur destin, vers Alexandrie. Donneront-ils, ces enfants, l’Egypte à l’Eurppe catholique ? Non, ils seront vendus comme esclaves par les armateurs en question. Eh oui, à l’époque déjà, on savait comment trahir les enfants, et faire fortune de leur malheur.

7e croisade St Louis

Saint-Louis embarquant d’Aigues-Mortes pour la septième croisade

En 1248, le roi de France, Saint Louis, embarque en Camargue. Destination, la Terre Sainte. Sa visite à Chypre est l’occasion de construire de nouvelles églises, dont le style gothique français émaille, aujourd’hui encore, le paysage chypriote. Mais, au fil des décennies, la puissance de la France en Méditerranée s’étiole, en même temps que la toute-puissance de Lusignan. En 1489, Catherine Cornaro, dernière reine de Chypre, abdique sous la pression de Venise.

Une autre ère commence pour Chypre, où les stigmates de l’Histoire s’amoncellent sans s’effacer, de l’aube des temps jusqu’à la résurrection nationale de Makarios, de la colonisation grecque d’avant Jésus Christ jusqu’au rattachement provisoire, l’Enosis, voulu par la junte des militaires d’Athènes. Enosis égale intervention turque. Intervention turque égale guerre. Guerre égale partition. On en est là aujourd’hui, par la volonté de puissances extérieures à l’île, et au détriment de communautés qui, bien que différentes, avaient appris au fil des siècles à vivre ensemble.

***

La couleur de la roche, l’insistance de la lumière, le calme de la Méditerranée, la prévenance des habitants, vous convaincront vite que vous êtes sur la terre d’élection de la paix. Et jusqu’aux colombiers et à leurs blanches colombes. Et jusqu’aux rameaux que vous tendent les oliviers. Pourtant, lorsque vous déambulerez sur le front de mer, à Larnaka, vous observerez, ancrés à bonne distance, une demi-douzaine de navires de guerre et leur silhouette de métal gris se découpant sur fond d’azur. A terre, vous noterez la présence de soldats, certains en tenue de combat, d’autres en tenue de sortie. Boule à zéro, béret à insigne. Ce n’est rien, vous dira-t-on. Et c’est vrai que ce n’est rien. Seulement des soldats français appartenant à la force multinationale d’interposition opérant au Liban voisin. Pour eux, Chypre, c’est le lieu de détente, l’endroit où l’on ne risque rien à prendre un verre à une terrasse de café, à prendre des photos ou même à faire du jogging sur la plage. Demain, ou après-demain, les navires de guerre repartiront, remplacés par d’autres.
Et la visite des militaires n’aura apporté à l’île aucun cataclysme. Rien que des devises.
Fausse alerte.

Le soir, dans les tavernes où se dégustent les brochettes de mouton grillé et le mézé de Méditerranée orientale, vous apercevrez d’autres uniformes, portés par de grands hommes blonds, souvent, ou de fortes femmes, blondes aussi, parfois. A l’épaulette, vous remarquerez un grade. Et aussi un drapeau. Celui de la Norvège. Bizarre, ce d’autant que la tenue semble n’être, ni de marine, ni d’infanterie de marine, ni d’aviation. D’ailleurs, il n’y a pas de navires norvégiens en rade, ni d’avions norvégiens sur le Tarmac de Larnaca.

Comment ces gens sont-ils venus, et pour que faire ? Une chose est sûre, leur présence semble arranger tout le monde, à commencer par le tenancier de la taverne. Et eux, même s’ils parlent entre eux une langue nordique qui doit être le norvégien, semblent connaître le lieu par coeur. Leur façon de choisir une taverne plutôt qu’une autre, sans jeter un oeil au menu affiché à l’extérieur. Puis leur façon de commander, sans avoir même consulté la carte, montre qu’ils sont des habitués.

Le lendemain, vous partez, en voiture, ou à vélo, vers l’est. Au-delà d’Aya Napa, le Cap Greco, d’où un jouit, avez-vous lu sur le guide, d’une large vue sur la région.
Mais, quand vous approchez, vous distinguez au sommet du rocher formant cap une myriade de fils, d’antennes, de paraboles. Et, quand vous voulez vous approcher, vous tombez sur des murs d’enceinte et des barbelés. Les rares indications, inscrites sur un panneau défraîchi, vous laissent penser qu’il s’agit, non de troupes chypriotes ou même grecques, mais américaines, ou plutôt anglaises. Oui, c’est ça, anglaises. Et tant pis pour le Cap Greco, l’île ne manque ni de rochers, ni de promontoires, ni de points de vue, Vous en trouverez d’autres.

Quelques kilomètres plus au nord, le long de la côte. Vous devez être à quelques dizaines de Famagouste.  Dans les pierres de la forteresse, vous allez retrouver l’histoire des Lusignan, puis celle des Vénitiens. Remonter, aussi, jusqu’à l’aube de la vie humaine. Fouilles archéologiques d’Engomi. Temps des romains à Salamine. Epopée de la première christianisation de l’île avec St Barnabé.

Passé Drérinaia, alors que les faubourgs de Famagouste sont à bout touchant, le chemin s’étiole, la route principale se creuse de nids de poule, des herbes folles poussent au milieu de la chaussée. Plus personne n’y passe, depuis neuf ans. Un peu plus loin, premiers barbelés, premiers miradors. Chypre, ou en tout cas la Chypre aux consonances grecques, s’arrête ici.

Vous venez de mettre le doigt sur la plaie. Une plaie qui déchire l’île, d’ouest en est. La ligne Attila, comme l’appellent les soldats de l’ONU, installés dans les fortins, de part et d’autre du no man’s land. Eux seuls, et parmi eux les Norvé¬giens de la taverne, sont autorisés à franchir la frontière et à opérer de part et d’autre. Les Chypriotes grecs, eux, même s’ils représentent 80% de la population, doivent se contenter de 60% du territoire et, qui plus est, de sa partie la plus accidentée, la plus aride, la plus improductive. Mais qu’importe ? Au risque d’épuiser la nappe phréatique, les moteurs des pompes amènent, 24 heures sur 24, tous les 2 ou 300 mètres, l’eau nécessaire à l’irrigation. En 9 ans, la poussière est devenue humus, la charrue a brisé la croûte ancestrale. Non seulement les Chypriotes grecs, malgré la perte de la grande plaine fertile de la Mesaoria, ont réussi à cultiver assez de blé, à élever assez de moutons, pour se nourrir. Mais, en plus, ils exportent. Une sacrée gageure.
Mais la cicatrice. Omniprésente, oppressante, obsédante.

En 1974, lorsque les combats ont été interrompus, le corps expéditionnaire turc avait fait d’importantes percées. Il est vrai que, de l’autre côté, les militaires d’Athènes, après avoir suscité la suicidaire tentative de rattachement de Chypre à la Grèce, étaient rentrés dans leurs casernes. Pour la démo¬cratie, c’était une bonne chose. Sept années de dictature passaient ainsi à la trappe mai,s pour les Chypriotes grecs, ce fut le drame.

Les massacres. Les tueries. Les fosses communes. Aujourd’hui encore, plus de 1600 chypriotes, hommes, enfants, dont on ne sait pas s’ils sont morts, prisonniers. Des disparus, comme ceux d’Argentine ou du Chili. Et des femmes, des enfants, des familles qui continuent d’attendre leur hypothétique résurrection.

La frontière est sinueuse, image figée d’un instant des combats. Mais, à la lire, on voit bien qui détenait l’avantage, les Turcs. Frontière gonflée comme une poche trop pleine, avec, ça et là, des percées, bandes de terres de plusieurs kilomètres, se terminant par un village désormais turc, comme une presqu’île en territoire grec.

Autrefois, pour aller de Larnaca à Nicosie, on passait par Pyroi. C’était la ligne droite, le plus court chemin. Aujourd’hui, on fait un grand détour. La route, de part et d’autre de Pyroi, n’est turque que sur 5 ou 6 kilomètres. Mais l’avancée de la langue de terre turque en compte une bonne trentaine. Et, ici pas plus qu’ailleurs, pas un chypriote ne passe. Fermeture hermétique.

Comme à Nicosie. Cette ville, coupée en deux, avec ses rues qui ne mènent nulle part, est un crève-coeur. Miradors et fortins au cœur même de la cité. Chevaux de frise, drapeaux triomphants, sacs de sable empilés. Un petit Berlin. Et, malgré le soleil et la lumière de Méditerranée, la tristesse vous tombe sur les épaules. Pourtant, les deux communautés, malgré leurs différences, malgré la guerre, malgré les massacres, malgré le fanatisme, ne sont pas, pas encore vraiment ennemies. La guerre qui s’est jouée là, en 1974, échappe aux Chypriotes des deux obédiences, même s’ils en ont été acteurs et, surtout, victimes.

Makarios

C’est une simple étape de l’affrontement millénaire entre deux empires, deux grandes idées, l’idée hellénique, l’idée ottomane. Grecs et Turcs d’aujourd’hui n’en sont que les métastases, le bras séculier. Monde grec et monde turc, à l’exception de la frontière gréco-turque bien sûr, ne sont confrontés nulle part directement. Ils jouent au chat et à la souris. Sauf à Chypre. Il fallait donc que la violence, un jour ou l’autre, se déchaîne. Il fallait aussi, pour rassurer les militaires de l’OTAN, que Chypre ne risque pas de tomber dans le panneau d’un quelconque tiers-mondisme, celui, par exemple, qu’appelait de ses voeux l’archevêque Président Makarios, revenu de son premier espoir d’Enosis, de rattachement à la Grèce. Makarios voulait une Chypre vraiment indépendante, les grands ont fait ce qu’il fallait, allumé les foyers qu’il fallait, pour que le projet tombe à l’eau. Au prix de la haine, de la violence, de la misère et de l’injustice.

200.000 Chypriotes grecs réfugiés, sur une population totale, chypriotes turcs compris, de 600.000. Des familles brisées, des équilibres rompus, une économie brisée. Et pourtant, lorsque vous déambulez dans les rues de Larnaca, de Limassol, de Paphos, lorsque vous gravissez les chemins de montagne, que vous faites halte dans les plus petits villages, la paix, la sérénité, l’hospitalité, l’amitié, la joie et la fête vous attendent. Comme si de rien n’était.
Un pope vous tend un café turc, un enfant une orange, une femme une broderie.
C’est ça, le miracle, l’enchantement de Chypre.

Un mélange de jalouse fierté et de curiosité amicale. Un brouet d’histoire mitonné au soleil et assaisonné de citron très mûr. Bref, le plaisir des sens et l’intelligence du coeur.

***

Une semaine à Chypre. Nulle part peut-être la brièveté dérisoire d’un tel séjour ne se sera fait autant sentir. Dans un lieu d’aujourd’hui, un de ces lieux construits à limage de notre fébrilité, un cinéma, un restaurant fast-food, une gare, un aéroport, un supermarché et, en quelques dizaines de minutes, en quelques heures au pire, même s’il y a beaucoup de choses à voir, à consommer, vous avez le sentiment d’avoir tout vu, tout consommé. Le lieu est fait pour notre rythme de cloportes grouillants. Tandis qu’à Chypre, c’est à vous de vous adapter au rythme, au génie du lieu. A vous de prendre le temps de savourer. Et là, que vous le vouliez ou non, une semaine, c’est bien court.

C’est court si vous êtes un forcené des vieilles pierres, bien sûr, car vous aurez à peine eu le temps de faire le tour des vestiges, des monuments, des villes romaines, des enceintes vénitiennes. Et qu’en aucun cas vous n’aurez pu vous mettre dans la peau des chypriotes d’alors. C’est court si vous vous êtes mis en tête de faire l’inventaire des criques, des plages et des calanques de l’île. Court si vous souhaitiez dresser la liste des églises, ou celle des bistrots, ou celle des marchands à la criée. Mais court, surtout, si vous vous êtes laissé prendre au jeu, celui qui consiste à vivre à la chypriote.

Dia067.0010030A cinq kilomètres de Larnaka, vision féérique. Le dos à la mer, vous découvrez une étendue brillante, irisée de jaune orangé, sur laquelle se déplacent, minuscules puces sages, des flamants hauts sur pattes fouissant la fange à la recherche de nourriture. Un lac salé. Et, au-delà de la surface d’eau, de sel et de sable mêlés, une ceinture de verdure, faite de mimosas, d’eucalyptus et de palmiers, d’où émerge, plus irréel encore, la silhouette filiforme d’un minaret.

Le lac a sa légende. Lazare, débarquant ici, aurait demandé à boire à une femme qui, justement, possédait une vigne à cet emplacement. Refus de la mégère. Et, quelques jours plus tard, incompréhensible transformation de la vigne en un marécage stérile et nauséabond, le lac salé.

Le minaret, et la mosquée qu’il domine, ont eux aussi leur légende, ou plutôt leur histoire.
On a longtemps pensé que Umm Haram était la tante de Mahomet, le prophète. En fait, elle n’était sans doute que la tante du secrétaire de Mahomet. Toujours est-il qu’en l’an 647 de l’ère chrétienne, c’est à dire en l’an 25 de l’hégire, Oum Haram faisait partie de l’expédition arabe qui aborda sur ces rivages. La traversée de la mer avait été de tout repos. Mais, à peine à terre, elle se brisa le cou en tombant d’un mulet. D’où, pour vénérer sa personne et célébrer sa mémoire, la construction de cette mosquée destinée à abriter son tombeau. Cette mosquée, à la fois lieu saint et couvent, allait constituer, des siècles durant, l’un des plus importants pèlerinages musulmans, venant juste après la Mecque dans cette hiérarchie des lieux saints.

Aujourd’hui, la partition de l’île, la pression des administrations, ont fait que, par peur ou lassitudes, les membres de chacune des deux communautés ethniques de Chypre sont reparties, après un brassage de plusieurs siècles, chacun dans la partie réservée à son peuple. Il n’y a sans doute pas de quoi s’en réjouir, même si, côté chypriote grec du moins, les lieu de culte, les monuments historiques ayant appartenu à la fraction désormais ennemie, sont protégés et conservés.

Sur le chemin qui, longeant le lac salé, mène au Tekké de Oum Haam, un homme marchait, un sac à la main, le dos voûté dans la poussière méridienne. Je l’ai fait monter dans la voiture et l’ai déposé à l’entrée de la mosquée. Visage buriné, dentition égrenée, il a souri et a disparu sous les branchages, après avoir exprimé, par le geste et par des paroles incompréhensibles, mais aussi sans doute d’un autochtone, les plus vifs remerciements.
Une heure après, alors que, savourant la sérénité du lieu saint que je venais de visiter, je m’apprêtais à repartir, l’homme st ressorti des branchages. Il avait eu le temps de presser un citron, d’en confectionner et un breuvage, et de confectionner quelques fleurs. Hospitalité chypriote.

Nous avons tenté de nous comprendre. Quelques mots ont franchi le filtre de la langue. L’homme était fermier dans le nord. La guerre. Son fils tué. Lui arrêté par les turcs. Torturé, sans doute. Remis en liberté, et fuyant aussitôt, laissant tout derrière lui, la tombe de sa femme, le souvenir de son fils, la maison, la terre. Et, ici, désormais, ce refuge qu’on lui accorde dans une pièce abandonnée, justement, par des Chypriotes turcs réfugiés, eux, au Nord. Paradoxe. La boucle est bouclée. Mais au prix de quels malheurs.

Légaliste, le Chypriote. Légaliste et affectueux. Curieux mélange. A Larnaka, il n’y a que quelques milliers de personnes. Mais il y a des parcmètres. Et, que vous ayez des plaques étrangères ou non, que vous soyez visiteur ou non, vous retrouverez certainement, le délai passé, un procès verbal sous votre essuie-glaces. Texte en grec et anglais. Si vous ne vous présentez pas dans les deux jours pour payer, au poste de police, la somme de deux livres chypriotes, procès vous sera intenté. Plus par curiosité que par crainte, vous vous rendez au poste. Près du marché, dit le papillon.

Le marché, ses bottes de menthe, ses fruits mordorés, ses fromages de brebis, se escargots grisets, ses senteurs et son souffle, sont aisés à trouver. Il suffit de suivre la cohorte humaine.
Mais de poste de police, pas trace.
Finalement, vous apprenez qu’il s’agit d’une unique pièce, au premier étage d’une quincaillerie. Vous montez, entrez dans un modeste bureau, cent fois repeint, et où le seul mobilier, rafistolé au papier collant, consiste en une table à tiroir et deux chaises.
L’homme à l’uniforme, la cinquantaine, vous fait asseoir, très poliment, vous demande de confirmer que le véhicule fautif relève bien de vous, vous demande deux livres, vous tend un reçu, vous reconduit à la porte. Manifestement, il n’aurait pas été indiqué de lui proposer un bakchich en lieu et place de l’amende, ni même de marchander le prix, au nom du tourisme, du soleil et de l’amitié entre les peuples. La loi, c’est la loi. Mais, une heure plus tard, alors que vous avez fait ample provision aux étals du marché couvert et grouillant, et que vous vous faufilez dans une des ruelles biscornues alentour, un homme vous hèle. Le policier.

Quelle faute avez-vous encore commise ?
Aucune. L’homme vous invite seulement à prendre le café. Et il ne vous rendra la liberté que lorsqu’il sera arrivé à ses fins. Ce qui, d’ailleurs, sera particulièrement agréable, puisqu’il vous mènera dans le bistrot de ses habitudes, vous présentera au patron, virtuose du café à la turque, à la patronne, et à une bonne moitié de la clientèle. Un peu comme pour vous dire: vous avez respecté notre loi. Alors, maintenant, nous pouvons être amis.
Cette amitié avenante est partout, à Chypre.

Isabelle, qui y a aussi promené sa curiosité, me racontait l’histoire suivante. Au début du printemps, après une semaine passée dans l’île, elle s’apprêtait à repartir par l’avion du dimanche. Elle avait passé la semaine à courir les montagnes, les villages, les rencontres. Et elle ne s’était pas méfiée. Le samedi, à 16 heures, tout ferme, à l’exception des cafés. Elle n’y avait pas pris garde. Lundi, à la réouverture, elle serait déjà dans les frimas suisses. Mais, dans ses provisions de retour, manquait un élément de choix, des citrons, de ces merveilleux, savoureux citrons qui embaument la campagne, les marchés, la nourriture. 16h10. La porte d’une seule échoppe est encore entr’ouverte.

Mais on y vend des lames de rasoir, des colifichets, des réveille-matin. Pas des citrons. Isabelle entre tout de même, fait part de son désir.
– Des citrons, répond la dame, je n’en ai pas. Mais revenez dans un quart d’heure, j’en aurai.
Un quart d’heure plus tard, Isabelle revient. Cette fois, les objets qui se trouvaient encore sur le trottoir ont été rentrés et la dame s’apprête à donner le dernier tour de clé, jusqu’à lundi matin. Mais de citrons, point.
– Venez, montez avec moi en voiture.
Et les voila parties, toutes deux, dans la campagne, jusqu’à la maison familiale. Il y a là un beau jardin secret, où les citrons, les oranges aussi, pendent voluptueusement aux branches. La dame cueille, cueille encore. Un, deux, trois, cinq, huit kilos. Et, pendant ce temps, la famille a préparé le thé, les friandises. On s’assied à l’ombre d’un palmier, on papote, on échange même des points de tricot. Puis, alors que le soir tombe, la dame ramène Isabelle jusque devant son hôtel. Une nouvelle bonne dizaine de kilomètres, en voiture.

– Me payer les citrons. Mais vous n’y pensez pas. Vous nous avez fait grand plaisir en honorant notre modeste demeure de votre présence. Allez, bon voyage, et revenez-nous vite.

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Revenir. Oh oui, à la première occasion. La beauté aux yeux et l’amitié en bandoulière.

Avril 1983

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