Pour le perpétuel errant qu’était – et que reste souvent – le gaucho, les jeux ne peuvent faire appel qu’aux objets ou animaux de la vie quotidienne ou à des éléments faciles à transporter, ou encore aux ressources de la nature environnante. Quant aux enjeux, ils ne peuvent porter que sur la seule richesse du gaucho, le contenu de sa bourse. Les variantes, dès lors, ne dépendent plus que du goût du moment ou de l’adresse des participants.
Jeux du cheval
La première gloire du gaucho, c’est la maîtrise absolue de son cheval. En guise de cérémonie d’initiation, afin d’être reconnu comme véritable gaucho par ses semblables, l’homme des pampas doit faire montre de ses talents et de ceux de son cheval.
Le premier défi est la course. Pas besoin d’une fête ou d’une réunion publique. Que de fois quatre ou cinq gauchos, escortant un troupeau dans une plaine où les bêtes ne risquaient pas de s’égarer, ont-ils engagé une course simplement en apercevant, à l’horizon, la silhouette du seul arbre (à moins qu’il s’agisse d’une éolienne), barrant l’immensité. Le troupeau était alors laissé à la garde du plus jeune ou du moins agile d’entre eux, à qui échéait encore de donner le signal du départ. Aussitôt, la chevauchée commençait, les chevaux «avalaient» la plaine sous les coups des éperons ou les cris de leurs cavaliers; le premier arrivé gagnait la somme convenue – généralement petite – ou simplement l’honneur. A l’arre suivant, la scène se répétait. Cette forme de course a presque complètement disparu aujourd’hui, les fils de fer découpant la plaine en autant de rectangles infranchissables et les travaux des champs requérant rarement un nombre suffisamment élevé de cavaliers. Mais, au détour d’un chemin de terre, on croise encore souvent deux cavaliers au grand galop, sans autre raison que le goût du jeu et du défi.
Ce que les gauchos ne peuvent plus faire pendant leur travail à l’estancia, ils s’y livrent le dimanche au pago, au village. S’il n’y a pas chaque semaine une fête dans chaque village, il y en a presque certainement une dans une cité proche, et le gaucho parcourt volontiers cinquante kilomètres pour aller participer ou assister à une jineteada ou une carrera de sortijas.
La jineteada consiste à monter pendant un temps déterminé (qui dépend des qualités de l’animal et de son harnachement) un cheval sauvage. C’est un jeu violent et périlleux dont ne se lassent pas les spectateurs, mais qui a coûté la vie – ou tout le moins la santé – à plus d’un cavalier. Généralement, la première partie d’une jineteada est réservée aux amateurs, la deuxième aux professionnels. Car on peut vivre de son adresse, et certains gauchos ont pour seule activité de courir à longueur d’année les jineteadas.
Peu pratiquée au Chili, la jineteada est sensiblement différente, suivant qu’elle se déroule dans la pampa ou dans le Nord-Ouest argentin, ou encore dans le Rio Grande do Sul brésilien ou les plaines de l’Uruguay. Dans la pampa argentine et en Uruguay, le cheval est sommairement sellé (une sous-ventrière tenant une espèce de poignée dorsale, parfois une peau de mouton pour l’assiette). Le cheval, avant d’être lâché avec son cavalier, est attaché à un lourd piquet et a les yeux bandés. Au Rio Grande do Sul, le cheval, les yeux bandés, est simplement tenu par quelques gauchos à pied qui se retirent prestement lorsque le bandeau est enlevé et que le cavalier essaie de se maintenir en croupe. Dans le Nord-Ouest argentin, le cheval est monté à cru, ce qui augmente les difficultés du cavalier obligé de se tenir à la crinière et de serrer plus étroitement encore ses jambes autour du ventre du cheval.
Avec ou sans selle, la jineteada est toujours un spectacle brillant et rapide, les huit ou douze secondes pendant lesquelles le domador doit rester en selle étant émaillées de ruades, de cabrioles, de coups de frein, de brusques changements de cap destinés à déséquilibrer le cavalier. Parfois aussi, le cheval refuse le combat et, encore attaché au piquet, il se laisse choir à terre sans son cavalier, à moins qu’il n’ait recours à cette ruse au milieu d’un galop, se relevant dès que le gaucho a mis pied à terre, pour éviter de rouler sous l’animal. Souvent encore, le cheval se dresse droit vers le ciel, au point que l’homme, accroché à même la peau ruisselante de sueur, glisse quasiment le long de la croupe jusqu’à tomber, salué alors par quelque dangereuse ruade. Pendant ce temps, le public siffle ou applaudit, hue ou encourage, et le commentateur installé sur un char, à l’abri d’une bâche, confie aux haut-parleurs son avis, exprimé en vers, ce qui déchaîne rires et moqueries des spectateurs.
Les estancieros, même s’ils sont venus à la fête en voiture, ont généralement amené dans une remorque – à moins qu’ils les aient confiés à tel ou tel de leurs gauchos venus à cheval – un ou deux de leurs meilleurs animaux. Tous se retrouvent, estancieros, gauchos, jeunes cavaliers, au départ de la carrera de sortijas, la course aux anneaux. Par groupes de deux, côte à côte, ils s’élancent au galop, dressés sur leur monture, à l’assaut d’un portique auquel sont accrochés des anneaux de deux centimètres de diamètre. De la pointe d’un morceau de bois de la taille d’un crayon, le cavalier s’efforce de pénétrer, pour l’emporter, l’anneau en pleine vitesse. Parfois, deux portiques se succèdent à quelques mètres de distance, et le fin du fin consiste à se saisir de deux anneaux en un seul passage. Passant ensuite devant le jury, le cavalier conserve haute la main, ou au contraire l’abaisse, suivant qu’il tient ou non le ou les anneaux. Le champion n’est souvent proclamé qu’après une demi-douzaine de passages, tant la plupart des gauchos sont habiles à ce jeu.
A cheval aussi, le pato (canard) est sans doute le jeu d’équipe le plus prisé des gauchos. Sport violent, il tient son nom du fait que la «balle» était à l’origine un canard qu’il s’agissait d’aller placer en un point précis du camp adverse. Le canard tué – aujourd’hui un ballon – est cerné de liens de cuir auxquels sont fixées quatre poignées très solides. Le cavalier détenteur du pato est attaqué par ses adversaires qui s’agrippent aux poignées au point que le plus faible, le plus déséquilibré dans sa course tombe souvent à terre en pleine vitesse sans avoir lâché sa proie. Le pato est maintenant un sport officiel et réglementé, mais il arrive encore que, lors d’un mariage criollo par exemple, un estanciero tue un canard ou une oie, enserre la bête dans des liens de cuir et fasse savoir aux voisins que le pato est prêt. En quelques heures, on trouve aisément dans la pampa assez de cavaliers pour former deux équipes.
Outre les fêtes du village, les jeux à cheval (ou à dos de vache, de veau, de taureau, de cochon) marquaient souvent la fin de la yerra, le marquage annuel du bétail. A l’époque où les estancias n’étaient pas pourvues d’installations spéciales réduisant le nombre des travailleurs nécessaires à cette opération, il était de coutume que tous les gauchos du voisinage se retrouvassent tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, afin de prêter main-forte au propriétaire. Les travaux duraient parfois plusieurs jours, mais ne se terminaient jamais – c’était d’ailleurs le seul salaire – sans fête, repas pantagruéliques, danses et chants, ou jeux divers. Les chevaux étant épuisés par les longues heures pendant lesquelles le cavalier poursuivait le bétail, lançait le lasso, sautait à terre ou grimpait en selle, les hommes, requinqués par la musique et le vin, choisissaient d’autres victimes pour montrer leurs talents de dresseurs. N’importe quelle bête faisait l’affaire, et l’on imagine les déchaînements de rires lorsqu’un gaucho, vêtu de façon traditionnelle, s’efforçait de mater, les bottes traînant à terre, un cochon récalcitrant. La yerra, aujourd’hui, ne rassemble plus autant de monde, mais j’ai vu souvent, lors du marquage de quelques bêtes ou à l’occasion d’une simple visite à un enclos éloigné, les deux ou trois gauchos chargés de ce travail abandonner leurs chevaux au bord du corral et «donner une leçon» aux plus agressifs parmi les jeunes taureaux.
Jeux d’argent, de hasard, de cartes
Si l’enjeu des courses à cheval se limite généralement à l’honneur des cavaliers, les jeux de hasard voient souvent le salaire d’un mois entier passer de main en main. Mépris pour l’argent? Goût pour les émotions fortes? Manière de tout remettre en question, toujours? Le gaucho est passionné de jeu, et il est peu d’occasions où une rencontre entre gauchos ne se termine par une partie de truco, un lancer de taba, une bataille de coqs.
L’élevage de coqs de combat est surtout le fait du Nord-Ouest argentin. Les volatiles font souvent l’objet des soins particuliers du gaucho ou du patron. Certains combats, dans la région de Côrdoba ou de Tucumàn, sont si connus que les propriétaires de coqs viennent de tout le pays, leur panier d’osier ajouré ouré à la main, avec le secret espoir d’emporter la prime du vainqueur – et sa renommée. Même si la gloire ne leur sourit pas, ils font la connaissance d’autres propriétaires, et des liens se tissent ainsi de province à province. Propriétaires heureux ou malheureux, ils se révèlent volontiers, dès que leur propre coq a terminé son combat, des joueurs passionnés, misant de fortes sommes sur tel ou tel combattant déjà sanglant.
Le jeu de cartes le plus prisé est sans doute le truco. Il y faut beaucoup de rapidité, d’esprit d’à-propos… et de rouerie. On le pratique seul à seul, deux contre deux ou trois contre trois. Les cartes sont celles de la tradition espagnole: épées, bâtons, pièces d’or. Les annonces les plus fortes sont flor, envido et truco; leur valeur dépend de la région, la flor valant 38 points au truco argentin et 47 au truco uruguayen. Sur une table de pulperia ou sur un poncho étendu à terre, les mises semblent dérisoires: petits cailloux, grains de blé ou de maïs. Mais ces contremarques cachent des sommes élevées. Il suffit parfois d’une heure de truco pour perdre le salaire de quinze jours gagné à force de travail, d’assiduité et d’efforts. Le gaucho perd volontiers et gagne plus volontiers encore. Mais il ne supporte pas les tricheurs, et le couteau sort parfois de son fourreau, le vin aidant. Parmi les estafilades qu’arborent la plupart des gauchos, plusieurs ont été glanées au jeu du truco.
Il est plus difficile de tricher à la taba, le jeu criollo par excellence. La taba est un os du jarret de boeuf. Elle comporte deux faces, l’une naturellement creusée en S, l’autre plus plate. La face en S se nomme la suerte (la chance), l’autre el cul. On lance la taba sur un terrain plat (sable, gravier ou terre), soigneusement préparé, égalisé, humecté. Le tireur, en arrière d’un fil tendu entre deux bâtons ou d’une ligne dessinée au couteau sur le sol, doit lancer la taba au-delà d’une autre limite, située à sept, huit ou neuf pas. Suerte en l’air, c’est gagné. Cul en l’air, c’est perdu. Taba tombée sur la tranche, on rejoue. Sur le côté de la piste ont été déposées les mises. Là comme au truco, il y a souvent de quoi vivre plusieurs semaines.
Vainqueur ou perdant, il ne reste aux joueurs, l’obscurité venue, que le refuge d’un verre de vin ou d’alcool de genièvre. Il y a toujours de quoi boire dans les estancias, mais, pour peu que le gaucho se soit déplacé jusqu’au village pour une fête ou une vente de bétail, il trouvera sans doute une pulperia, un de ces bistrots-épiceries qui émaillent les routes de la pampa, pour humecter le gosier des voyageurs.