La Roumanie est européenne

Publié le 24/05/2008 par alexadmin

La Roumanie est européenne. Officiellement depuis le 1er janvier 2007. En réalité, depuis toujours. Voilà 2000 ans, les troupes romaines de Trajan apportaient aux Daces des Carpates une langue latine et, donc, européenne. Les Daces, eux, n’avaient pas attendu les Romains pour être européens. Proches cousins des Celtes qui peuplaient l’Europe occidentale et qui, sous un vernis latin ou germain, la peuplent toujours, les Daces étaient, comme nous, les descendants de lointaines tribus indo-européennes. Les Basques, les Finlandais, les Hongrois, ne pourraient sans doute pas en dire autant mais qu’importe ?

Ce petit historique, un rien simpliste il est vrai, n’est destiné qu’à rappeler une évidence : la Roumanie n’est pas entrée en Europe. Elle était en Europe. Et l’Europe était en elle, de toute éternité.

Mais, direz-vous, quarante ans de communisme derrière un rideau de fer, ça vous change un homme, ça vous change un peuple. Pas tant que ça, finalement. Chassez le naturel, il revient au galop. A la première occasion, la Roumanie, comme ses voisins embrigadés sous la férule soviétique, a retrouvé sa vraie dimension, sa vraie place : l’Europe. Et d’ailleurs, demanda-t-on à l’Allemagne de 1945, enfin délivrée d’une longue décennie de nazisme barbare, si elle était ou non européenne ?

J’étais à Bucarest, sur la place de l’Université, le 31 décembre 2006 à minuit, lorsque le président Basescu décompta avec la foule roumaine les 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, 0 qui firent entrer officiellement le pays dans l’Union européenne. Ce fut une fantastique clameur. Mais ce n’était ni un miracle, ni une faveur. Seulement un droit. Et une évidence.

En janvier 1990, alors que la révolution venait à peine de mettre un terme à un hiver communiste de quarante ans, les deux questions que nous posaient nos interlocuteurs étaient toutes les mêmes.

– Pensez-vous que nous pourrons entrer en Europe ? Et quand ?

A la première question, la réponse était évidemment oui. Mais quand ? Je m’étais aventuré à répondre:

– Dans quinze ans.

Le compte y est presque.

En 1990, ce qui faisait de la Roumanie, pour nous, un pays lointain, exotique, différent, c’étaient d’abord de simples détails du quotidien. Le triste gris anthracite des costumes taillés dans de sommaires tissus synthétiques. L’odeur âcre dégagée par le moteur d’automobiles et surtout d’autobus à bout de souffle, nourris de carburant mal raffiné et, d’ailleurs, quasiment introuvable. L’incroyable attrait du dollar, on ne parlait pas encore d’euro, ce dollar qu’on vous échangeait un jour contre cinquante lei, contre 150 la semaine suivante et contre 500 à la fin du mois. L’économie était sinistrée mais la culture avait tenu bon. Il suffisait, pour s’en convaincre, de pénétrer dans une librairie pour découvrir, au prix de trois francs six sous, la panoplie des grands auteurs classiques européens. Ou d’engager, dans la première fac venue, en français, en allemand, en anglais, en italien, une discussion passionnée sur Balzac, Shakespeare ou l’avant-dernier tube des Rolling Stones. Les rues étaient quasiment vides de voitures mais les trottoirs, les jardins, grouillaient de monde, de discussions, de rires, d’émotions, que nous nous surprenions à partager avec ces lointains cousins latins dont nous découvrions soudain qu’ils nous étaient si proches.

Dix-huit ans plus tard, les voitures forment dans tout Bucarest un énorme et accablant embouteillage. Sur les trottoirs, il semble que les passants marchent plus vite et rient moins fort. Les façades des immeubles anciens sont toujours aussi lugubres mais on les voit moins, occultées qu’elles sont par les immenses panneaux publicitaires de Sony, BMW, Dior ou Samsung. La Roumanie est entrée en Europe, certes, mais elle est surtout entrée en consommation, en mondialisation. Les supermarchés Carrefour ou Ikea fleurissent à la périphérie des grandes cités. L’économie s’accé1ère, s’emballe. Mais pas pour tout le monde. Les laissés pour compte s’entassent dans des banlieues sordides. Les retraités, quel qu’ait été leur statut professionnel au temps du communisme, tirent le diable par la queue, surtout en hiver. Pourtant, les jeunes de Roumanie ont sans doute moins de souci à se faire pour leur avenir que ceux de France, d’Italie ou même de Suisse.

Dans les villages, ces villages qui nous ont, à nous visiteurs affectueux et curieux, inoculé le sens de la fête et le goût de la tuica, l’Europe est entrée aussi. Mais sur la pointe des pieds. On trouve de tout à la ville la plus proche. Au prix fort. Mais au Magazin Mixt installé entre l’école et la mairie, on ne propose toujours que le strict minimum. Parce que la plupart des villageois, s’ils ne disposent pas de beaucoup d’argent, ont continué à vivre en presque totale autarcie alimentaire, fiers de leur jardinet, de leur porc, de leur basse-cour, de leur vin, de leurs innombrables conserves d’été.

Alors l’Europe, dans tout ça ? Eh bien, on est devenu européen comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, presque sans s’en apercevoir. Lorsque sortir du pays était quasiment impossible, on rêvait de s’enfuir à l’Ouest. Lorsque ça devint possible, on rêva d’y voyager mais les pays d’Europe occidentale s’étaient entourés, dès après la révolution, d’une muraille presque infranchissable, faite de visas et de formalités diverses. Aujourd’hui, avec l’Europe, en Europe, on rêve d’abord de vivre mieux chez soi, en Roumanie. Quitte à envoyer les enfants dans une université anglaise, française, suisse, avec la quasi-certitude qu’ils reviendront ensuite au pays. Parce que sien éloigner trop longtemps rend vraiment très, très malheureux. Et parce que l’envol de l’économie roumaine permet tous les espoirs.

L’Europe était un mythe. Elle est devenue une réalité presque banale. Allez raconter à un jeune roumain qu’à sa naissance, tout le pays n’était qu’une grande prison. Et que, moins de dix ans, il fallait encore un visa pour se rendre en France, en Allemagne, en Suisse. La question n’est donc pas de savoir si la Roumanie a changé en devenant européenne, mais si elle a changé avec l’abolition des frontières. Et si elle a changé en bien ou en mal.

Le niveau de corruption roumain semble se rapprocher du niveau du reste de l’Europe. Parce que la corruption baisse un peu en Roumanie. Et parce qu’elle croît beaucoup en Occident. Même chose pour l’enseignement, où la moyenne européenne a tendance à tirer le niveau roumain vers le bas ! Eh oui, c’est ainsi ! Quant aux riches, ils se font soigner dans de nouvelles et luxueuses cliniques privées mais les hôpitaux publics ne fonctionnent pas si mal que ça et les soins y restent gratuits pour tous, à condition de glisser la pièce à l’infirmière et quelques billets au chirurgien.

La Roumanie est entrée en Europe. Mais nous, nous avions fait le chemin inverse depuis longtemps et depuis lors, nous nous sommes rendus en Roumanie chaque fois – et même plus souvent – que l’occasion s’en présentait. Et nous continuerons.

Au village, lorsqu’on se retrouve après de trop longs mois de séparation, on continue de se serrer fort, très fort, comme au premier jour. Entre Européens. Mais surtout entre amis. Et c’est ça, l’essentiel.

 

Alex Décotte / OVR Suisse / Plan-les-Ouates / 24 mai 2008

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