Pour passer de Corse en Sardaigne

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La Corse est desservie, tout au long de l’année, par de nombreuses liaisons navales quotidiennes en provenance de France (plus de 5000 personnes et de 1000 voitures peuvent passer du continent en Corse, et vice-versa, chaque jour), d’Italie et même d’Afrique du Nord. La Sardaigne est, elle aussi, largement reliée à l’Italie et, plus modeste­ment, à la France et aux pays du Maghreb. Mais, bizarrement, un seul bateau, capable de transpor­ter quelques douzaines de voitures et à peine plus de passagers, fait la navette, deux ou trois fois par jour, suivant la saison, entre Bonifacio et Santa­ Teresa-di-Gallura. Ainsi, les Bouches de Bonifacio, séparant Corse et Sardaigne par un chenal large d’à peine quinze kilomètres, sont-elles tout, sauf un trait d’union entre les deux îles. Le danger que présentaient autrefois, pour les navigateurs, ces eaux perpétuellement agitées, ne suffit pas à expliquer une telle désaffection, faite de mécon­naissance, de méfiance et de mépris.

Magnifique cité que celle de Bonifacio, vieille ville fortifiée juchée sur son promontoire, marina doucement lovée, à fleur d’eau verte, au fond d’un étonnant fjord naturel qui a constitué, dès l’anti­quité, un port facilement protégé des tempêtes et des invasions.

«Durant six jours, six nuits, nous voguons sans relâche. Nous touchons, le septième, au pays les­trygon sous le bourg de Lamos, la haute Telepyle… Nous entrons dans ce port bien connu des marins: une double falaise, à pic et sans coupure, se dresse tout autour, et deux caps allongés, qui se font vis-à-vis au-devant de l’entrée, en étranglent la bouche. Ma flotte s’y engage et s’en va jusqu’au fond, gaillards contre gaillards, s’amarrer côte-à­-côte: pas de houle en ce creux, pas de flot, pas de ride, partout un calme blanc.»

De l’avis de nombreux spécialistes de la navigation en Méditerranée, cet épisode de l’Odyssée se situe à Bonifacio. Ainsi, au temps d’Homère déjà, le port naturel de Bonifacio constituait pour les marins un havre sûr dans une mer souvent traîtresse. Depuis, la maîtrise de Bonifacio a généralement assuré aux envahisseurs une base d’appui quasi inexpugnable et ce n’est pas par hasard qu’en cette seconde moitié du XX’ siècle, la Légion étrangère française y tient toujours place forte.

Ville étrange, fondée, semble-t-il, par Boniface, marquis de Toscane, en l’an 828. Devenue repère de Pirates, la cité est prise par Gênes qui en ex­pulse tous les habitants, installant à leur place des sujets plus obéissants, amenés d’Italie. D’où le parler local, très différent de la langue corse mais très proche du génois. D’où la devise, «semper ridelis», toujours fidèle (à Gênes, s’entend). Fidé­lité arrogante, que ne put faire renier aucun siège. Même le roi d’Aragon, Alphonse V, qui venait de recevoir du pape la royauté de la Corse, ne par­vint pas à prendre la ville.

C’est à ses soldats que la légende attribue l’«escalier du roi d’Aragon» qui, à l’opposé du port, mène, par cent quatre-vingt-sept marches taillées à même la falaise abrupte, de la mer à la citadelle. Les soldats ara­gonais auraient construit cet escalier en une seule nuit, durant le siège de 1420. Il est plus raisonnable de penser que les Bonifaciens, conscients de fait que leur port, à l’issue si étroite, présentait à l’a fois garantie et danger, aient voulu se ménager un accès à la mer pour le cas où un attaquant – et ce fut le cas du roi d’Aragon – empêcherait, d’une simple chaîne tendue entre les deux rives du goulet, tout mouvement naval entre le port et la haute mer.

Les Bouches de Bonifacio sont inhospitalières. Les vents d’ouest déchaînent parfois, dans la paix méditerranéenne, d’effroyables tempêtes, qui viennent se briser sur les côtes aiguës de Corse et de Sardaigne. Le salut, pour les navigateurs des siècles passés, résidait alors dans un rapide repli à l’abri des îles, entre leur relief protecteur et les côtes italiennes. Mais encore fallait-il pouvoir gagner ces eaux plus accueillantes. Pour les capi­taines dont le navire était trop éloigné, soit du Cap Corse au nord, soit du Cap Teulada au sud, le seul passage était celui des Bouches de Bonifacio, semé d’écueils et d’îlots.

Le 14 février 1855, une solide frégate à voiles de la marine impériale française, «La Sémillante», quit­tait le port de Toulon à destination de la Crimée, où les armées de Napoléon III soutenaient une guerre difficile. Outre l’état-major, elle emportait 292 hommes d’équipage, 393 militaires de l’aimée de terre, quatre canons, seize mortiers, mille obus, mille cinq cents bombes, cent vingt barils de poudre et divers matériels, le tout représentant une cargaison d’environ 400 tonnes. C’est dire que ce trois-mâts n’était pas une petite coquille de noix!

Pour gagner la mer Egée, le commandant Jugan avait choisi de doubler la Sardaigne par le sud-ouest. Mais, dès les premières heures du 15 février, une tempête d’une rare violence, soufflant d’ouest, se déchaînait. Il est probable que le comman­dant, de crainte d’être jeté sur les côtes déchique­tées de Sardaigne, ait choisi de se mettre à l’abri en mer Tyrrhénienne, via les Bouches de Bonifacio.

Que s’est-il passé exactement? On ne le saura sans doute jamais. Ce même 15 février, vers 11 heures, le gardien du phare de Capo Testa, à l’extrême nord-ouest de la Sardaigne, croit avoir vu, dans le déchaînement des éléments, une frégate à sec de voiles, effectuant des manœuvres incompréhensibles (dues sans doute à une avarie) avant d’échap­per de peu aux escarpements entourant la plage Reina Maggiore et de disparaître dans l’écume des Bouches, cap nord-est. Le bateau, poussé par les vents, a dû prendre de la vitesse et son axe aurait pu lui permettre de gagner la Tyrrhénienne, n’avaient été, plantés au beau milieu des Bouches de Bonifacio, les milliers de récifs composant les Iles Lavezzi.

«Sur un tertre dominant la cale du Lion, se trouvent deux cabanes qui servaient d’abri à deux familles de bergers qui vivaient à l’époque sur l’île, se nour­rissant de poissons, de coquillages et plus souvent de laitage fourni par quelques brebis broutant en toute liberté l’herbette que produit l’île dans ses replis en quelques endroits à peine sablonneux.

C’est le berger Limieri, vivant sur l’île avec sa fille âgée de six ans, qui a déclaré le 17 février aux autorités venues de Bonifacio, qu’il avait cru en­tendre, l’avant-veille, un grondement large et sourd, pareil à celui d’un tonnerre venant de sous terre. Mais, le vent soufflant en tempête, il n’avait pu sortir de suite de la bergerie et se rendre compte de ce qui se passait. Un peu plus tard cependant, voulant s’assurer que son embarcation qu’il avait remisée sur la plage entre deux rochers n’avait pas été enlevée par le vent ou par les flots, il se dé­cida de sortir et se dirigea, en rampant, vers l’en­droit où se trouvait l’embarcation. Il fut littérale­ment suffoqué en voyant la mer couverte d’épaves informes que le flot rugissant broyait, engloutissait, puis vomissait par paquets dans la cale du Lion…» (D. Milano, «Le naufrage de la Sémillante»).

Il n’y eut aucun survivant. La plupart des corps retrouvés ne purent pas même être identifiés car les hommes, dans l’espoir de nager, s’étaient dévêtus, si bien que leur corps n’avait été que plus facilement déchiqueté par les récifs. On n’a vrai­ment reconnu que le commandant Jugan, qui portait encore sa tenue d’officier, et le curé du bord, à cause de ses chaussettes noires.

Le naufrage de «La Sémillante» fut sans nul doute le drame le plus grave survenu dans les eaux de la région. Il n’empêche que les accidents restent nombreux et qu’il ne se passe pratiquement pas d’année sans qu’une embarcation ne s’échoue sur les îles Razzoli, Lavezzi ou Cavallo.

Ce danger ne suffit cependant pas à expliquer le faible trafic entre Corse et Sardaigne. Le maigre ferry n’emporte généralement que des voitures de touristes et rares sont les Corses se rendant en Sardaigne, presque aussi rares que les Sardes ren­dant visite à la Corse. C’est à peine si, industrie touristique aidant, quelques tonnes de corail ou de liège destinées à la fabrication de colifichets pas­sent d’une île sur l’autre.

Les Corses utilisent parfois le terme de «Sarde» comme une insulte et, de leur côté, les Sardes par­tis travailler en Corse en reviennent souvent l’amer­tume aux lèvres: «Ils sont méchants», disent-ils.

Comment deux terres si proches, aux histoires si semblables, ont-elles pu en venir là? Jalousie? Incompréhension? Méfiance? Ce qui est sûr, c’est qu’en abordant à Santa-Teresa-di-Gallura, on débarque dans un autre monde. Si l’italien et le français, langues officielles, sont langages différents, le corse et le sarde pourraient sembler proches à un néophyte. Pourtant, les différences abondent et, surtout, les uns prétendent mordicus ne pas com­prendre les autres, et vice-versa. A croire que les Bouches de Bonifacio sont plus larges que la Méditerranée elle-même!

Le sourire est plus facile en Sardaigne car les Sardes paraissent se sentir mieux dans leur peau, malgré la pauvreté, malgré la terre sèche, malgré le climat. La régionalisation, accordée à la Sardaigne par l’Italie, refusée par la France à la Corse, y est-elle pour quelque chose? C’est pro­bable. Ce qui est sûr, c’est que, malgré l’hémorra­gie permanente de l’émigration, les villages sardes semblent plus peuplés et, surtout, par des jeunes. Et que, jeunes comme vieux, les Sardes ont la fierté de leurs traditions (il n’est que de noter le nombre d’habitants portant, d’un bout à l’autre de l’année, le costume local) alors que les Corses, déracinés, sont tiraillés entre l’intégration dans l’Europe banalisée et l’attachement désuet aux coutumes de leurs ancêtres.

En passant de Corse en Sardaigne, on quitte une île aux paysages grandioses, 8750 km2 et 280 000 habitants, pour une terre plus grande, plus érodée (24 084 km2) et plus peuplée (1.500 000 habitants). Mais on laisse surtout derrière soi un certain sens de l’échec pour découvrir, malgré les difficultés, un goût certain de l’espoir.

 


 

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