Fanfonne Guillierme

 

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Dans toute la Camargue, si vous dites « Fanfonne, ce prénom fleurant bon les vieilles armoires aux lavandes, les dentelles d’autrefois et le temps révolu des cabriolets, vous verrez le visage de votre interlocuteur s’ouvrir, la tendresse lui monter aux yeux. Car chacun connaît Fanfonne et serait prêt à se battre dans le cas, bien invraisemblable, où quiconque  tenterait de toucher à un seul de ses beaux cheveux blancs.

Fanfonne Guillierme est la seule vraie manadière de Camargue. A 82 ans, elle continue d’aligner une des meilleures manades, dont les taureaux les plus fameux, Tamarisso, Vidourle, Segren, Calabrun, sont régulièrement présents dans toutes les grandes courses à la cocarde.

Au fil de mes pérégrinations camarguaises,  je ne cessais d’entendre parler d’elle. Alors, j’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai appelée au téléphone. J’imaginais la sonnerie résonnant dans les pièces hautes et presque désertes de son vieux domaine de Praviel, à Aimargues, j’imaginais une vieille femme se hâtant lentement jusqu’à l’appareil avec l’espoir que la sonnerie ne s’arrête pas avant qu’elle parvienne à soulever le combiné, bref, j’avais en tête l’image d’un de ces vieillards qui ne doivent qu’à la fortune d’échapper encore au mouroir guettant les moins fortunés. C’est sa voix, d’abord, qui m’a surpris, une voix jeune, douce, alerte pourtant, une voix qui se voulait modeste

– Monsieur, vous me faites beaucoup d’honneur en songeant à moi pour votre approche de la Camargue mais, vraiment, je crains bien qu’on vous ait mal renseigné, je ne suis qu’une obscure, une sans grade, et mes propos risqueraient bien de vous ennuyer. Enfin, bon, si vous y tenez, voyons-nous samedi matin au Mas de Bourrie, c’est tout près du Cailar, vous trouverez.

Le samedi en question, je suis arrivé parmi les premiers, dans ce petit cabanon niché sous les arbres, sur la gauche d’un chemin de terre menant jusqu’au Vistre. Il n’y avait encore qu’Armand Espelly, gardian aux cheveux gris, aux yeux clairs, à la voix et aux gestes timides. Puis sont arrivés son frère Jacques, calvitie de maître d’hôtel, accompagné de sa femme Magali, cinquante ans peut-être, qui s’est mise tout de suite à mous faite le café. Mais de Fanfonne point. D’autres, plus jeunes, un couple qui voulait voir comment on capture un taureau, mais qui est reparti bien avant l’événement. De Fanfonne` toujours point.

– Il se pourrait bien qu’elle soit malade. On m’a dit qu’elle est allée avant hier à Marsillargues, à la course du soir, sans même un châle, et que rentrée au Praviel elle a dû se coucher avec un grog et une bouillotte. A son âge, elle devrait tout de même prendre quelques précautions. Enfin …

En désespoir de cause, nous avons sellé et nous sommes allés trier Vidourle pour le trophée d’Arles, le camion de Laffont est arrivé pour le prendre alors que l’animal n’était pas encore dans le bouvau, bref on avait attendu autant qu’il avait été possible. Fanfonne n’était pas venue.

Le dimanche suivant, je savais que devait être trié un jeune taureau pour la course des espoirs, au Cailar. Je suis donc retourné au Mas de Bourrie, très tôt. Les Espelly étaient déjà là, Jacques avait sellé un cheval supplémentaire, une 2CV s’est faufilée dans le chemin creux, s’est arrêtée devant la baraque, Fanfonne en est sortie avant que quiconque ait eu le temps de lui ouvrir la portière, elle s’est avancée dans le jardinet, d’un pas assuré, chapeau de gardian, noir à large bord, bas de laine grise, grande jupe de couleur indéfinissable, chandail sombre sur lequel pendait une médaille. Elle était en pantoufles, s’est approché du cheval blanc attaché à l’ombre du tilleul, s’est un tantinet fait aider par Jacques Espelly.

Depuis mon accident, grommelle-elle sans en dire plus.

La voilà qui se hisse en selle sans autre difficulté et part en direction du troupeau, suivie de Jacques et Armand. Pendant ce temps, le camion de Blatière est arrivé, s’est rangé en marche arrière près du bouvau. Courses après course, les manadiers assurent une rotation, l’un d’entre eux emmenant à tour de rôle les taureaux de combat de ses confrères. Cette semaine, c’est Blatière.

Fanfonne est-là bas qui galope, arrête son cheval à un point clé, empêchant les taureaux de faire demi-tour et de s’échapper. Au même moment Jacques isole le jeune biou destiné à la course du Cailar, l’après-midi. Avec lui, Fanfonne se rapproche au trot du bouvau, l’animal est pris, dans quelques minutes, il sera dans le camion.

J’ai sorti de ma voiture un appareil photo, je le braque sur Fanfonne, qui est encore à une trentaine de mètre mais qui, immédiatement, fait un geste de recul, penche son grand chapeau pour que son visage me soit caché et passe près de moi, superbe, presque agressive, sans que j’aie pu voir un seul de ses traits. Jacques Espelly, qui a observé le manège, me prévient:

– Vous allez vous faire engueuler.

Ce qui, bien qu’avec beaucoup de douceur, ne tarde pas, Fanfonne ne supporte pas, n’a jamais supporté qu’on la prenne en photo. Et, quand je tente de mettre un micro près de ses lèvres, elle le balaie du revers de la main. Fanfonne ne mange pas de ce pain-là. Chapeau.

L’après-midi même, Fanfonne était à la tribune d’honneur de la course du Cailar. Son taureau ne fut pas le meilleur mais il avait de la classe, fonçait aux barrières, restait immobile longtemps, laissait les razeteurs s’approcher puis, d’un coup, les prenait en chasse dans un grand nuage de poussière. Là-haut Fanfonne trépignait. Sa vie, depuis 82 ans, se résume à ses taureaux, elle ne rate pas une course lorsqu’un des siens est engagé et, même si le gros du travail revient à Jacques Espelly, son baile gardian depuis 1949, c’est encore elle l’âme de la manade, elle dont les combattants portent à la cuisse gauche la marque d’un blason enserrant la croix de Malte, et sur le dos une cocarde bleu et jaune.

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