12. Rue du Pré-aux-Moines

 

Lundi 25 mai 1981. La journée a été longue. A neuf heures, nous étions sur le plateau. L’émission n’était pas vraiment compliquée mais il y avait tant de facettes différentes que nous avons failli ne pas pouvoir terminer à temps la séquence enregistrée. Et ça passait le soir-même !

Démaquillage. Abandon du costume de velours, de la cravate rayée et de la chemise crème. Vite, le jean et le chandail ! Vers six heures, visionnement du produit fini. OK, coco, ça passe comme ça. Grâce à nous, des centaines de milliers de personnes sauront enfin qu’il vaut mieux pas mettre de Canigou dans les spaghettis bolognaise, ni les deux pieds dans le même sabot. De quoi être fier !

De retour à la maison, lecture des enregistrements du répondeur téléphonique. A voir l’épaisseur de la bande, il y en a une bonne demi-douzaine. La moitié, comme toujours, ne comporteront que le son d’un combiné qu’on raccroche, suivi du son excédant, tut, tut, tut, de la ligne occupée. Entre les tranches vierges de cet indigeste sandwich, deux mes­sages. Le premier émane de ma mère, qui ne m’a pas vu depuis des semaines et qui vient aux nouvelles. Le second porte une voix que je ne connais pas. Réservée et décidée tout à la fois.

– Ici Jean-Christophe Sümi. Je crois que vous pourriez m’ai­der. Je ne sais plus que faire. Appelez-moi à Genève au 48.61.93. Ou, si vous passez du côté de Vernier, venez me voir au 161, rue du Pré-aux-Moines. Merci.

Tut. Tut. Tut. Tut…

Par habitude plus que par conviction, j’ai gribouillé le numéro sur un coin d’enveloppe. Je le retrouverai le lendemain. Et j’appellerai.

Le mercredi, à midi, je rencontrerai cet incroyable personnage longiligne, dégingandé, tendre, incisif. Devant les restes d’une méchante pizza, il me racontera les grandes lignes de son histoire, me dira l’indicible, me fera partager le désespoir glacé de son retour d’Espagne.

– Depuis lors, j’ai tout tenté. J’ai obtenu que Martina et surtout les jumelles soient recherchées aux frontières, dans les ports et aéroports d’Espagne. Sans succès. J’ai engagé un détective privé à Barcelone. Rien. Une information m’a indi­qué la trace de Martina au Canada. Là encore, j’ai mis sur le coup un détective de Montréal qui a eu la preuve du passage à Amos, au Québec, de ma femme et de mes filles. Elles étaient restées une quinzaine de jours chez la mère de Sandra Lamontagne. Mais elles n’y sont plus. Et ce qui inquiète le détective, c’est qu’il n’a retrouvé nulle part le nom de Sümi, ni même de Canals, dans les registres des autorités canadiennes d’immigration. Martina aurait-elle déjà un faux passeport, dans lequel seraient portées Corina et Melia ? C’est très possible. Pratiques courantes dans ces milieux anarchistes et terroristes. Les identités d’emprunt courent les rues. Et le produit des hold-up permet d’acheter silence et complicités…

– Mais que pensez-vous donc que je puisse faire pour vous ?

– Je ne sais pas. J’avais envie de parler. Mais pas avec un ami. Non, je voulais rencontrer quelqu’un qui ne me connaisse pas, mais que j’aurais eu l’occasion de connaître. Alors, j’ai téléphoné à la télévision et on m’a donné votre numéro privé. Au fait, merci d’être venu.

Il a continué de se raconter. Les démarches au Mexique, les actions en justice. La nouvelle décision, datant de mars 1981, lui attribuant la garde. Par contumace, en quelque sorte, puisque le Tribunal est matériellement dans l’incapaci­té de faire revenir les enfants, ni même de savoir où ils se trouvent.

Dans l’incapacité ? C’est à voir. Le 7 janvier 1981, Martina était convoquée à Genève, en comparution person­nelle, par le juge B. Elle se trouvait alors sous le coup d’un mandat de recherche pour enlèvement de mineurs. Par l’intermédiaire de son avocat, Jean-Bernard S., qui semble être le seul à connaître le lieu où elle vit (pour autant que ce lieu soit fixe), elle a négocié avec le juge T. une garantie de non-arrestation, le temps de se présenter à la comparution personnelle.

– Elle est venue. Elle était là, en Suisse, à la disposition de la justice. Le juge B. lui a demandé de dévoiler le lieu où se trouvaient Corina et Melia. Elle a refusé. Ce qui ne l’a pas empêchée de ressortir, libre, du Palais de Justice, et de quitter la Suisse sans encombre.

Jean-Christophe, craignant un tel déroulement, avait engagé un autre détective qui attendait, à moto, au bas des marches menant à la salle d’audience. Martina est sortie, la filature a commencé. Mais l’homme a lâché sa proie après quelques dizaines de minutes. Martina avait-elle repéré le manège ? Le détective avait pour mission de la suivre jusqu’au bout du monde, s’il le fallait. Il n’est pas même arrivé à l’aéroport.

Depuis la pizza du 27 mai, je n’ai cessé de revoir Jean-Christophe, de l’entendre, de le questionner. En parallèle, j’exigeais qu’il me montre les preuves de ce qu’il avançait. Je les ai toutes vues. Je vérifiais aussi que son récit collait avec les événements mondiaux, particulièrement au Mexique, en Argentine, au Chili, en Espagne et en Suisse. Ça collait.

Je n’ai pas pris contact avec l’avocat de Martina. Je ne crois pas me tromper en affirmant que, si je l’avais fait, je n’aurais pas, pour autant, pu la rencontrer, ni voir les enfants. Mais je suis bien certain en revanche qu’elle eût engagé une procédure pour tenter d’empêcher la publication de mon livre.

Il ne me fallait plus perdre une minute Je pressentais que la vie de Jean-Christophe ne tenait plus qu’à un fil ténu. Je l’imaginais capable de tout, sauf bien sûr de violence sur autrui. Il falait absolument qu’il soit à mes côtés pour lire les pages du manuscrit que je lui tends, une à une

Il ne lui reste rien. Il s’est battu pour la paix, la guerre s’étend. Pour les libertés, on emprisonne et torture de plus belle. Pour Alexis Jaccard, on ne l’a pas retrouvé. Pour la gauche, et c’est un avocat de gauche qui protège l’exil de Martina. Pour l’égalité entre hommes et femmes, et le voilà ennemi objectif du MLF. Pour l’harmonie naturelle entre les êtres et le voilà qui doit faire appel aux gendarmes.

Surtout, il s’est battu pour l’amour et pour la vie. Son amour s’est éteint, les deux vies qu’il a participé à créer lui échappent.

Notre amitié nouvelle survivra-t-elle à la publication et, surtout, Jean-Christophe y survivra-t-il lui-même? J’ai, parfois l’impression qu’il jette là, avec mon aide, ses derniers feux. Il a trente-trois ans et, devant ce doute qui monte en moi, je ne sais plus très bien, ce 25 novembre 1981, si je dois vraiment écrire, ici et maintenant, le mot

FIN.

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