Güemes et la guerre gaucha

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Depuis 1776, les provinces proches de Buenos Aires sont donc réunies en un vice-royaume du Rio de la Plata et dépendent directement de l’Espagne, au même titre que le vice-royaume du Pérou. Treize ans plus tard, c’est la révolu­tion en France. Les idées mettent certes beaucoup de temps pour parvenir de l’autre côté de l’Atlantique, mais, lorsque les Anglais attaquent sans succès Buenos Aires en 1806 et 1807, l’élite politique a lu Jean-Jacques Rousseau et prend conscience, par ses victoires militaires sur l’assaillant, de son identité et de sa force. En Espagne, Napoléon renverse le roi. L’Empire espagnol est en position de faiblesse. A Buenos Aires, le 25 mai 1810, le cabildo rejette la tutelle de Madrid, et Belgrano, à la tête d’un triumvirat, engage la modernisa­tion nécessaire à l’évolution économique de l’Argentine.

Mais c’est aller vite en besogne. Madrid, en effet, ne se satisfait pas de cet acte de révolte et demande à ses troupes du Pérou, restées fidèles, d’écraser les rebelles. Il faudra six ans pour que l’indépendance soit reconnue, six ans qui verront monter, aux côtés de José de San Martin, l’étoile d’un jeune mili­taire de Salta, Martin Miguel de Güemes, et de ses gauchos.

Lorsque naît Güemes. en 1785. Salta est le centre d’une intendance qui re­groupe Jujuy, Santiago del Estero, Tucumàn et Catamarca, ainsi que la région – aujourd’hui bolivienne – de Tarifa et, de l’autre côté des Andes, une grande partie du désert d’Atacama. Ayant à peu près la superficie totale de la France, cette intendance de Salta se trouve entre le Pérou et les provinces du Rio de la Plata. Aussi, lorsque Belgrano fera sécession, c’est tout naturellement à Salta et dans les vallées environnantes que s’affronteront royalistes et rebelles. Et c’est tout naturellement aussi que les gauchos de la région, habiles cavaliers connaissant parfaitement le relief accidenté du lieu, prendront une part pré­pondérante dans la victoire nationale.

Au milieu des terres, aux confins de la plaine d’une part, des premiers con­treforts des Andes et de l’altiplano d’autre part, Salta est un port. Jusqu’à 1778, date à laquelle s’ouvre le commerce à Buenos Aires, les marchandises arrivent à dos de mulet du Pérou, sont débâtées à Salta, puis chargées sur les chars qui les emportent vers le Rio de la Plata. Ensuite, le trafic se fait en sens contraire, les produits venant de Buenos Aires pour gagner les hauts plateaux. Salta, avant comme après, est une escale obligatoire, un port laborieux et riche.

L’ascension de Güemes

En février 1799, Martin Miguel de Güemes a 14 ans. Son père est trésorier des Caisses royales de Salta. L’adolescent n’est donc pas ce qu’à l’époque on nomme un pauvre. Ses parents le destinent à la carrière des armes, et c’est pourquoi, en ce mois de février, Martin est intégré comme cadet au regimiento Fijo, troisième bataillon, sixième compagnie, à Salta. Ce qui lui permettra de bien connaître le terrain de ses futurs combats et de concevoir une méthode militaire adaptée au relief et à l’esprit des lieux, la guerra gaucho.

En 1806, les Anglais attaquent Buenos Aires. Le regimiento Fijo est appelé à la rescousse et, malgré l’absence de documents montrant à l’évidence que Güemes marche avec lui sur la capitale, les historiens affirment que le futur caudillo fait partie de l’expédition. Une chose est sûre: Güemes se bat contre les Anglais Whitelock et Beresford. Il semble même qu’il fasse partie de la petite troupe qui, le 12 août 1806, arraisonne – à cheval–le Justinia, un bateau ennemi, armé jusqu’aux dents, mais qui a commis l’imprudence de trop s’approcher de la rive. Le courant a soudain cessé, l’eau s’est retirée, les cava­liers ont encerclé le navire, l’équipage n’a plus eu qu’à se rendre. Güemes est déjà un arrogant officier. Il a un peu plus de 20 ans. L’année suivante, il se bat à nouveau contre les Anglais. C’est l’épisode historique de la Defensa. Güemes peut espérer un bel avenir au sein de l’armée espagnole du vice-royaume du Rio de la Plata.

Mais, à Salta, son père meurt. Les frères cadets sont nombreux, la situation économique de la famille inquiétante. La sœur de Güemes., Magdalena, ne suffit pas à remplacer le chef de famille. A Buenos Aires, Güemes tombe gra­vement malade et frôle la mort. Il a 22 ans. Il demande et obtient l’autorisation de regagner sa ville natale. Cinq ans plus tard., il figure dans les Archives gé­nérales de la nation comme capitaine de cavalerie et lieutenant-colonel de l’armée…

Entre-temps a eu lieu à Buenos Aires, en 1810, la Révolution de mai. Güe­mes, à Salta, semble être de coeur avec les rebelles, et le colonel Pueyrredon lui confie même des missions secrètes et périlleuses. Puis le voici chef d’un groupe d’observation basé à Humahuaca. Il s’y rend avec quelques gauchos de confiance et en recrute d’autres sur place. Ainsi débute son activité de guer­rillero. Il empêche la jonction des troupes royalistes de Buenos Aires et de celles du vice-royaume du Pérou, et il organise la résistance dans les vallées proches de Salta. Le 7 novembre 1810, Güemes vole au secours de Balcarce, qui s’est imprudemment avancé face aux forces espagnoles, à Suipacha. Les royalistes sont mis en déroute, mais bizarrement, alors qu’il est pratiquement le grand vainqueur de la bataille, Güemes est poliment prié de reprendre le chemin de Salta et le rang de simple citoyen. Méprise, jalousie, règlement de comptes? On l’ignore, mais ce genre de mésaventure émaillera en tout cas la vie et la carrière de Güemes.

L’année suivante, en mai 1811, un autre chef militaire des «patriotes» s’en­gage contre les troupes royalistes du Haut-Pérou. Il est défait à Huaqui. Toutes les provinces du Haut-Pérou sont perdues. La ville de Jujuy est reprise et les forces espagnoles cernent les groupes de gauchos retranchés dans la quebrada (le défilé) de Humahuaca. Güemes demande sa réintégration et, à Choclana, il réussit à tuer le capitaine Doloberri, du régiment royal de Fernand VII.

A Tarifa, des rumeurs font état d’une révolte favorable aux royalistes. C’est encore Güemes que Pueyrredon envoie pour tenter de reprendre le contrôle de la ville.

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Martin Miguel de Güemes (huile de Manuel Iglesias).

Avec quelques gauchos, il s’en empare sans difficulté, fait prison­niers les chefs de la révolte et confisque cent cinquante têtes de bétail, du maïs, de l’armement (deux canons, cent cinquante fusils, deux barils de poudre) et de l’argent. Mais, surtout, soixante-dix hommes se déclarent prêts à prendre les armes à ses côtés.

 

 «Don Juan» Güemes

Lorsque le feu ne crépite pas, Güemes met généralement à profit le repos du guerrier. Le gaucho est amoureux. Il est même amoureux de nombreuses jeunes femmes de Salta. C’est sans doute pourquoi Belgrano, qui vient de succéder à Puyerredon à la tête des 4orces patriotes», envoie Güemes se changer les idées à Buenos Aires. Mais Belgrano, s’il bat les Espagnols à Tucu­màn et à Salta, essuie aussi de nombreux revers, tandis que Güemes se mor­fond sur les bords du Rio de la Plata. Aussi. lorsque San Martin est nommé à la place de Belgrano, le gaucho au cœur tendre prend-il comme lui le chemin du nord. Bientôt, son nom sera dans toutes les bouches, inspirant la passion des tenants de l’indépendance et la crainte des militaires royalistes.

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José de la Serna, l’un des adversaires pri ncipaux de Güemes.

 C’est que Güemes, s’il est issu de la classe aisée, a fait son choix. Entre les bourgeois timorés et avares qui aident «pingrement» les révolutionnaires, leur donnant ici un maigre cochon et là un poncho de mauvais tissu, et les hommes de la terre offrant leur vie, leur confiance, leur temps et leur audace, Güemes sait où va son coeur. Sans démagogie, sans se faire passer pour le déshérité qu’il n’est pas, il sait parler à son peuple. Il est si persuasif, si éloquent que les plus fidèles parmi ses fidèles iraient se faire tuer seulement pour montrer leur amour. Mais Güemes n’en demande pas tant, et il sera toujours, dans les combats, économe du sang de ses gauchos. A cheval, Güemes est agile comme personne. Il traverse le monte, les bosquets épineux de Salta et de Jujuy. comme s’il avait des ailes. A toute vitesse, l’œil, l’ouïe, l’instinct en perpétuel éveil, il traverse ce labyrinthe hostile avec aisance et souplesse, menant son cheval au centimètre près. Il n’ordonne rien à ses guerriers qu’il ne sache faire lui-même et dont il n’ait montré la maîtrise auparavant.

Luis Burela, un exemple entre cent

La hardiesse de Güemes fait tache -d’huile. Ainsi, à Chicoana, petite cité proche de Salta, dans la vallée de Lerma. Dans les derniers jours de février, le général royaliste Pezuela encercle Salta avec quatre cents hommes. Le reste de ses troupes occupe pacifiquement les bourgs environnants, dont Chicoana. Les paysans ne cessent d’attaquer ses colonnes, reprenant le bétail confisqué lors de l’avance des forces royalistes. A Chicoana, les Espagnols sont représen­tés par le lieutenant Ezenarro et trente hommes. Un dimanche, à l’église, un paysan du voisinage profite de la messe pour inciter les habitants à se soulever.

Mais avec quelles armes? demandent certains.

Avec celles que nous volerons, répond Luis Burela.

Trois heures plus tard, le même Burela revient de sa propriété escorté de paysans de sa ferme et de quelques autres enrôlés par ses voisins, tombe à bras raccourcis sur les soldats de Ezenarro, les désarme, les fait prisonniers et les amène à Tucumàn pour qu’on les juge.

Dès lors. Burela devient le maître de la situation, se chargeant de trouver des armes, du matériel et des vivres pour Güemes qui se bat non loin de là, pratiquant au même moment la politique de la terre brûlée pour empêcher les royalistes de se ravitailler dans la campagne environnante.

Et Burela, certain que les royalistes vont tenter de prendre leur revanche, ne s’en tient pas à cette première victoire. Il enrôle soixante paysans, leur donne les armes prises à l’ennemi et se poste en embuscade à proximité de Salta. La réaction escomptée ne se fait pas attendre. Des troupes sortent de la ville pour marcher sur Chicoana. Burela et ses gauchos les attaquent, prennent leurs armes et les envoient rejoindre oindre leurs semblables, prisonniers à Tucumàn.

L’exemple de Burela ne tarde pas à être suivi dans les autres bourgs de la vallée. Pedro Zabala et bien d’autres l’imitent. C’est ainsi que les groupes de gauchos, s’ils sont incapables de faire face, à armes égales, à l’ennemi, l’agressent sans cesse dans des opérations limitées mais meurtrières qui sapent le moral des troupes royalistes et encouragent l’ardeur des guerrilleros locaux.

La guerra gaucha

«La guerra gaucha, écrit l’historien Jorge Newton, comprend tous les aspects d’une lutte sans partage et à mort. Ses mouvements sont parfaitement coor­donnés, même s’ils paraissent anarchiques. Les royalistes sont toujours con­frontés à un ennemi mobile qui se bat sans arrêt, mais qui n’offre qu’exception­nellement une cible pour l’attaque. Et, évidemment, la guerre est totale. Personne ne renonce à y participer, ni le gosse qui espionne sur un sentier, ni le vieux qui donne l’impression d’aller innocemment d’un village à un autre. mais qui, en réalité, est porteur de quelque message.

»Quand les troupes espagnoles s’avancent dans la campagne, ou escaladent une colline, ou entrent dans un ravin apparemment libre de tout ennemi, on entend le bruit produit par l’arme à feu d’un franc-tireur, et un soldat royaliste tombe, mort.»

Il importe aussi de relever l’action des femmes de Salta et des environs. Elles jouent ouent au péril de leur vie des rôles qui, parfois, les dépassent. Espionnes. elles vont nicher dans un tronc des messages que des patriotes assiégés feront qué­rir, le soir venu, par des gosses faisant mine de jouer près de la rivière. Messa­gères ne sachant compter, elles emportent dans leur sac, en bourses séparées, autant de grains de riz que comportent d’hommes en armes les différents groupes d’assiégeants alentour. Peut-être cette action des femmes aux côtés des guerrilleros et des gauchos de Güemes explique-t-elle qu’aujourd’hui, alors que les femmes de la pampa sont confinées dans leur fonction de pro­créatrices et de cuisinières, celles du Nord-Ouest montent à cheval, se mon­trent à la ville et sont de toutes les fêtes.

Puesto del Marqués

Autre trait du caractère des guerriers gauchos et de leur chef Güemes: l’impé­tuosité, le libre arbitre et l’irrespect pour les formes de la hiérarchie. L’épisode de la bataille de Puesto del Marqués, le 14 avril 1815, est à cet égard signifi­catif.

Le général Rondeau a succédé à San Martin au commandement de l’armée patriotique du Haut-Pérou. «41 y a un chef, Rondeau, et une idole, Güemes. Il existe une armée que commande le premier, et un peuple en armes qui re­connaît seulement la prééminence du second.» Ainsi décrit Newton l’état d’esprit qui règne entre gauchos de la guerre populaire et militaires des troupes officielles.

Le 2 mars, Güemes intègre ses mille gauchos dans l’armée de Rondeau. En face, les royalistes semblent s’apprêter à une attaque en force pour faire cesser les opérations de guerrilla et concentrent à cet effet 1500 hommes et deux pièces d’artillerie. Le choc a lieu le 14 avril, à Puesto del Marqués. Les roya­listes sont défaits, toutes leurs armes sont prises, 4 officiers et 105 soldats trouvent la mort, 5 officiers et 117 hommes sont blessés ou faits prisonniers. Du côté des patriotes, on ne note que deux gauchos blessés. Ces deux gauchos prouvent deux choses: que la victoire a été nette, d’une part, et que les hom­mes de Güemes étaient les plus exposés, donc les plus audacieux, d’autre part, puisque aucun des soldats de Rondeau n’a essuyé le plus petit coup.

La bataille n’avait d’ailleurs guère revêtu un aspect de stratégie classique. Les chasseurs d’infanterie avaient été conduits sur la selle des grenadiers à cheval, des dragons et des gauchos jusqu’à une lieue de l’ennemi. Puis les gre­nadiers avaient avancé à droite, les chasseurs au centre, les dragons et les gau­chos à gauche… Les gauchos avaient attaqué par surprise, ne faisant pas de quartier., passant au fer du cuchillo ceux des ennemis qui ne fuyaient pas assez vite, poursuivant les autres jusqu’à Cangrejos. Pour les chroniqueurs de l’époque, le doute n’était pas permis; Güemes était le grand vainqueur de Puesto del Marqués. Laissé dans l’ombre de l’Histoire, Rondeau accusera Güemes de désobéissance pour n’avoir pas attendu le signal de l’attaque et avoir ainsi compromis (?) les chances de son armée. De cette rancoeur mal cachée naîtra vite entre Rondeau et Güemes une amertume dangereuse et sté­rile. Mais allez donc demander à Güemes, qui connaît le plus petit détail du terrain, d’obéir aux ordres d’un militaire venu des pampas du Sud…

Dès le lendemain d’ailleurs, Güemes prétexte une maladie pour revenir à Salta, escorté de ceux des gauchos qui ont leur foyer à Salta ou à Jujuy, ainsi que quelques déserteurs de l’armée de Rondeau qui refusent de suivre leur chef dans des projets que Güemes considère comme suicidaires: poursuivre les royalistes et les provoquer de front, «à la loyale», dans une bataille ouverte.

Güemes est si persuadé du prochain échec de Rondeau qu’il estime nécessaire de lever armes et volontaires (pour préparer la province à résister à la troisième invasion, qui ne tardera pas à se produire dès que Rondeau sera défait dans l’expédition étourdie qu’il s’apprête à entreprendre dans le Nord».

Le peuple de Salta est convoqué à des élections et élit Güemes comme gou­verneur de la province, le 25 mai. Election ambiguë, que les habitants de Jujuy (cette ville faisant alors partie de la province) ne tarderont guère à contester.

Mais, pour l’heure, Güemes assume aussitôt sa charge et prépare la résistance.

Il se prépare aussi au mariage et épouse Carmen Puch. A Salta, c’est la sur­prise, car on connaissait les liens privilégiés que Güemes entretenait avec celle dont chacun pensait qu’elle deviendrait sa femme, Juana Manuela Saravia. Mais le père de Juana, le colonel Pedro José Saravia, voyait d’un très mauvais œil  les  visites que Güemes  rendait,  dans  la  haute-ville,  à une autre femme, originaire de Jujuy. Sitôt dit, sitôt fait; Güemes avait rompu avec la fille du colonel et annoncé son mariage avec une troisième nymphe, la fille d’un riche Espagnol qui avait manifesté, dès le début des hostilités, son atta­chement à la cause de l’indépendance.

L’entraînement des gauchos

Güemes mène de front l’amour et la préparation de la guerre. Vicente Fidel Lopez, dans son Histoire de la République argentine, explique comment le cau­dillo recrute et entraîne ses gauchos. On retrouve là les principes qui avaient présidé à la création des armées de milice en Suisse ou inspireront, beaucoup plus tard, la résistance victorieuse du peuple vietnamien.

«Güernes, qui était revenu à Salta convaincu de la nécessité de défendre la province contre les royalistes ( … ), se consacrait nuit et jour à organiser et à discipliner tous les habitants de sa juridiction capables de monter à cheval et de prendre les armes. Il regroupa des quantités d’excellents chevaux et pré­para des enclos dans lesquels on puisse les maintenir fermement. Il organisa la population masculine en groupes de vingt hommes commandés par deux officiers, un chef parmi les plus experts dans chaque district se chargeant de quatre de ces groupes-, il leur distribua des armes à feu et leur fit faire des évo­lutions rapides, par surprise, courant dans les bosquets, cuirassés de guarda­montes qui produisaient un bruit assourdissant sous les coups de fouet. Par­fois, ils lançaient le lasso en pleine course; d’autres fois, ils tiraient sans même sauter de cheval, ou alors il mettaient pied à terre, suivant le cas, pour manœu­vrer comme des fantassms.

Passons rapidement sur la querelle entre Rondeau et Güemes en signalant que le général, après avoir attaqué Güemes, était pratiquement encerclé, prisonnier à l’intérieur des collines proches de Salta et qu’un «acte de paix» entre les deux hommes, signé grâce à la médiation de la Macacha, la soeur de Güemes, permit d’y mettre fin, le 22 mars 1816, dans les termes suivants:

Reste sans effet tout ce qui a été dit après Castafiares, le 15 du mois passé, à propos du gouverneur-intendant de la province de Salta, Don Martin Miguel de Güemes, parce qu’ont totalement disparu les doutes qui avaient motivé de telles décisions.

Le texte publié dans cette même ville (Castafiares) le 17 du même mois, déclarant traître à la patrie M. le gouverneur de la province de Salta, en vertu desdits renseignements, est réputé caduc et sans valeur, sans préjudice de con­sidérer comme très louable la passion patriotique qui animait ce peuple, méri­tant quant à ses intérêts les plus précieux.

La bonne opinion, le patriotisme, les services recommandables de M. le gouverneur-intendant de la province de Salta, Don Martin Miguel de Güe­mes, n’ont rien perdu par cet incident, mais ont acquis une nouvelle valeur par cette heureuse transaction, fille de la justice, de la sincérité et de la vertu.

On ne saurait aller plus élégamment à Canossa…

Mais de telles discordes et l’incapacité de certains chefs de l’armée patriote ne peuvent qu’encourager les royalistes à tenter une nouvelle attaque. Le général La Serna entre à Jujuy le 6 janvier 1817. La ville est déserte. Seules s’y trouvent quelques femmes, qui sont là comme espionnes au profit des patriotes, et un prêtre qui ne cesse de sonner les cloches, selon un code convenu avec les habitants les plus valides, cachés dans les collines alentour.

 

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Le général Martin Miguel de Güemeshabillé en uniforme de l’armée «patriotique»

Après Jujuy, La Serna entreprend de reconquérir la quebrada de Humahuaca à la tête de 4500 hommes. Les patriotes de Belgrano n’en comptent que 3000, sans compter les gauchos de Güemes qui, une fois de plus, seront les auteurs de la victoire. Le témoignage d’un historien espagnol, Camba, ne laisse pas de doute à cet égard:

«Les gauchos étaient des hommes de la terre, avec de bons chevaux et tous armés de couteaux ou de sabres, de fusils ou de carabines de cavalerie, dont ils se servaient tour à tour à cheval, avec une surprenante agilité, encerclant nos troupes avec une telle confiance, une telle désinvolture et un tel sang-froid que nos soldats européens admiraient ces extraordinaires hommes à cheval, qu’ils voyaient pour la première fois et dont les excellentes dispositions pour la guerre de guerrilla et de surprise trouvaient maintes occasions de se manifester. Ils étaient individuellement courageux, tellement habiles à cheval qu’ils égalaient, voire dépassaient tout ce qu’on dit des célèbres mameluks ou des fameux cosaques, parce qu’une des armes de tels ennemis consistait en la facilité de se disperser et de revenir à nouveau à l’attaque, restant parfois en selle ou mettant d’autres fois pied à terre, se couvrant derrière leurs animaux, faisant feu, de la même manière qu’une bonne infanterie.»

Moins de deux mois plus tard, le commandant Arias, qui est l’un des lieute­nants de Güemes, applique à son tour, et avec l’accord de son chef, la tactique de la surprise pour attaquer les troupes royalistes retranchées dans la garnison fortifiée de Humahuaca. Là encore, la guerre de recurso est payante et, malgré la disparité des forces, les gauchos arrivent à se faufiler jusqu’aux abords du fortin, s’emparent de la batterie, désarment les sentinelles et, s’ils ne peuvent empêcher une partie des soldats royalistes de se réfugier dans la tour, ils obtiennent leur reddition sans condition au petit matin, après avoir brandi la menace de les passer menu au fil du couteau.

Pendant quatre ans, jusqu’à la mort de Güemes, les combats feront rage, sporadiquement, entre les royalistes d’Olafieta ou de La Serna et les gauchos omniprésents du caudillo bien-aimé. Les effectifs royalistes, composés de quelques natifs sud-américains et de très nombreuses compagnies espagnoles, alignent des régiments glorieux qui ont, en Europe, défait les armées de Napo­léon. Régiment d’Estrémadure, bataillon Gerona, escadrons de hussards de Fernand VII, dragons de l’Union, chasseurs à cheval, grenadiers de la garde. Près de 2500 hommes en permanence, auxquels Güemes ne peut opposer que des escouades de volontaires ayant abandonné leur terre et leur famille, ne mangeant que rarement à leur faim, ne touchant pas un écu de solde, mais jamais à court d’imagination pour jouer de mauvais tours à l’occupant. Salta est à nouveau occupée par La Serna, puis reprise par les gauchos. Dans cer­tains combats, on voit des sentinelles emportées à bras-le-corps par des cava­liers surgis comme par enchantement des bosquets. D’autres fois, c’est le lasso qui réduit à l’impuissance tel courageux fantassin espagnol. Il arrive même que, pour donner l’impression du nombre, les gauchos lancent sur l’ennemi, dans une poussière de fin du monde, des hordes de chevaux sauvages concen­trés la nuit précédente dans un corral de fortune. Chaque année — ou presque — ramène une tentative d’invasion royaliste, chaque année — ou presque — voit les gauchos à bout de forces, de ressources, de chevaux même, repousser tant bien que mal l’assaillant, après lui avoir laissé quelques jours, en même temps que la maîtrise d’une ou plusieurs cités, l’impression de la victoire définitive.

Et c’est lors d’une attaque royaliste que Güemes sera blessé à mort par un tir qui ne le visait même pas. Le 7 juin 1821, les forces royalistes de Valdes occupent Salta depuis quelques jours, l’abandonnant et y revenant au gré de leur fortune. Ce soir, dans la rue, son secrétaire est sorti sans imaginer la présence des royalistes. Tout à coup retentit un «qui va là?» Réponse évi­dente: «La patrie». Et riposte non moins logique: une salve de coups de feu auxquels échappe ledit secrétaire, Refojo. Entendant les coups, Güemes saute sur son cheval, escorté des officiers qui se trouvent là. Et c’est à l’angle des rues Belgrano et Balcarce, cernées aux deux extrémités par des soldats ennemis, qu’il tente un passage en force, couché sur sa monture. Une balle l’atteint pourtant, mais Güemes reste en selle et réussit à gagner les collines environ­nantes jusqu’à la Canada de la Horqueta, la «Gorge de la Petite-Fourche», à peu de distance de l’estancia de sa mère, à La Cruz, et du campement de ses gauchos, Chamical, où il sera d’ailleurs enterré après avoir lutté dix jours contre la mort.

C’est de ce 17 juin 1821, le dernier pour Güemes, que tous les gauchos de Salta, sans exception, arboreront chaque année, pour chaque fête, pour chaque réunion, un poncho fait jusque-là de laine rouge unie et désormais traversé d’une bande noire, en signe de deuil. De ce jour aussi que, dans le coeur des Argentins et particulièrement de ceux du Nord-Ouest, le nom de Güemes et l’histoire des gauchos seront intimement liés à l’idée de l’indépen­dance, de la liberté et de l’honneur.

 

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