L’Argoat, pays de la forêt et du mystère

De Brocéliande à Paimpont / La maison bretonne / Manoirs et châteaux / Agriculture et artisanat

A la Bretagne océane, ouverte au monde et à l’a­venture, correspond à l’intérieur des terres une Bretagne plus sombre, plus renfermée, plus se­crète et plus mystérieuse. Elles ont eu en com­mun, au fil des siècles, la difficulté de vivre et la nécessité de l’exil. Mais si la Bretagne océane a peuplé les mers et découvert les terres lointaines, la Bretagne intérieure est allée chercher sa tâche, avec moins de panache mais tout autant d’âpreté, dans des exils plus modestes et, souvent, autre­ment humiliants. Car les paysans bretons, chassés de leur terre par la misère, l’injustice ou l’échec, ont souvent dû – et doivent encore, parfois, au­jourd’hui – aller vendre leur force à Paris ou dans les grandes banlieues françaises, lui comme ou­vrier non qualifié, elle comme nourrice ou femme de maison.

Ce sont sans doute le malheur de cet exil et la détresse de ces exilés qui ont forgé, dans le reste de la France et particulièrement à Paris, l’image d’une Bretonne simplette et d’un Breton ivrogne. Cette condescendance des Parisiens a longtemps été pour beaucoup dans le sentiment de honte ou de hargne que les Bretons entretenaient à leur propre égard. Mais ces temps sont révolus et la Bretagne intérieure se montre désormais telle qu’elle est, profonde, chaleureuse, volontaire et bienveillante.

 

De Brocéliande à Paimpont

Au commencement était la forêt. Elle recouvrait tout, ou presque. C’est elle qui a donné son nom à la Bretagne intérieure, Argoat. C’est là que se for­mèrent les premiers groupes humains, là que se développa la civilisation des mégalithes, là que les druides acquirent puis dispensèrent leurs connais­sances, là que se cache le Graal à la quête duquel partent les Chevaliers de la Table Ronde. C’est dans la forêt que Merlin l’Enchanteur rencontre la fée Viviane. Et si le domaine boisé a largement cédé le pas, aujourd’hui, aux activités agricoles, c’est encore dans la sombre solitude de ces som­bres vallons, embués de brume ou striés de pluie, que réside l’âme de tout un peuple. C’est là, aussi, que s’est développée une société agraire avec, malgré la dispersion de l’habitat, de strictes règles communautaires, morales ou esthétiques. Et cette société de la terre, suivant que ses membres se trouvaient au sommet ou au bas de l’échelle sociale, a donné naissance à de majestueux châ­teaux ou à d’humbles maisons, à de précieuses porcelaines ou à de simples lits clos.

 

La maison bretonne

La ferme bretonne s’est longtemps limitée à une seule pièce de plain-pied, assurant la triple fonc­tion de cuisine, de salle-à-manger et de chambre. Mais, aujourd’hui encore, c’est une répartition en deux pièces, de part et d’autre d’un couloir cen­tral, qui est la règle. Le toit d’ardoises est à double pan et repose, sans excroissance, sur deux pignons dont l’un au moins comprend le fût d’une cheminée qui, à l’intérieur, occupe une part importante de la paroi. De part et d’autre de cette cheminée, contre les murs bas percés d’ouvertures étroites et peu nombreuses, se répartissent les meubles. La table, qui dans la maison côtière est adossée perpendiculairement au chevet d’une fenêtre pour en capter la lumière, est ici installée au centre de la pièce. Il s’agit généralement d’une table-huche recouverte d’un plateau massif et cer­née par deux bancs. S’y asseoir n’est guère aisé. Il est vrai qu’autrefois, cette table ne servait qu’à entreposer les mets, chacun se servant et allant, ensuite, manger sur ses genoux, dans un coin.

Parmi les belles pièces du mobilier figurent les coffres, dont les façades de bois, autrefois sculp­tées et décorées d’une seule pièce, peuvent s’orner d’éléments figuratifs, angelots, oiseaux, fleurs, ren­forcés par l’entrelacs de motifs celtiques. Les armoires présentent, sur chacune des deux portes, des motifs dits «en gâteau», faits de moulures concentriques qui ont remplacé, au XVIIIe siècle, les panneaux aux sculptures naïves. On y trouve aussi des motifs religieux dont les détails locaux permettent souvent de déterminer l’origine.

Mais le meuble le plus surprenant reste sans doute le lit clos. S’il n’était pas, autrefois, l’apa­nage de la seule Bretagne, c’est ici seulement qu’il s’est maintenu dans la vie courante, au point que de très nombreux Bretons dorment encore dans de vrais lits clos, même si la façade de certains a changé d’usage pour devenir décoration murale ou boiserie de restaurant.

L’usage du lit clos s’explique par le fait que toute la famille vivait dans une seule pièce et qu’une certaine intimité ne pouvait être obtenue qu’en s’enfermant dans cette espèce de bahut monté sur pieds et s’ouvrant, par une porte à glissière, parfois artistiquement ajourée, sur la pièce commune. Le lit clos résume assez les conditions de la vie domestique et le caractère des Bretons: on partage avec le reste de la communauté un grand nombre de tâches, d’activités et de servitudes, mais on tient à pouvoir s’en abstraire, serait-ce en un lieu exigu et inconfortable, pour donner libre cours à la solitude du rêve et sauvegarder sa pudeur.

 

Manoirs et châteaux

Longtemps indépendante, la Bretagne a eu à défendre son unité sur deux fronts, extérieur et intérieur. Extérieur contre les incursions par mer, mais surtout contre les pressions françaises dans les terres limitrophes. Intérieur du fait des intermi­nables querelles que se livraient les ducs, ou que leur livraient leurs vassaux. C’est pourquoi les pre­miers châteaux bretons sont d’abord des maisons fortes, avec donjon, machicoulis, chemin de ronde et, parfois, fossé et pont-levis. Ainsi appa­raissent les châteaux de Vitré, Montmuran ou Châteaubriant, ainsi que ceux que construisirent à Josselin ou Pontivy les Rohan, dont la devise était sans équivoque: «Roi ne puis, Prince ne daigne, Rohan suis.»

Au fil des siècles, ce besoin de sécurité s’est retrouvé dans l’architecture de la plupart des demeures fortes. Pourtant, si les façades exposées conservaient un aspect défensif et guerrier, les façades abritées prirent peu à peu un aspect plus amène. Le château faisait place au manoir, ramassé sur une cour d’honneur et abritant des pièces où confort et luxe devinrent prioritaires. Blasons des cheminées, moulures des poutres, escaliers ornementaux apparaissent au gré des propriétaires successifs, petits nobles ou gros mar­chands. Pourtant, le manoir conserve un lien évi­dent avec le terroir qui l’entoure et, d’ailleurs, le mélange des styles, dans le mobilier comme l’ar­chitecture, montre bien que les occupants, s’ils ont désormais la richesse, ne maîtrisent pas tou­jours les genres et respectent rarement les règles académiques.

Plus tard, avec l’entrée définitive de la Bretagne dans le royaume de France, de nouveaux châ­teaux naîtront, à la française, c’est-à-dire majes­tueux et symétriques. Mais ils ne devront plus rien à l’esprit du lieu et à l’âme du terroir. Ici, seul le manoir est réellement breton.

 

Agriculture et artisanat

Parce que le climat était rude et le besoin de se chauffer impérieux, parce que le sous-sol était pauvre et que l’énergie des premières activités locales ne pouvait provenir que du charbon de bois, parce qu’enfin élevage et agriculture ne pou­vaient passer que par le défrichage, la grande forêt bretonne s’est amenuisée. Mais elle a conservé ses artisans, charbonniers, menuisiers, ébénistes, sabotiers.

Les principales productions furent ensuite céréa­lières: sarrasin, avoine, froment. S’y ajouta très tôt la culture de la pomme de terre et l’élevage artisa­nal du porc. C’est ainsi que la Bretagne a subvenu à ses besoins jusqu’à la moitié du XXe siècle, accumulant néanmoins un retard considérable, dû à la précarité des méthodes et à l’archaïsme des structures. De cette situation médiocre, à laquelle s’ajoutait le nombre important des enfants dans les familles, a découlé la permanente nécéssité d’exil.

Depuis une vingtaine d’années, la Bretagne a en­trepris une complète métamorphose en optant pour un élevage intensif et industriel. Le paysage en a été largement changé. Les cultures céréaliè­res ont reculé, au point qu’il faut désormais importer du Canada le blé noir destiné à la confection – tourisme oblige – des crêpes au sarrasin. Pour le froment aussi, le flux s’est inversé. La cul­ture des plantes fourragères, maïs, luzerne, s’est installée en force et représente aujourd’hui près de la moitié des terres labourables.

Le choix de l’élevage industriel a certainement contribué à rééquilibrer l’économie agricole. Mais il comporte des risques importants. La production du lait trouve de plus en plus difficilement des débouchés et les tonnes de porc, même si elles sont apprêtées sur place dans les très importantes et nombreuses fabriques de charcuterie, ne trou­veront pas toujours preneur. L’aviculture a, elle aussi, des problèmes importants. D’une manière générale, la Bretagne s’est donné, en s’endettant, les moyens de produire plus, et cela à l’aube d’une époque où, justement, le péril majeur est la sur­production.

Ainsi, les paysages et les habitudes ont été modi­fiés avec l’espoir que ce changement permettrait au moins à la population de travailler au pays. Hélas, l’objectif n’a pu être atteint et l’exil, un instant tari, a repris. Et ce n’est pas le tourisme qui rétablira l’équilibre, même si, pour ne pas rebuter le visiteur, on a masqué d’arbustes le béton des porcheries et interdit, à la saison d’été, l’épandage par trop nauséabond du lisier, ce qui n’empêche d’ailleurs pas l’odeur des porcheries de se propager.

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